Pourquoi la célèbre artiste Baya est bien plus que la Picasso algérienne
La très célèbre artiste algérienne Baya est récemment revenue sur le devant de la scène artistique à l’occasion d’une exposition de ses tableaux à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris.
Près de 25 ans après la disparition d’une icône dont l’œuvre nous transporte dans un monde éblouissant composé de femmes (exclusivement), de nature et d’émancipation – le tout illuminé par des couleurs vives –, les conversations animées autour de l’impact de l’artiste se poursuivent.
L’une des questions majeures qui ne cesse de se poser concerne la manière dont le regard orientaliste a façonné l’accueil réservé par l’Occident à ses chefs-d’œuvre. Lorsque ceux-ci trônent sur des murs tels que ceux de l’Institut du monde arabe, une institution pas si innocente et neutre que cela, ceci n’a rien d’étonnant.
Cette institution créée par d’anciens présidents français est aujourd’hui dirigée par Jack Lang, ancien ministre et partisan de la normalisation avec Israël, qui qualifiait il y a peu de « moutons » les centaines d’intellectuels, d’artistes, de réalisateurs célèbres et de personnalités arabes qui s’étaient opposés aux relations de l’institut avec Israël.
Une « reine » méconnue
En effet, alors que l’UNESCO célébrait le 15 avril la Journée mondiale de l’art, l’histoire de Baya nous rappelle que l’héritage laissé par de nombreux artistes des pays du Sud qui ont été « découverts » sous le colonialisme est toujours marqué par cette période. Le lieu d’exposition de leurs œuvres reste donc une question éminemment politique.
Baya Mahieddine, née Fatma Haddad en 1931 à Alger, a été encouragée à exprimer sa créativité par sa mère adoptive, Marguerite Caminat, elle-même artiste, qui faisait partie de la population de colons français en Algérie.
Par son art, Baya avait le pouvoir de traduire la réalité qu’elle souhaitait.
Elle utilisait principalement la gouache et dépeignait un monde sans hommes, regorgeant d’images vives de paysages naturels luxuriants habités par des femmes richement vêtues.
Nombre de ses œuvres dépeignent des femmes aux lèvres rouges et souriantes dans des vêtements colorés, ornés de motifs maghrébins classiques, qui semblent être des odes aux robes kabyles vives à motifs que les femmes de la région portent encore aujourd’hui.
Les fleurs et les fruits évoquent la joie et l’abondance. Les oiseaux et autres animaux incarnent la nature sauvage et florissante qui caractérise nombre de ses tableaux. Dans ce monde sans attaches, une figure féminine est au premier plan – une figure aussi déterminée et indépendante que la jeune Baya elle-même.
Dès le début de son parcours créatif, il était clair que l’art de Baya ne pouvait être contenu et qu’il devait être vu par le monde entier. Elle a été propulsée sur la scène artistique parisienne en 1947, alors qu’elle n’avait que 16 ans, lorsqu’une exposition de ses œuvres a été présentée dans une galerie parisienne.
Ses œuvres ont été accueillies avec un enthousiasme débordant : le succès était total. Séduit par ses œuvres oniriques, André Breton, le père du surréalisme, a notamment écrit : « Je parle, non comme tant d’autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début, et sur ce début Baya est reine. Le début d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale […]. »
Malgré l’influence évidente de Baya sur des artistes renommés qui sont encore célébrés dans le monde entier, la reine de l’art algérien n’a reçu que peu de reconnaissance
Mais malgré l’influence évidente de Baya sur des artistes renommés qui sont encore célébrés dans le monde entier, la reine de l’art algérien n’a reçu que peu de reconnaissance.
Cette influence se retrouve certainement chez Pablo Picasso, qui s’en est inspiré pour sa série de peintures Les Femmes d’Alger (1955) après l’avoir invitée à travailler avec lui en 1948.
Compte tenu de la réputation de narcissique misogyne que l’on attribue à l’homme, ce n’est peut-être pas une nouveauté pour beaucoup, mais cela nous rappelle que l’histoire n’est pas tout à fait du côté d’une jeune Algérienne berbère pauvre vivant sous le colonialisme.
Néanmoins, Baya répondait à ce qui ne peut être décrit que comme une dévalorisation de son rôle dans les mouvements artistiques français et européens de l’époque par un sentiment naturel d’émancipation : « À la maison, ma mère avait des Braque, des Matisse. Ce sont des peintres que j’aime, qui me touchent profondément mais je ne sais pas si je peux dire que j’ai été influencée par eux. J’ai l’impression inverse : qu’on m’a emprunté des couleurs par exemple. »
Un prisme orientaliste
L’évolution du style de ces artistes n’a pas échappé à Baya. Ne mâchant pas ses mots, elle exposait les faits : « Des peintres qui n’utilisaient pas le rose indien se sont mis à l’utiliser. Or le rose indien, le bleu turquoise ce sont les couleurs de Baya, elles sont présentes dans ma peinture depuis le début, ce sont les couleurs que j’adore. »
Pourtant, tout au long de sa vie et même après sa disparition, Baya a souvent été décrite à travers un prisme orientaliste, cataloguée par les critiques occidentaux comme « mystérieuse » ou – tout en condescendance – « naïve ».
Il s’agissait sans aucun doute du fruit du contexte dans lequel elle a évolué : un contexte marqué par des représentations racistes et orientalistes des femmes musulmanes et nord-africaines, imaginées de manière homogène et paralysante, fétichisées et représentées comme des objets soumis et sexualisés.
De leurs vêtements (voiles et haïks) à l’endroit où elles vivaient (casbahs, riyads et hammams), elles étaient la cible d’obsessions troublantes et même violentes au sein du monde de l’art, de la société coloniale et de l’État français occupant.
Néanmoins, Baya, fidèle à sa nature, a souvent rejeté tout étiquetage de son style et de son œuvre et s’est affranchie de ces contraintes en donnant à ce qu’elle a créé le nom de « bayaïsme ».
Depuis sa première exposition à Paris, les expositions les plus notables de ses œuvres ont également eu lieu en Occident, ce qui en dit long.
À vrai dire, la venue de ses chefs-d’œuvre à l’Institut du monde arabe a un goût doux-amer d’autant plus prononcé que dans une Algérie post-indépendante, à l’issue des mouvements mondiaux de décolonisation, nous nous posons toujours cette question : pourquoi Paris conserve-t-elle une telle valeur dans le monde de la culture ?
La compréhension de la vie et de l’œuvre si complexes de Baya reste très superficielle et continue d’être dominée par la vision occidentale
J’ai visité l’exposition avec beaucoup d’appréhension. J’étais à la fois ravie d’être immergée dans son univers, à tel point que j’avais du mal à contenir mes émotions, et attristée par le fait de ne pas éprouver ces émotions dans notre patrie commune, l’Algérie.
Par ailleurs, la liste des personnes et des institutions qui possèdent ses œuvres et les ont proposées dans le cadre de l’exposition est un collectif très majoritairement eurocentrique.
Lorsque j’étais petite, j’ai eu la chance de me retrouver face à l’un de ses tableaux lorsque nous avons rendu visite à une amie de ma tante, qui l’avait accroché à une commode. J’ai tout de suite été fascinée, et lorsque j’ai demandé naïvement si c’était la propriétaire qui l’avait peint, on m’a répondu qu’il était l’œuvre de la « Picasso algérienne ».
Mais où est donc l’État algérien ?
Sans même connaître son histoire, mais forte d’une compréhension suffisamment riche de la lutte pour la libération de l’Algérie, l’idée qu’un artiste européen – Picasso, rien de moins – serve d’étalon-or pour jauger la valeur d’une artiste algérienne m’a fait l’effet d’un coup de poignard en plein cœur.
Plus tard, lorsque j’ai découvert l’histoire de ces deux artistes, la signification politique de cette expérience n’en a été que plus pénible.
De telles attitudes renforcent ce que l’auteur décolonial Ngugi wa Thiong’o appellerait la nécessité de « déplacer le centre de son emplacement supposé en Occident vers une multiplicité de sphères dans toutes les cultures du monde ».
Cette question prend un caractère particulièrement urgent si l’on examine le rôle que ces institutions occidentales continuent de jouer dans la promotion des efforts impérialistes. L’an dernier, par exemple, l’Institut du monde arabe a été critiqué à juste titre pour son initiative de normalisation avec Israël.
À l’instar des Algériens qui ont combattu l’occupation française pendant 132 ans, les Palestiniens s’opposent depuis 75 ans à la colonisation de leurs terres, aux pratiques d’apartheid, à l’expansion des colonies illégales, aux déplacements forcés et aux expulsions, ainsi qu’à la violence meurtrière.
Il est ainsi curieux qu’une institution prétendant représenter les richesses culturelles et intellectuelles de l’ensemble du monde arabe légitime un État qui semble prêt à tout pour détruire l’existence même de la Palestine.
Cela trahit l’essence des représentations de la libération proposées par Baya et je dirais même que c’est un manque de respect à l’égard de son expression créative. Ces contradictions soulèvent également une autre question : celle de Baya elle-même.
Mais où est donc l’État algérien lorsqu’il s’agit de valoriser ce que cette artiste a apporté à notre monde ? J’ai vu très peu de ses œuvres dans les grandes galeries d’Alger, elles-mêmes en proie à un sentiment d’abandon et sans ressources.
Ceci dit, les femmes (et les artistes) d’Algérie ne font que trop bien l’expérience de leur mise à l’écart de l’histoire. Nous ne pouvons cependant pas accepter cela comme une réalité permanente
J’attends encore une opération aussi coordonnée et aussi médiatisée à l’international sur plusieurs mois que celle de l’Institut du monde arabe. Il ne semble pas y avoir de raison valable pour qu’un pays riche en pétrole dont est originaire une artiste de classe mondiale investisse si peu dans des programmes culturels.
La compréhension de la vie et de l’œuvre si complexes de Baya reste très superficielle et continue d’être dominée par la vision occidentale.
Cette femme qui, dès son plus jeune âge, après avoir vécu une enfance tragique et perdu ses deux parents biologiques, savait dans quel monde elle voulait se plonger – et a fini par le peindre. Cette artiste, qui a arrêté la peinture pendant une décennie pour donner naissance à six enfants et qui ne semble pas avoir été affectée par les omissions concernant son impact sur le centre du monde de l’art, a encore tant à nous offrir aujourd’hui – en particulier à nous en tant que femmes, Algériennes et artistes.
Après tout ce qui s’est passé en Algérie après 1962, y compris la décennie noire à partir de la fin des années 1980, marquée par une guerre civile sanglante au cours de laquelle les reporters, les artistes et autres pionniers culturels du pays ont été particulièrement ciblés, il est peut-être normal que des icônes comme Baya soient restées sur le carreau.
Ceci dit, les femmes (et les artistes) d’Algérie ne font que trop bien l’expérience de leur mise à l’écart de l’histoire. Nous ne pouvons cependant pas accepter cela comme une réalité permanente.
Peut-être faudra-t-il que certains d’entre nous aient le courage d’exiger que l’héritage de Baya – dans un contexte décolonial – occupe enfin le devant de la scène, que ce soit par le biais de l’enseignement, d’institutions artistiques ou de célébrations nationales. Tout comme elle s’est lancée dans sa première exposition sans complexe, sans se préoccuper des jugements qui auraient pu suivre, nous devons puiser notre force dans notre conviction que « Baya est reine ».
- Hannah Bouattia est une critique d’art, artiste et pharmacienne installée à Londres.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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