Banlieues françaises : les masques réciproques de la race et de la classe
Mardi 27 juin 2023 au matin, veille de l’Aïd al-Adha. Des images glaçantes emplissent les réseaux sociaux en France. On y voit deux fonctionnaires de police sur le côté gauche d’un véhicule qui tente de prendre la fuite. L’un des policiers ouvre le feu. Le véhicule s’immobilise quelques mètres plus loin. Touché à la poitrine, le conducteur meurt une heure plus tard.
Avant même que l’on sache où s’est déroulée la scène, et sans rien savoir de la victime, la facilité avec laquelle le policier a ouvert le feu indiquait que sa cible n’était pas blanche. L’intuition partagée par beaucoup s’est révélée exacte : celui qui a succombé au tir policer est un adolescent de 17 ans, Nahel, habitant de la commune de Nanterre, où les faits ont eu lieu.
« Tuables »
Sitôt les faits connus, les énoncés « Nahel a été tué à cause des multiples infractions qu’il était en train de commettre (conduite sans permis, refus d’obtempérer) », ou encore « Nahel a été tué à cause de ses origines » ont acquis un caractère d’évidence. Sous l’apparence du bon sens, ils masquent pourtant les responsabilités à l’œuvre et font disparaître l’action même du policier.
La brutalité policière qui s’abat plus particulièrement sur certains corps est reléguée au rang de ce qui ne compte pas sur le plan politique. La dimension systémique de ce qui institue le geste policier est niée, au profit d’une explication sommaire sur le « libre arbitre ». L’État et ses institutions seraient étrangers à tout cela
S’ils visent à dénoncer le racisme, ces énoncés empruntent un raccourci qui impute le drame à ce qu’est la victime, plutôt qu’à ce que fait et croit son bourreau. Autrement dit, Nahel n’est pas mort pour ce qu’il est (ses origines), mais pour ce que croit et fait le policier (le racisme). Il est mort parce qu’un policier s’est senti investi du pouvoir de vie et de mort sur certains êtres.
Ce pouvoir a autorisé un autre policier à tirer sur Mohamed, alors que le jeune livreur de 27 ans filmait une intervention policière à Marseille (il est mort quelques minutes après). Ce pouvoir a autorisé un policier du RAID à tirer sur Aimène à Mont-St-Martin, avec une arme à létalité déguisée, le « bean bag ». L’homme de 25 ans qui revenait des courses est depuis dans le coma.
Ce pouvoir et cette puissance ont commencé à se sédimenter dans la nation et le corps policier bien avant la venue au monde de Nahel, Mohamed et Aimène. S’ils ont été tués, pour reprendre et adapter une expression du sociologue Abdelmalek Sayad, c’est qu’une idéologie et une pratique les ont décrétés « tuables » (Sayad utilise le terme « assassinables », qui implique la préméditation).
Rien à penser
Les scènes de pillage et de chaos urbains qui ont suivi la mort de Nahel ont été utilisées à dessein pour obscurcir l’origine première des émeutes : l’émotion ressentie face à un énième crime policier et la crainte, tout aussi légitime, qu’il soit suivi d’un déni de justice. Ce n’est pas tant la nature exceptionnelle du meurtre qui a marqué les esprits que son caractère familier.
La condamnation des émeutes est le leitmotiv du discours autorisé sur le sujet, à défaut d’une réflexion de fond sur les causes lointaines et immédiates des soulèvements. En particulier le racisme policier. Celui-ci est réputé inexistant. Et lorsque son existence est reconnue du bout des lèvres, elle est mise sur le compte d’une quantité négligeable et immédiatement sanctionnée.
Autrement dit, la brutalité policière qui s’abat plus particulièrement sur certains corps est reléguée au rang de ce qui ne compte pas sur le plan politique. La dimension systémique de ce qui institue le geste policier est niée, au profit d’une explication sommaire sur le « libre arbitre ». L’État et ses institutions seraient étrangers à tout cela. Circulez, il n’y a rien à penser.
Une autre manière d’escamoter le débat est de le poser en termes très généraux : l’institution policière serait accusée d’être dans sa totalité – et de manière injuste – raciste. « Pas tous les policiers » devient alors un puissant mécanisme de déni. La question est ailleurs : comment s’est construit et se transmet un certain type de « vérité » sur la dangerosité de certains corps ?
« Permis de tirer »
Le geste qui institue la mort porte à la fois l’héritage de l’histoire nationale (qui est aussi une histoire coloniale) et le pouvoir conféré par le droit et les institutions judiciaires. La question de savoir qui arme idéologiquement et juridiquement la police renvoie à des causes lointaines aussi bien qu’immédiates. Parmi elles, la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique.
Les jeunes émeutiers nous ramènent à la réalité et nous montrent que ces problèmes n’ont fait que s’aggraver […]. La montée en puissance du discours identitaire n’est pas étrangère à cette situation
Adoptée dans un contexte d’attaques terroristes, son article 1 (devenu l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure) élargit les conditions dans lesquelles les policiers peuvent faire usage de leurs armes. Ses effets ont été immédiats : non seulement il y a eu plus de tirs contre des automobilistes dans le cadre de « refus d’obtempérer », mais ces tirs ont été plus mortels.
Si l’inflation démarre dès l’entrée en vigueur de la loi, elle s’est accélérée depuis le début de l’année 2022. La France bat ainsi de tristes records en Europe avec un mort tous les mois depuis janvier 2022, contre un seul au cours des dix dernières années en Allemagne. Le ministre de l’Intérieur a beau affirmer le contraire, les tirs sont plus nombreux et plus mortels depuis la loi.
Les policiers semblent avoir été « désinhibés » par la loi de 2017. Les principes de la légitime défense (nécessité, proportionnalité et immédiateté) qui encadraient jusque-là l’usage des armes semblent devenus obsolètes au profit d’une appréciation souveraine du policier. Celle-ci repose en grande partie sur la vérité qui s’est construite et circule sur la dangerosité de certains corps.
Race et classe
La mort de Nahel et les émeutes qui l’ont suivie arrivent dix-huit ans après l’embrasement de 2005. Le temps de la majorité. Celui d’une génération. La focalisation médiatique et politique sur l’islam avait relégué à l’arrière-plan les banlieues et les problèmes sociaux qui s’y concentrent. Pour le dire vite, le discours sécuritaire dominant était passé du banlieusard à l’islamiste.
Il ne s’agit à aucun moment d’opposer islamophobie et « question sociale » ou de faire de l’islamophobie une diversion. Il s’agit plutôt de montrer que les problèmes sociaux qui s’accumulent en certains territoires (pauvreté, chômage, accès au logement, aux soins, racisme, relégation urbaine, éducation, transports…) avait un temps disparu des radars médiatiques.
Les jeunes émeutiers nous ramènent à la réalité et nous montrent que ces problèmes n’ont fait que s’aggraver sous les coups de boutoir des politiques néolibérales, du désengagement de l’État (sauf en matière répressive) et de l’appauvrissement généralisé. En somme, rien n’a été réglé depuis 2005. La montée en puissance du discours identitaire n’est pas étrangère à cette situation.
Car la plus grande puissance du racisme semble bien être sa capacité à simplifier radicalement le monde, à le rendre univoque. La race, la culture, la religion sont brandies comme facteurs explicatifs de réalités complexes, au prix d’une navrante tautologie : les populations d’ascendance immigrée sont culturellement violentes parce que leur culture prône la violence.
Le discours raciste prend la forme d’une racialisation de questions sociales qui ont elles-mêmes (ironie du sort) partie liée avec les discriminations racistes. La pauvreté ou l’échec scolaire sont autant de phénomènes sociaux qui sont passés au tamis du prêt-à-penser raciste. La classe et la race agissent comme des masques réciproques dont la question des banlieues constitue le nœud.
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