En Syrie, les meurtres de caveurs de truffes ne sont pas ce qu’ils semblent être
Omar et ses amis partent à l’aube, lorsque l’air est le plus frais. Certains voient l’est de la Syrie comme une contrée pétrolière. Ces hommes cherchent une autre richesse souterraine : les truffes du désert.
« Quand j’en trouve, j’ai l’impression de déterrer un trésor », confie à Middle East Eye le caveur de truffes, s’exprimant depuis la ville de Deir Ezzor, à l’est du pays. « Décrire la saveur de la truffe est vraiment compliqué. C’est si délicieux et elle recèle tant de bienfaits pour la santé. »
Pendant des siècles, la recherche de cet aliment délicat fut un passe-temps agréable – et lucratif. On trouve des truffes, kemmah en arabe, dans les déserts d’Égypte, d’Irak et dans la péninsule arabique. Mais demandez à quiconque autour de Deir Ezzor, il ne fait aucun doute que les meilleures se trouvent uniquement dans le désert syrien de Badia.
Mais dans la Syrie ravagée par la guerre, les truffes ont reçu un nouveau surnom : les fruits du sang.
En l’espace de 70 jours (de février à la mi-avril), quelque 240 caveurs ont été tués dans l’est de la Syrie, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), groupe d’activistes basé au Royaume-Uni.
« C’est un travail particulièrement stimulant malgré tous les risques mortels », assure Omar, qui utilise un pseudonyme pour des questions de sécurité.
Pressions sur les secouristes
Les autorités et les médias imputent la responsabilité de ces décès aux mines et au groupe État islamique (EI), qui compte des cellules dormantes dans la région.
Mais pendant plus de deux mois, des caveurs, des habitants et des proches de victimes ont affirmé à MEE que les milices soutenues par l’Iran étaient elles aussi à blâmer, assassinant les gens qui ramassent les truffes pour des questions d’extorsion et de territoires.
La plus importante des attaques a été menée dans le désert près de la ville syrienne de Homs : 53 membres de la tribu des Bani Khaled ont été abattus en avril pendant qu’ils cherchaient des truffes.
Bien que l’agence de presse officielle Sana ait rapporté que l’attaque était le fait de l’EI, des membres de la tribu accusent les milices iraniennes d’être à l’origine du massacre.
Les secouristes font également l’objet de pressions pour accuser l’EI.
Une infirmière travaillant à l’hôpital de Salamyeh, du côté occidental de la Badia, a parlé à MEE peu après la mort de neuf caveurs de truffes tués par l’explosion d’une mine sous leur véhicule.
« Ils ont simplement amenés les corps », rapporte-t-elle, profitant d’un moment pour parler après avoir vu d’autres victimes encore arriver.
« Il y a de nombreux décès chaque mois à cause des affrontements locaux ou des mines placées par les belligérants, mais nous enregistrons tout cela comme des attaques terroristes de l’EI pour éviter les problèmes. »
Les truffes du désert poussent entre la fin de l’hiver et le début du printemps, nourries par les nuits orageuses de fortes pluies.
Elles émergent du sol telles des bulles sur l’eau, et les regards affûtés peuvent repérer leur aspect noueux et sale ressortant à la surface entre février et avril.
Les truffes du désert poussent entre la fin de l’hiver et le début du printemps, nourries par les nuits orageuses de fortes pluies. Elles émergent du sol telles des bulles sur l’eau
Si elles ne sont pas ramassées, elles retournent à la terre, s’enfonçant d’une dizaine de centimètres pour se cacher à nouveau.
Bien que les truffes ne soient pas mentionnées dans le Coran comme un fruit béni, contrairement aux figues et aux olives, les Syriens pensent qu’on fait référence aux truffes dans un hadith (parole du prophète) mentionnant un liquide extrait de quelque chose qui ressemble à une truffe, lequel serait très efficace pour traiter les maladies oculaires.
Des centaines de tonnes auraient été récoltées cette année. Un kilo peut se vendre jusqu’à 70 000 livres syriennes (environ 25 euros) et jusqu’à 100 000 livres (37 euros) localement, et à Damas le prix peut grimer jusqu’à 180 000 livres (66 euros). C’est plus qu’un mois de salaire pour les employés du secteur public.
Un caveur a eu une chance extraordinaire et a trouvé une truffe qui pesait environ 5 kilos, d’une valeur de plus de 100 dollars.
Une affaire de gros sous
De toute évidence, en Syrie où l’économie est très précaire, les truffes sont une affaire de gros sous.
Cette année, le gouvernement syrien dit avoir accordé 2 800 licences d’exportation pour une valeur de 72 millions de dollars. La plus grande part de ces licences concernaient les truffes, a indiqué le président de la chambre d’agriculture de Damas au quotidien officiel al-Thawra, sans spécifier le montant exact.
« Cette saison a été excellente : 75 à 100 tonnes ont été envoyées au marché de Damas chaque jour. Il y a eu des exportations quotidiennes vers les pays du Golfe arabe », a déclaré Muhammad al-Akkad, membre de la commission des exportateurs et commerçants des fruits et légumes, à la presse locale.
Les mines qui jonchent les anciens champs de bataille et les lignes de front entravent les travaux agricoles, y compris la recherche de truffes et exacerbent la crise alimentaire en Syrie, qui affecterait 13 millions de personnes environ selon le Programme alimentaire mondial (PAM).
La ville de Salamiyeh et les villages environnants sont empoisonnés par ces pièges mortels.
Pendant des années, l’État islamique, les groupes rebelles syriens et les forces pro-gouvernement se sont disputé la région. Lorsque le groupe rebelle du Front al-Nosra et l’EI se sont retournés l’un contre l’autre début 2016, les forces soutenant le président Bachar al-Assad ont commencé à placer énormément de mines le long de la route stratégique Athria-Khanaser, ce qui a divisé ses ennemis et a donné à Damas un accès entre Alep et Hama.
Les troupes du gouvernement et les milices alliées ont installé des milliers de mines pour protéger leurs positions et leurs checkpoints des attaques le long de cette route, une tactique répliquée dans les zones sous leur contrôle à Hama, Deir Ezzor, Homs, Raqqa et Idleb.
Selon le groupe d’activistes Syrian Network for Human Rights basé en France, les forces pro-gouvernement sont responsables de la majorité des victimes de mines. Quelque 3 400 civils ont été tués par des mines entre 2011 et avril 2023, estime-t-il.
Bien que les autorités syriennes et les médias assurent que les mines qui tuent les caveurs cette année ont été laissées par l’EI, sur le terrain les gens sont plus sceptiques.
« La plupart des mines qu’on voit quotidiennement pendant notre travail sont de fabrication russe »
- Un caveur de truffes
En février, neuf travailleurs ont été tués lorsqu’une mine a explosé sous leur camion lors d’une autre attaque dans la région de Salamiyeh, un habitant avait alors déclaré à MEE : « Cette fois, la mine a été placée après le passage des travailleurs et a explosé à leur retour. L’EI n’a plus la force désormais de passer des dizaines de checkpoints de sécurité et placer une mine si aisément. »
« La plupart des mines qu’on voit quotidiennement pendant notre travail sont de fabrication russe », témoignait un caveur de truffes.
En ce qui concerne les fusillades, les soupçons se tournent avant tout sur les milices soutenues par l’Iran, des forces qui jouent un rôle clé pour dans le soutien au gouvernement Assad ces douze années de guerre.
« Les milices liées à l’Iran ont leurs quartiers généraux et des bases militaires à travers le désert », explique à MEE un activiste qui vit dans les régions sous contrôle de l’opposition dans la province de Hama.
Attaques contre les bergers
Selon lui, la plupart des bases arborent le drapeau du gouvernement syrien, les milices essayent de se faire passer pour des troupes régulières afin d’éviter les attaques israéliennes, qui frappent régulièrement des cibles liées à l’Iran.
« Ils visent quiconque s’approche des bases », poursuit l’activiste, qui a requis l’anonymat par mesure de sécurité. Celui-ci ajoute que les milices sont par ailleurs connues pour leurs attaques contre les bergers et leurs troupeaux, fournissant des vidéos de moutons morts dans le centre de la Syrie.
« Bien sûr, tout le monde dit que c’est l’EI parce que c’est ce qu’il y a de plus simple. Personne ne se donne la peine d’enquêter longtemps, de vérifier les informations ou de contredire le discours officiel. »
Ici, chaque milice contrôle une zone spécifique ou plusieurs villages et emploie des ouvriers pour collecter les truffes et effectuer d’autres travaux. Quiconque travaille sans se coordonner avec eux deviendra une cible », commente l’activiste.
Une offre d’emploi sur un groupe Facebook lié aux milices iraniennes, consultée par MEE mais qui a depuis été supprimée, met en lumière les avantages de travailler pour l’un de ces groupes.
On offre aux recrues des repas, un lit et des panneaux solaires pour charger leur téléphone et ils doivent travailler vingt jours par mois pour 280 000 livres. Le travail se compose principalement de tâches manuelles, de construction et agricoles.
Selon les habitants des régions contrôlées par les milices, travailler avec eux permet aux recrues de circuler librement sans être harcelées et d’éviter la conscription dans l’armée syrienne.
Moayad al-Abdullah, activiste originaire de la région qui vit à Berlin, fait valoir que le désert de Badia est divisé en milices rivales aux divers soutiens.
« C’est simple, il faut se montrer coopératif et pouvoir payer pour entrer et ramasser les truffes dans la zone d’influence de l’une de ces milices si vous ne faites pas partie de leurs membres »
- Un caveur de truffes
« Certains rejoignent la milice de la défense nationale [soutenue par les Russes] que soutient l’homme d’affaires syrien Hussam al-Qaterji. D’autres rejoignent quant à eux les milices soutenues par l’Iran, y compris les forces de la Quatrième division, que soutient l’homme d’affaires syrien Muhammad Hamsho. »
Parfois, cela produit des affrontements armés et en ligne.
« Des violents affrontements ont éclaté en fin d’année dernière entre les milices soutenues par la Russie et celles soutenues par l’Iran, pour le contrôle des checkpoints. Au bout du compte, chacune des milices a ses propres checkpoints et ses zones d’influence », signale Abdullah à MEE, citant des témoignages locaux.
Se frayer un chemin entre ces milices rivales est devenu le quotidien des civils syriens. Les caveurs de truffes doivent souvent payer leur accès aux terres qu’ils ratissent depuis des générations.
« C’est simple, il faut se montrer coopératif et pouvoir payer pour entrer et ramasser les truffes dans la zone d’influence de l’une de ces milices si vous ne faites pas partie de leurs membres », résume un caveur habitant à Deir Ezzor, qui a souhaité être identifié sous le pseudonyme de Khaled.
Risque d’enlèvement élevé
« Souvent, une milice attaque les caveurs qui se trouvent dans la zone d’influence d’une autre milice, alléguant que cette zone leur appartient ou que les travailleurs n’ont pas payé. »
Selon Khaled, des miliciens escortent souvent les caveurs de truffes. Mais cela « mène parfois à des affrontements avec des groupes, et parfois cela fait des travailleurs et de leurs escortes une cible pour l’EI ou pour des kidnappeurs ».
De nombreux combattants ont été tués alors qu’ils escortaient des caveurs de truffes. Dix-neuf ont été tués dans un massacre à la mi-avril, dont les assaillants inconnus ont attaqué des caveurs et leur escorte près de Salamiyeh. Vingt-deux caveurs sont également morts dans l’attaque.
Fadel Abdul Ghany, président et fondateur de Syrian Network for Human Rights, déplore que les caveurs et d’autres travailleurs soient les victimes d’une lutte de pouvoir sanglante.
« Les milices iraniennes sont les principales responsables de toutes ces attaques parce qu’elles exercent le plus grand contrôle sur la région et ont un lourd passif de violences et d’abus », explique-t-il à MEE.
« Nous surveillons fréquemment les tentatives de ces milices pour contrôler la région totalement, y compris les matériaux commerciaux et agricoles. Leur objectif est d’amener tout le monde à travailler sous leur autorité. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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