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« Nous devons repousser l’art de l’Occident » : le Golfe se construit en centre culturel

L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis ont investi des milliards dans de nouveaux musées et galeries – mais qui en bénéficie et qui devrait être exposé ?
Le Musée national du Qatar, conçu par l’architecte français Jean Nouvel (AFP/Giuseppe Cacace)
Le Musée national du Qatar, conçu par l’architecte français Jean Nouvel (AFP/Giuseppe Cacace)

Il y avait pléthore de musées et d’offres culturelles pour occuper les supporters de foot qui ont visité le Qatar à l’occasion de la Coupe du monde 2022 entre deux matchs.

En plus du Mathaf : musée arabe d’art moderne, du Musée national du Qatar et du musée des Arts islamiques sur le bord de mer de Doha, il y a le souk Waqif et ses galeries boutique, et Katara, avec ses ateliers d’artistes et son énorme amphithéâtre.

Pas moins de trois nouveaux musées sont dans les tuyaux, dont un à Lusail dédié à l’accueil d’une énorme collection d’art orientaliste sur quatre niveaux.

Aux Émirats arabes unis voisins, il y a déjà le Louvre Abou Dabi, Abu Dhabi art, Art Dubai et la Fondation d’art Sharjah.

Traduction : « Le Guggenheim Abu Dhabi longtemps différé de Frank Gehry ouvrira en 2025. »

D’autres projets devraient voir le jour ces prochaines années, notamment le Guggenheim Abu Dhabi qui devrait ouvrir ses portes en 2025 dans le quartier culturel de Saadiyat ; le teamLab Phenomena Abu Dhabi ; le Musée national Zayed ; un projet multiconfessionnel baptisé Abrahamic Family House (inauguré en mars 2023) et un musée d’Histoire naturelle.

Le très caractéristique musée du Futur a ouvert début 2022 à Dubaï, une ville où des dizaines de galeries d’art et d’espaces artistiques ont été créés depuis 2007, notamment le Jameel Arts Centre et The Third Line.

Mette à jour la définition de « musée »

En Arabie saoudite, la première Biennale d’art islamique a ouvert en janvier dernier à Djeddah, et des projets ont été annoncés récemment concernant l’expansion du musée Pompidou sur le site archéologique et complexe désertique d’al-Ula.

« FAME: Andy Warhol in AlUla » expose actuellement 70 peintures et lithographies célèbres de l’artiste au AlUla Festival. D’après les organisateurs, ces œuvres sont « très fascinantes pour de nombreux jeunes, dont la jeunesse saoudienne ». 

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Dans l’espace numérique, de nouveaux acteurs ont fait leur entrée, tels que le musée d’art Khaleeji en ligne, lancé en 2020 par les cofondateurs du magazine Sekka, Manar et Sharifah Alhinai.

Voici seulement quelques exemples d’une scène culturelle florissante à travers le Golfe.

Le Conseil international des musées (ICOM) a mis à jour sa définition de « musée » fin 2022, le définissant comme « une institution permanente à but non lucratif au service de la société qui recherche, collectionne, conserve, interprète et expose un patrimoine tangible et intangible ».

Elle précise : « Ouverts au public, accessibles et inclusifs, les musées promeuvent la diversité et le développement durable. Ils fonctionnent et communiquent de manière éthique, professionnelle et avec la participation des communautés, offrant des expériences variées pour l’éducation, le plaisir, la réflexion et le partage de connaissances. »

Avant même de regarder leurs collections et programmes, les musées du Golfe commencent – comme d’autres projets architecturaux d’importance – par un bâtiment qui affirme le prestige de l’État.

Le Musée national du Qatar a été conçu par Jean Nouvel, qui a remporté le prix Aga Khan d’architecture en 1989 pour l’Institut du monde arabe à Paris et a également conçu le Louvre Abu Dhabi. Le musée de Lusail s’est tourné vers le « starchitecte » Jacques Herzog, du cabinet suisse Herzog & de Meuron.

La mosquée de l’imam al Tayeb sur les lieux de l’Abrahamic Family House aux Émirats (AFP/Ryan Lim)
La mosquée de l’imam al Tayeb sur les lieux de l’Abrahamic Family House aux Émirats (AFP/Ryan Lim)

De même, Perspective Galleries, le nouveau projet du Centre Pompidou à al-Ula, devrait être conçu par l’architecte Lina Ghotmeh, originaire de Beyrouth qui a été impliquée dans un certain nombre de projets d’art contemporain en France et sur la scène internationale.

Cette tendance n’est pas réservée au musée – l’architecte et écrivain Todd Reisz rappelle que l’architecte britannique John Harris avait achevé les plans de la ville de Dubaï en 1960. Dans son récent ouvrage, Off Centre/On Stage, Reisz recontextualise les photographies avant-après s’éloignant du mythe linéaire et de l’opinion commune d’un passage « miraculeux » du sable au ciment.   

« L’idéologie Khaleeji est une mode de projection du futur sponsorisé par l’État qui a émergé dans le Golfe dans les premières décennies du XXIe siècle », écrit le critique Rahel Aima, basé à Dubaï. « Pourrait-il y avoir un futur sans gouvernement ? Pas ici. »

La culture, clé du développement et outil diplomatique

La transformation d’Al-Ula de désert en l’un des plus grands espaces muséaux au monde répond à un projet sur quinze ans baptisé « Journey Through Time » (Voyage à travers le temps).

Superviser de près par la Commission royale pour al-Ula (2017), le ministre de la Culture et le prince héritier Mohammed ben Salmane, ce projet vise à créer de nouveaux quartiers pour attirer des recettes provenant de la culture et de l’écotourisme dans une zone habitée pour la première fois il y a des dizaines de milliers d’années.

La salle de concert Maraya, le plus grand bâtiment doté de miroirs jamais construit, se tient dans les ruines d’al-Ula, site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco (AFP/Fayez Nureldine)
La salle de concert Maraya, le plus grand bâtiment doté de miroirs jamais construit, se tient dans les ruines d’al-Ula, site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco (AFP/Fayez Nureldine)

La culture est la clé du développement d’un pays ; c’est également un outil diplomatique. Par exemple, la France est un partenaire de la Commission royale pour al-Ula via Afalula, sa propre agence de développement au sein du projet saoudien.

Cependant, malgré un solide appui du gouvernement et un sentiment d’absence de limites, ces projets peuvent être vulnérables aux facteurs externes.

Le Guggenheim Abu Dhabi, conçu par l’architecte primé Frank Gehry pour être plus de dix fois plus grand que le vaisseau-mère de New York, devait ouvrir en 2012.

Désormais, son inauguration est prévue en 2025 : un retard attribué à une série de facteurs politiques et économiques, allant de la récession au conflit concernant les conditions de travail des immigrés employés sur le projet et le taux de renouvellement du personnel.

Sur la scène d’art contemporain, définir leur communauté et leur public à long terme pour une croissance à long terme et significative constituera un défi pour ces institutions.

« Pour moi, la question qui se pose est celle de l’objectif et, au bout du compte, d’avoir quelque chose qui est intéressant et passionnant, qui doit être situé », estime Holiday Powers, professeure-adjointe en art contemporain et moderne mondial à l’université du Commonwealth de Virginie au Qatar.

Elle rappelle que les communautés artistiques sont rarement créées de l’extérieur, mais émergent des artistes eux-mêmes et de réseaux de longue date.

Art orientaliste dans la péninsule Arabique

La Fondation d’art Sharjah, créée en 2009 par la cheikha Hoor Al Qasimi, est un bon exemple de promotion d’une plateforme dynamique qui fait le lien entre l’international et le local.

Elle attire des artistes, des conservateurs, des universitaires, des critiques et autres professionnels de l’art dans un dialogue qui s’appuie sur les 30 ans de la Biennale de Sharjah et le patrimoine des institutions tel que la Emirates Fine Arts Society, créée en 1980. 

La curatrice Lucia Topalian, directrice de la galerie Dar Al Funoon au Koweït, à côté d’une peinture de l’artiste iranien Reza Derakshani (AFP/Asser Al-Zayyat)
La curatrice Lucia Topalian, directrice de la galerie Dar Al Funoon au Koweït, à côté d’une peinture de l’artiste iranien Reza Derakshani (AFP/Asser Al-Zayyat)

L’idée de communauté peut être sujette à diverses interprétations : un territoire, une classe, un groupe qui partage des croyances et attitudes similaires.

Du fait d’apporter l’art aux enfants du coin en passant par l’implication de populations défavorisées, la « communauté » peut également toucher des notions plus sensibles.

« Il y a un privilège du local et un privilège du national », indique le docteur Powers. « Cependant, quand on parle du Qatar, [la population est composée] de seulement 8 % à 12 % de ressortissants nationaux et quasiment 90 % de d’étrangers. Peut-on qualifier les ressortissants étrangers au Qatar de scène locale ? » 

Il est également important de souligner que les idiosyncrasies en jeu au sein des différents États du Golfe. Par exemple, à Dubaï – principal centre du marché de l’art régional, et où vivent un grand nombre d’étrangers –, les galeries contemporaines avaient tendance à être plus orientées vers les artistes extra-régionaux au tout début du millénaire. Ce n’était pas aussi prévalent au Koweït, où les galeries d’avant-garde, telles que Sultan, ont défendu les artistes locaux depuis son ouverture en 1969.

Reste à voir comment ces diverses institutions vont interpréter l’inclusion dans leurs décisions respectives en matière de conservation.

Une exposition au centre Sharjah pour l’art de la calligraphie arabe et des ornements (AFP/Giuseppe Cacace)
Une exposition au centre Sharjah pour l’art de la calligraphie arabe et des ornements (AFP/Giuseppe Cacace)

 

L’une des façons de « faire les choses différemment » pourrait être de réinterpréter l’art orientaliste, un mouvement qui a culminé au XIXe siècle avec des artistes occidentaux dépeignant des scènes « de l’autre » du Maroc à la Perse, souvent entrelacées avec les entreprises coloniales.

L’orientalisme est populaire chez les collectionneurs arabes et c’est le point d’orgue du musée du Qatar à Lusail. 

En se basant sur les collections orientalistes, c’est l’occasion pour les nouvelles institutions d’art dans le Golfe d’articuler les historiographies locales (plutôt que de promouvoir l’« extraterritorialité ») via l’étude critique des représentations des Arabes et des musulmans.

L’aspiration à localiser (et souvent décoloniser) la scène artistique est partagée par des personnalités importantes, telles que le sultan Sooud Al Qassemi, fondateur de la Fondation d’art Barjeel située à Sharjah. 

« Le fait est que 95 % des expositions parlent d’autres endroits », déclarait-il en octobre dernier au sommet de la culture d’Abu Dhabi. « Mettons en avant l’art de notre région par rapport au flot d’art qui vient à nous. Toute notre vie, nous avons été submergés par l’art de l’Occident. Nous devons le repousser. Tout le monde doit le repousser. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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