France : des mannequins maghrébins et arabes se mobilisent contre les discriminations dans le milieu de la mode
Avec son joli visage incrusté de grands yeux noirs taillés en amande et sa silhouette longiligne, Salwa Rajaa ne pouvait pas passer inaperçue. Il y a sept ans, alors qu’elle avait 19 ans et était étudiante à Paris, une casteuse la repère dans une boutique et lui propose une carrière de mannequin.
Dans l’univers flamboyant de la mode, la jeune Marocaine découvre shootings, fashion-weeks, showrooms et couvertures glacées de magazines – puis, lentement, l’ampleur des discriminations qui lui font porter son ascendance maghrébine comme un boulet.
« À un moment donné, j’ai fait un rejet de mes origines. Je ne mangeais plus de repas traditionnels marocains, j’ai même pensé à changer de prénom », confie-t-elle à Middle East Eye.
Sylvie au lieu de Salwa
À Londres, où elle travaille un certain temps, une directrice d’agence de mannequins passe à l’acte en la nommant Sylvie, un prénom qui lui plaît alors car plus commun, plus européen.
Auparavant, au cours d’un casting à Paris, Salwa a expérimenté pour la première fois l’exclusion : elle a été recalée car son physique a été jugé trop typé. « T’es magnifique mais t’es rebeu. Ça va pas le faire. Nous n’avons pas de clients pour toi », lui a signifié crûment une directrice de casting.
« Ça n’a pas été facile et, en plus, comme j’étais débutante, on ne me prenait pas au sérieux », relate la Marocaine, qui décrit un début de carrière très compliqué, frustrant.
Elle révèle par exemple avoir expérimenté des shootings ciblés qui fixaient une partie de sa silhouette, parfois les yeux, parfois la bouche, mais jamais le visage en entier, car ne correspondant pas aux normes de beauté « caucasiennes », qui régissent l’univers de la mode en Europe et plus particulièrement en France, où elle est établie.
« À un moment donné, j’ai fait un rejet de mes origines. Je ne mangeais plus de repas traditionnels marocains, j’ai même pensé à changer de prénom »
- Salwa Rajaa, mannequin
Salwa endure les coups mais ne se décourage pas. Obstinée, elle court les castings et finance la réalisation de son book. Au bout d’un an et demi, une agence mondialement reconnue, Metropolitan Models, retient finalement sa candidature et l’assigne à des campagnes publicitaires de grands groupes de prêt-à-porter et de parfumerie comme Garnier, L’Oréal, Valentino ou encore Sephora.
La jeune femme, qui collabore aussi avec divers magazines de mode, notamment Elle, Harper’s Bazaar et Madame Figaro, sait toutefois que la partie est loin d’être gagnée en matière de diversité – et continue de se battre.
« Très souvent, les agences sont à la recherche de quatre types de profils : les mannequins caucasiens, asiatiques, latino et afro-américains. Quelques fois, on me fait passer pour une latino. Il arrive aussi que mon côté arabe, maghrébin, soit accentué, en me représentant sous l’image d’une beurette très maquillée. Ce qui ne me correspond pas dans la vraie vie », déplore Salwa Rajaa.
Pour donner plus d’écho à son combat contre le racisme dans le milieu de la mode, elle tisse des contacts avec une vingtaine de mannequins de même origine et aux parcours professionnels tout aussi entravés. Depuis quelques mois, le groupe a pris l’habitude de discuter sur WhatsApp de leurs expériences en la matière.
Tout comme Salwa Rajaa, ses amis ont dû faire face au rejet car ils ne sont pas blonds aux yeux bleus. Lorsqu’ils sont pris, c’est principalement pour des campagnes de mode ciblées comme des collections Ramadan ou bien qui s’adressent à une clientèle du Moyen-Orient.
Il arrive aussi d’après elle et ses acolytes du groupe WhatsApp que des modèles d’origine arabe ou maghrébine soient retenus durant des castings uniquement parce que leur physique se rapproche des codes de beauté européens.
L’illusion de Bella et Gigi Hadid
Salwa Rajaa constate par exemple que lorsqu’ils parlent des mannequins arabes les plus en vogue, les médias citent souvent les sœurs d’origine palestinienne Bella et Gigi Hadid. « Elles sont en effet superbes mais il est difficile pour les femmes arabes de s’identifier à elles car elles ont des traits occidentaux », observe-t-elle.
Dans une interview à Vogue l’année dernière, Bella Hadid dit avoir regretté une rhinoplastie subie à l’âge de 14 ans pour paraître plus belle. « J’aurais dû garder le nez de mes ancêtres », a-t-elle confié.
Cette obligation faite aux mannequins maghrébins et moyen-orientaux de gommer leurs traits pour espérer faire carrière exaspère Jessim Francine, un des membres du groupe WhatsApp créé par Salwa.
« Il faut que les gens comprennent que ce n’est pas normal, sur un défilé ou une campagne publicitaire mondiale, de ne pas se retrouver en tant qu’individu. Je trouve qu’il est important, que ce soit pour nous ou pour nos générations futures, de voir une personne arabe réussir avec ses cheveux bouclés qu’on a trop souvent essayé de dissimuler à coup de fer à lisser pour éviter les remarques désobligeantes, d’accepter sa couleur de peau, ses traits… », observe-t-il dans une interview au magazine féministe Ancré.
Dans les années 80, l’arrivée de la Franco-Algérienne Farida Khelfa sur le catwalk laissait pourtant penser que le milieu de la mode allait enfin s’ouvrir à la diversité. L’espoir était grand, surtout qu’au même moment, une dynamique était lancée pour favoriser la visibilité des mannequins noirs.
Grâce au mouvement Black Power et à des associations antiracistes aux États-Unis, des top-models comme Naomi Campbell (d’ascendance jamaïcaine) et Iman (d’origine somalienne) ont pu imposer la diversité sur les podiums en promouvant le slogan « Black is beautiful ».
« La communauté afro-américaine a joué sur les cordes de la solidarité pour créer un front contre le whitewashing [remplacement des personnes de couleur par des Blancs] », souligne Salwa Rajaa, qui regrette l’absence du même type de mobilisation dans la communauté maghrébine et arabe.
Selon, Khemais Ben Lakhdar, doctorant en histoire de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, cela s’explique en partie par l’absence d’un mouvement d’émancipation structuré comme pour Black Live Matters.
Sexualisation et fétichisation
Il estime par ailleurs que le passif colonial contribue à l’invisibilisation des mannequins d’origine arabe et maghrébine et à l’objectivisation des fashion models féminins en particulier.
« Elles sont victimes de toute une histoire de sexualisation et de fétichisation. On considère qu’elles ont beaucoup trop de formes, qu’elles ont un ventre très flasque et mou qui leur permet surtout de réaliser la danse du ventre », explique à MEE l’universitaire spécialisé dans l’orientalisme vestimentaire.
« Lorsqu’on achète du luxe, on achète Paris. On n’achète pas l’Arabe, on n’en veut pas »
- Khemais Ben Lakhdar, doctorant en histoire de l’art
Analysant le regard qui est porté plus globalement sur les femmes maghrébines en France, il regrette qu’elles soient renvoyées à deux profils ambivalents : « Soient criminalisées parce qu’elles portent le voile, soit ultra-sexualisées, avec la figure de l’odalisque [esclave attachée au service des femmes du sultan dans l’Empire ottoman], amoureuse aux seins nus, ou la beurette à chicha. »
« Pour beaucoup, les jeunes d’origine maghrébine sont assimilés à des filles vulgaires et à des garçons qui brûlent des voitures et saccagent la France », ajoute Salwa Rajaa, qui reproche aussi aux clients du Golfe, du Moyen-Orient et du Maghreb de contribuer, à leur façon, à l’invisibilisation des mannequins originaires de leurs régions.
« Ils n’ont pas envie d’acheter des choses portées par des mannequins arabes car ils ont l’habitude de voir les grandes marques comme Dior ou Channel portées par des Caucasiennes, blondes aux yeux bleus », déplore la jeune mannequin, soulignant que même des marques arabes recrutent des modèles étrangers pour commercialiser leurs produits en Europe.
D’après Khemais Ben Lakhdar, le choix porté sur les mannequins européens trahit l’intériorisation d’un double stéréotype. D’une part, le luxe est perçu comme un monopole occidental, d’autre part, les femmes qui le consomment estiment que les mannequins ne doivent pas leur ressembler car les « Caucasiennes » seraient plus belles.
« Lorsqu’on achète du luxe, on achète Paris. On n’achète pas l’Arabe, on n’en veut pas », analyse-t-il.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].