Aller au contenu principal

Maroc, le soft power à la chermoula*

Coupe du monde de football, Olympiades panafricaines de mathématiques, Festival de Cannes, gastronomie : le Maroc enchaîne les succès et s’enorgueillit des prouesses de son soft power. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Et surtout, à quoi sert-il et à qui profite-t-il ?
L’attaquante marocaine Ibtissam Jraidi célèbre le premier but de son équipe lors du match de la Coupe du monde féminine Australie-Nouvelle-Zélande 2023 entre la Corée du Sud et le Maroc, le 30 juillet 2023 (AFP/Brenton Edwards)
L’attaquante marocaine Ibtissam Jraidi célèbre le premier but de son équipe lors du match de la Coupe du monde féminine Australie-Nouvelle-Zélande 2023 entre la Corée du Sud et le Maroc, le 30 juillet 2023 (AFP/Brenton Edwards)

Le 14 décembre 2022, le nom d’un pays presque oublié dans l’univers du football a fait le tour du monde. Le Maroc en demi-finale de la Coupe du monde, même les Marocains n’avaient pas osé en rêver !

En France, l’extrême droite semblait paralysée par la trouille : allait-on perdre, non pas un match, mais la face et peut-être jusqu’à la stabilité nationale à cause d’un ballon qui ne tournait plus rond ?

En Afrique, dans les pays arabes, en Israël-  – et en Palestine en même temps ! –, les gens multipliaient les témoignages de soutien : c’était David contre Goliath, le Sud contre le Nord, bref, la fête.

Les Marocains ont explosé de joie mardi 6 décembre 2022, comme ici à Paris, après la qualification historique de leur équipe nationale en quarts de finale du Mondial aux dépens de l’Espagne (AFP/Stéphane de Sakutin)
Les Marocains ont explosé de joie mardi 6 décembre 2022, comme ici à Paris, après la qualification historique de leur équipe nationale en quarts de finale du Mondial aux dépens de l’Espagne (AFP/Stéphane de Sakutin)

En Amérique centrale, et au Costa Rica où je vis, les gens du peuple entendaient pour la première fois parler du Maroc et s’émerveillaient : quand des stars du foot dansent avec leurs mères sur le terrain, ce sont des gens bien.

Dans l’enthousiasme, un douanier a accordé de son propre chef trois mois de visa touristique à une Marocaine voyageuse du bout du monde, comme pour les Européens et les Nord-Américains, contre 30 jours maximum selon la règle.

Anecdotique ? Certes, mais pas seulement. Il faut dire que les Marocains aiment voyager. On en trouve partout : au Népal, où Kenza Aqrtit, à la tête de l’Institut national démocratique pour les affaires internationales (NDI, une ONG), accompagne les institutions politiques.

À la NASA, où le scientifique Kamal Oudrhiri a obtenu avec son équipe le prix 2020 des sciences spatiales pour avoir créé le premier laboratoire de physique quantique dans l’espace.

Et même dans le petit village de Samara, dans la province du Guanacaste, au Costa Rica, où à l’occasion de la Coupe du monde de football, les gens ont tout d’un coup découvert qu’il y avait un restaurant marocain et s’y sont pressés en masse : est-ce que c’est vrai que la gastronomie marocaine est l’une des meilleures au monde ?

Ils n’étaient pas les seuls curieux : dans le mois qui a suivi la Coupe du monde, pas moins d’1,8 million de requêtes et mentions positives du Maroc ont été relevées sur internet depuis l’étranger, essentiellement concernant la gastronomie, le tourisme et les soins de beauté traditionnels.

Marocains à sens unique

C’est là l’essence du soft power sauce chermoula* : quand la renommée de quelques individus, exceptionnels ou ordinaires, se propage dans le monde, c’est tout le Maroc qui en profite.

Et le royaume est depuis toujours conscient de la force que représentent les Marocains à l’étranger. Il s’appuie sur cette diaspora pour redorer son blason de pays émergent – pas toujours exemplaire en matière de droits de l’homme – et avancer ses pions politiques.

Comme en 2015, lorsque le chanteur Douzy a brandi le drapeau marocain en chantant « Laâyoune Ayniya » (Laâyoune, mon amour, ou littéralement mes yeux, chant patriotique de Gil Gilala) pendant la mi-temps d’un match de la NBA pour commémorer la Marche Verte, cette grande marche pacifique organisée par le roi Hassan II le 6 novembre 1975 pour récupérer le Sahara, alors colonie espagnole.

Depuis, Douzy a été invité à la Maison-Blanche, a reçu de nombreux prix internationaux, et nul doute que son remix et son enthousiasme patriotiques, encouragés par une médaille du Mérite marocain, auront eu l’effet désiré : faire avancer, encore et toujours, la grande cause nationale, celle du Sahara marocain.

« C’est absurde » : après la suspension des vols par Rabat, colère des Marocains et des Français bloqués de chaque côté
Lire

Mais soyons honnêtes : certes, le Maroc a toujours célébré les Marocains ayant réussi dans le monde... sans pour autant leur accorder de droits (les résidents de l’étranger n’ont pas le droit de vote direct).

Et pourtant, cette diaspora continue de travailler pour le Maroc.

Souvenons-nous de Nabil Ayouch, dont le film Much Loved lui a valu une interdiction de projection en 2015. Depuis, le réalisateur cumule films, prix prestigieux et entrées au Festival de Cannes. À tel point que l’on pourrait dire qu’il a ouvert la voie aux trois prix décernés à des films marocains cette année.

Facile, à ce compte, d’accroître son soft power grâce au travail des expatriés, comme quand l’auteure Leïla Slimani écrit dans Jeune Afrique que l’écrivain et cinéaste Abdellah Taïa est un fier représentant du Maroc, alors que son homosexualité lui vaudrait trois ans de prison s’il y vivait.

D’après le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), les Marocains résidents étrangers constituent la troisième ressource financière du pays. Pourtant, durant la crise du covid-19, rien n’a été fait pour rapatrier ceux qui étaient bloqués à l’étranger et souhaitaient rentrer au pays.

Le Maroc fonctionne vis-à-vis de ses ressortissants à l’étranger comme un père exigeant et tyrannique, à qui ses citoyens cherchent toujours à plaire, où qu’ils vivent

Bref, le Maroc fonctionne vis-à-vis de ses ressortissants à l’étranger comme un père exigeant et tyrannique, à qui ses citoyens cherchent toujours à plaire, où qu’ils vivent. Une vraie famille dysfonctionnelle, mais au prestige intact pour le plus grand bien du pays.

D’ailleurs, dans le Global Soft Power Index 2023 (étude menée chaque année par le cabinet de conseil en évaluation de marque BrandFinance) publié en mars 2023, le Maroc est le pays le plus influent du Maghreb et se classe troisième en Afrique.

Il se hisse même au 50e rang mondial alors qu’il n’était que 69e en 2016. Il semblerait d’ailleurs que l’État commence réellement à investir pour mériter son prestige, et pas seulement, comme à son habitude, dans la représentation devenue un peu poussiéreuse de son illustre histoire et artisanat ou bien dans le soft power religieux – pour lequel le royaume investit beaucoup en Afrique de l’Ouest notamment –, multipliant les donations de Coran et construisant des écoles coraniques partout où le roi est reconnu en tant que Commandeur des croyants.

En 2021, dans le National Brand Index, une autre étude publiée par l’institut français de sondage IPSOS, le Maroc est apparu comme la meilleure marque-pays (les pays sont aussi une marque, libéralisme et marketing obligent) au classement des pays arabes comme africains et 42e au niveau mondial.

Dans ce domaine, le Maroc n’est donc pas à la traîne : la marque Maroc, c’est 44 milliards de dollars qui représentent sa capacité théorique à contribuer à la croissance du PIB. Certes, cette valorisation n’entre pas directement dans le bilan comptable du pays, mais elle facilite les emprunts et représente l’attrait touristique, culturel, économique et politique du royaume. Ce sont aussi des campagnes de pub à l’international : Morocco Now, puis Maroc, Terre de Lumière.

Maroc décomplexé

Mais le véritable investissement du Maroc doit être sa jeunesse et l’État commence à le comprendre en misant sur la formation.

Les succès marocains dans le football toutes catégories sont de plus en plus le résultat du travail de l’académie Mohammed VI de football. Notons également que le gouvernement a investit 2,2 milliards de dirhams (219 millions de dollars) en 2022 dans l’industrie du sport, lequel devient un pilier du soft power marocain. Ainsi, le Comité olympique pour les Jeux de 2024 a promis de donner pas moins de 2 millions de dirhams (environ 204 000 dollars) pour toute médaille d’or remportée par un athlète marocain.

De même, les excellents résultats en robotique des jeunes Marocains (médaille d’argent à la compétition internationale FIRST, six prix au championnat arabe de robotique, une des dix meilleures équipes mondiales à First Lego League, le tout, rien que cette année) démontrent l’importance accordée aux STEM (Science Technology Engineering and Mathematics) dans l’éducation. Autre résultat, tout aussi probant, le Maroc a remporté les Olympiades panafricaines de mathématiques 2023.

Le Maroc veut capitaliser diplomatiquement sur son brillant parcours au Mondial
Lire

Le Lydex, lycée d’excellence à Ben Guerir, en est un bon exemple aussi : on donne de plus en plus leur chance aux enfants doués mais souvent pauvres du Maroc. Et ça marche, comme le montre l’entrée de nombreux jeunes Marocains défavorisés dans les plus grandes écoles (Polytechnique ou l’École des Mines).

Au final, ce qui est frappant dans le soft power marocain ces derniers temps, est qu’il s’affranchit de ses complexes, que ce soit envers les anciens dominants coloniaux comme l’Europe, vers laquelle il est de moins en moins tourné, ou vis-à-vis du monde arabe.

Ainsi, le Maroc n’a-t-il pas hésité à renouer les relations diplomatiques avec Israël en signant les accords d’Abraham et y a gagné la reconnaissance du Sahara occidental par les États-Unis – et par Israël lui-même dernièrement.

Au regard du nombre de juifs marocains-israéliens, en réalité, les rapports informels n’ont jamais été mauvais. Mais dans ce nouveau contexte géopolitique, le Maroc ne pouvait plus s’abstenir de soutenir sa diaspora juive, toujours très active pour le pays.

C’est donc désormais officiellement qu’on multiplie les investissements et les coopérations entre les deux pays, tout en n’abandonnant pas (trop) la défense de la cause palestinienne.

Désormais, le Maroc se positionne en dominant en Afrique, d’égal à égal avec les autres pays dits « du Sud », et en tant que pays fort à ne pas négliger vis-à-vis du reste du monde.

Alors certes, ce n’est pas demain la veille que l’effet « douanier enthousiaste » se généralisera jusqu’à aider les Marocains à qui l’on refuse le visa Schengen. Mais force est de constater que le passeport chérifien gagne en prestige. De 73 pays visitables sans visa (ou avec visa à l’arrivée) en 2019, le Maroc est passé à 76 en 2023, sans compter la récente annonce du Canada de supprimer l’obligation de visa, sous conditions toutefois.

Pour une fois, le Maroc diplomatique, indépendant des clichés et des dominants d’hier, profite un peu aux Marocains… au Maroc, mais surtout ailleurs.

* La chermoula est une sauce ou une marinade très relevée contenant un mélange d’épices pouvant varier d’une région – ou même d’une famille –  à l’autre, utilisée dans de nombreux plats marocains.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Melanie Frerichs-Cigli est une journaliste française. Spécialisée en culture et géopolitique de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, elle a vécu treize ans au Maroc où elle a notamment exercé en tant que débatteuse durant neuf ans en matinale radio à Casablanca.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].