Pourquoi le vote de droite des Mizrahim est mal compris en Israël
À chaque élection en Israël, une grande question se pose : pourquoi les Mizrahim, dans leur grande majorité, continuent-ils à voter pour Benyamin Netanyahou, son parti le Likoud et d’autres partis de droite ?
Cette question elle-même exprime d’après les experts et les membres de la communauté une profonde incompréhension des Israéliens mizrahi, en raison de profondes différences culturelles, religieuses et sociales avec leurs compatriotes.
Terme commun désignant les juifs des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, Mizrahim est également un terme sociologique et politique inventé avec la création d’Israël. Entre 1948 et le début des années 1980, plus de 850 000 juifs sont partis ou ont été expulsés des pays de la région. En 2005, 61 % des Israéliens de confession juive étaient totalement ou partiellement d’ascendance mizrahi.
« Nous votons en fonction de notre culture, nous votons pour ceux qui ne sous-estiment pas notre foi, nos traditions »
- Sheleg Ben Shitrit, productrice à Channel 14
Le terme « Mizrahim » est perçu comme une forme d’orientalisme, similaire à la façon dont les Westjuden (juifs de l’Ouest) avaient étiqueté les Ostjuden (juifs d’Europe de l’Est) comme étant « de seconde zone ».
Dans les années 1970, les Israéliens mizrahi votaient en masse pour le Likoud car ils estimaient que Menahem Begin s’adressait à eux parce qu’il les respectait et les appréciait véritablement. Le chef du Likoud, devenu le premier Premier ministre à ne pas appartenir au Parti travailliste israélien en 1977, évoquait les Mizrahim dans ses discours, soulignant qu’ils étaient tous frères et juifs à une époque où les Ashkénazes d’Europe dominaient, comme aujourd’hui, la société.
Les Israéliens mizrahi étaient et restent parmi les communautés les plus pauvres, vivant dans des villes en développement et des quartiers défavorisés. Pourtant, les Mizrahim continuent de voter pour des partis de droite : principalement le Likoud, mais aussi les partis ultra-orthodoxes Shas et Force juive, dirigé par le ministre d’extrême droite de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir. (Le Parti sioniste religieux de Bezalel Smotrich, qui s’est présenté avec Force juive, est considéré comme très ashkénaze, tandis que Ben-Gvir est lui-même mizrahi.)
Cela en déroute certains, qui s’attendent à ce que les gens d’un tel milieu votent pour des partis de gauche, qui promeuvent les droits civiques, l’égalité et la recherche de la paix.
« On me demande souvent pourquoi nous, les Mizrahim, votons pour ceux qui ne nous sont pas bénéfiques, au lieu de soutenir les partis du centre et de gauche, qui sont censés apporter des réponses à nos difficultés économiques et sociales », déclare Sheleg Ben Shitrit, productrice et directrice artistique de Channel 14, qui se décrit fièrement comme une lesbienne de droite.
« Il est clair qu’ils passent à côté de l’essentiel. Nous votons en fonction de notre culture, nous votons pour ceux qui ne sous-estiment pas notre foi, nos traditions, ceux qui ne nous traitent pas comme si on ne comprenait pas, comme si on était incapables de décider et de choisir ce qui compte vraiment pour nous », explique-t-elle à Middle East Eye.
Sheleg Ben Shitrit estime que ce genre de comportement de la part des Israéliens ashkénazes de gauche relève de « la même arrogance que celle des premières années de l’État, quand ils nous considéraient comme dépourvus de culture et ne comprenaient pas que nous avions des priorités différentes qui ne sont pas moins légitimes ».
L’universalité est un problème, pas une solution
Cette division occupe de nombreux chercheurs depuis plusieurs décennies. Momi Dahan, professeur à l’Université hébraïque, a examiné l’écart entre Ashkénazes et Mizrahim dans les habitudes de vote au cours des neuf dernières élections. Il a constaté que, lors des élections de mars 2021, les partis de droite ont obtenu 65 % des votes mizrahi, contre 42 % dans les communautés ashkénazes.
Selon Nissim Mizrahi, sociologue de l’Université de Tel Aviv et de l’Institut Van Leer de Jérusalem, la politique universaliste, considérée d’un point de vue libéral comme la clé pour corriger les maux de la société, est vécue par les Mizrahim comme une menace identitaire, un problème plutôt qu’une solution.
C’est parce que la vision du monde laïque et libérale peut conduire à un « racisme éclairé » qui « ternit les communautés traditionnelles, religieuses, ultra-orthodoxes et autres communautés périphériques, et étiquette négativement leurs mondes, leur mode de vie et leur culture », explique-t-il.
« Cela suscite un profond désespoir chez les libéraux, car il s’avère que leur boîte à outils ne contient rien d’évident pour obtenir une large adhésion et gagner les élections. Je qualifie cela de violence libérale, car c’est le dégoût manifesté pour toute expression religieuse ou nationale », explique Nissim Mizrahi à MEE.
« Par exemple, des femmes religieuses fortes et opiniâtres s’opposent à ce qu’on qualifie la ségrégation entre les sexes d’exclusion… Je ne vois pas comment vous pouvez nier la réalité que les groupes de la société diffèrent dans leurs conceptions du bien et du mal et de ce qu’est une vie morale. »
Merav Aloush Levron, chercheur et activiste social, est spécialisé dans l’étude des identités dans la communication visuelle et la culture populaire. Il soutient que l’affirmation selon laquelle « les Mizrahim votent pour ceux qui les entubent » est l’un des « grands clichés » de la gauche libérale.
« Cela ne tient pas compte de la mobilité de classe mizrahi, de l’hétérogénéité mizrahi et de la composante religieuse juive traditionnelle, qui est en concurrence avec d’autres variables », fait-t-il valoir à MEE.
« Le sionisme socialiste a cherché à purifier l’identité juive. »
Visions concurrentes de l’identité juive
Laly Derai est née à Paris de parents qui ont d’abord immigré de Tunisie en France avant de déménager en Israël. Elle milite aujourd’hui au Likoud et c’est une personnalité célèbre dans les médias israéliens, connue pour ses positions de droite et traditionnelles.
Pour elle, les malentendus juifs sur la politique des Mizrahim touchent au cœur même du problème des visions concurrentes de l’identité juive.
« Vivre en Israël est pour nous, venant des pays arabes, la continuation de notre identité juive. Alors que le programme présenté par la gauche est cosmopolite – dans lequel le nationalisme est dépassé –, nous, juifs mizrahi, ne nous identifions pas du tout à ce discours, dans lequel les droits civiques et de l’homme passent avant notre identité juive », explique-t-elle à MEE.
« Regardez ceux qui se sont rassemblés ces dernières semaines à Tel Aviv. Ce n’est pas le socialisme qui les motive. Cette gauche aujourd’hui tend à se soucier davantage des Palestiniens que de ses frères juifs »
- Laly Derai, Franco-Israélienne d’origine tunisienne
« Mais il y a plus que cela », ajoute-t-elle. On demande souvent aux Likudniks (membres du Likoud) mizrahi pourquoi le parti des Mizrahim n’a jamais eu de leader issu de la communauté.
« Mais le problème n’est pas là. Ce n’est pas une méritocratie, ce n’est pas du tout une question d’élection ou non d’un Mizrahi à la tête du parti. Ce qui compte, c’est que ce soit le mouvement qui promeut le programme qui nous convient, avec lequel nous nous sentons vraiment représentés. »
Netanyahou est connu pour être non pratiquant, mais Laly Derai dit que ce n’est pas un problème pour les Mizrahi religieux.
« Choisir Netanyahou n’a rien à voir avec la halakha [loi juive] mais se fonde sur l’auto-définition », dit-elle.
« La question que pose Netanyahou et que nous nous posons tous est la suivante : comment vous définissez-vous ? Êtes-vous d’abord juif ou d’abord israélien ? Si vous vous définissez d’abord comme juif, alors nous sommes dans une histoire identitaire et non religieuse, et le fait que Netanyahou soit religieux ou non n’a aucune importance. »
Laly Derai hésite une minute, puis ajoute : « Vous devez comprendre que pour nous, originaires des pays arabes, l’État d’Israël n’a pas été créé à cause de la Shoah [Holocauste], mais parce que nous voulions réaliser un rêve millénaire. »
Yaïr Lapid, chef du parti centriste Yesh Atid, a visité le mémorial israélien de l’Holocauste lorsqu’il est devenu Premier ministre en juillet. « Il dit qu’Israël a été créé à cause de la Shoah. Mais quand Netanyahou est élu, il va au Kotel [le mur des Lamentations] : c’est une déclaration juive qui nous convient. L’attachement à nos traditions reste très fort quelle que soit la génération. »
Pourtant, il n’en reste pas moins que le Likoud n’est pas un parti connu pour ses politiques en faveur des couches les plus vulnérables de la société. Derai décrit néanmoins les partis de gauche tels que le Parti travailliste comme « de gauche caviar ».
« Non seulement ils ont rompu avec leurs racines juives, mais ils n’ont plus aucun lien avec le côté socialiste. »
Elle pointe les grands rassemblements que l’opposition a organisés à Tel Aviv ces dernières semaines, au cours desquels des centaines de milliers d’Israéliens ont critiqué les projets de réforme du système judiciaire du nouveau gouvernement d’extrême droite de Netanyahou.
« Regardez ceux qui se sont rassemblés ces dernières semaines à Tel Aviv. Ce n’est pas le socialisme qui les motive. Cette gauche aujourd’hui tend à se soucier davantage des Palestiniens que de ses frères juifs », estime Laly Derai.
« Et ce n’est pas qu’un vrai message socialiste ne nous plairait pas à nous Mizrahim, parce que nous voyons qu’à droite il y a principalement la méritocratie et un marché libre, donc il n’est pas vrai de dire que nous ne nous soucions pas de l’égalité.
« Je me souviens que lorsque Mitterrand a été élu en France [en 1981], mes parents et moi sommes allés danser dans la rue. Mais malheureusement, au fil des ans, la gauche israélienne s’est déplacée de plus en plus vers la gauche, alors que nous n’avons pas bougé de notre position. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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