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La « diplomatie du phosphate » ou comment le Maroc tire avantage de la pénurie mondiale d’engrais

L’Office chérifien des phosphates, qui a vu son chiffre d’affaires croître de manière exponentielle à la suite de la guerre en Ukraine, veut aujourd’hui voir plus loin. En augmentant sa production, le Maroc espère conquérir le marché mondial
Selon nos informations, les ventes de l’OCP auraient atteint un peu plus de 3,5 milliards d’euros, soit le double du résultat enregistré en 2021 (AFP/Fadel Senna)
Selon nos informations, les ventes de l’OCP auraient atteint un peu plus de 3,5 milliards d’euros, soit le double du résultat enregistré en 2021 (AFP/Fadel Senna)

Déjà touchée par la sécheresse, l’économie du Maroc est aussi largement fragilisée par les conséquences de la guerre en Ukraine.

Entre le prix du baril de pétrole, qui a atteint 128 dollars contre 51 en mars de l’année précédente, et celui du charbon, qui a grimpé en mars à 415 dollars, contre 69 dollars en 2021, les caisses de l’État sont mises à rude épreuve.

Le très stratégique Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE) est le premier établissement public à en faire les frais.

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Intervenant en avril devant des parlementaires, son directeur général Abderrahim El Hafidi a livré des prévisions peu rassurantes : le déficit de l’office devrait atteindre 24 milliards de dirhams (2,2 milliards d’euros) en 2022, alors que l’office était bénéficiaire en 2021.

Au-delà de la situation de l’ONEE, les effets sur l’économie marocaine sont tels que le gouvernement devrait se contenter en 2022 d’un taux de croissance de 1,3 % contre 7,9 % en 2021, selon le Haut-Commissariat au plan, l’organisme marocain en charge de la production et de la publication des statistiques officielles.

Voilà pour le côté sombre du tableau.

Toutefois, la crise ukrainienne n’apporte pas que de mauvaises surprises au royaume.

Premier producteur de roche de phosphate et premier exportateur de phosphate brut, le pays tire largement avantage des tensions sur les chaînes d’approvisionnement, comme l’illustre le chiffre d’affaires de l’Office chérifien des phosphates (OCP) lors du premier trimestre 2022 : 2,4 milliards d’euros, soit des résultats en hausse de 77 % par rapport à l’année passée, sur la même période.  

Le spectre d’une crise alimentaire

Ce record s’explique par le fait que « le conflit russo-ukrainien a intensifié la situation tendue en termes d’équilibre offre/demande sur le marché des phosphates et a entraîné une nouvelle hausse des prix, qui a également été soutenue par l’augmentation des coûts des matières premières, en particulier l’ammoniaque et le soufre », a indiqué en mai l’entreprise sous contrôle de l’État.

Si les résultats du deuxième semestre n’ont pas encore été publiés, Middle East Eye a appris d’une source au sein de l’OCP que la même tendance se poursuit depuis mars.

Ainsi, fin avril, les ventes auraient atteint un peu plus de 3,5 milliards d’euros, soit le double du résultat enregistré en 2021 sur la même période.

« Dans les quatre prochaines années, la capacité de production pourrait augmenter de plus de 50 % »

- Une source à l’OCP

Alors que la Chine, premier producteur d’engrais au monde, a donné un coup d’arrêt à ses exportations pour satisfaire son marché local et que la Russie fait l’objet de sanctions internationales, le spectre d’une crise alimentaire hante de nombreux dirigeants.

« Au cours des prochains mois, un défi majeur sera l’accès aux engrais, ce qui pourrait avoir un impact sur la production de nombreuses cultures alimentaires dans différentes régions », indique une note de la Banque mondiale.

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ne dit pas autre chose : « Le fait que les prix des engrais soient élevés et volatils fait craindre une faible disponibilité d’engrais en 2022-2023, laquelle pourrait avoir des répercussions négatives sur la production alimentaire et la sécurité alimentaire », met en garde l’agence dans un rapport publié récemment.

Disposant de 70 % des réserves mondiales de phosphate, le Maroc veut ainsi répondre à une partie de la demande en augmentant sa production de 10 % cette année.

« Dans les quatre prochaines années, la capacité de production pourrait augmenter de plus de 50 % », explique à MEE une source au sein de l’OCP sous couvert d’anonymat.

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Selon une analyse du Middle East Institute, un centre de réflexion basé à Washington, « en aidant à contrer la menace russe de militariser le lien alimentation-énergie, Rabat démontre son importance croissante pour l’Europe et les États-Unis en tant que partenaire géopolitique en Afrique subsaharienne ».

« Alors que l’Europe fait face à une guerre d’usure géoéconomique sur deux fronts avec la Russie, le projet du Maroc d’augmenter sa production d’engrais […] modifie l’équation stratégique en contrant la capacité de Moscou à militariser l’alimentation et l’énergie », poursuit le think tank.

Bal diplomatique à Rabat

Fortement dépendant des engrais russes, le Brésil s’est tourné lui aussi vers le Maroc afin d’augmenter ses importations d’engrais.

En visite à Rabat en mai, dans le cadre de ce qu’il a appelé « la diplomatie du phosphate », le ministre brésilien de l’Agriculture Marcos Montes a rencontré le président d’OCP Mostafa Terrab, qui a annoncé dans la foulée le projet d’une usine de traitement de phosphate au Brésil.

Quelques jours plus tard, c’était au tour du vice-ministre de l’Agriculture japonais Takebe Arata de faire le déplacement au royaume pour demander une plus grande quantité de phosphates.

« Le Maroc est une puissance mondiale de phosphate et c’est pour cette raison que mon pays est intéressé par l’importation d’une grande quantité d’engrais », a-t-il déclaré à la presse le 16 mai.

Traduction : « Nous avons été très bien accueillis par le PDG Mostefa Terrab qui a annoncé son intention de collaborer avec le Plan national des engrais, lancé cette année par le président Jair Bolsonaro, et d’investir au Brésil avec l’installation d’une unité de traitement de phosphate. »

Au cours de la même période, la presse bangladaise a fait état d’une approbation par le gouvernement local d’une importation de 40 000 tonnes d’engrais auprès de l’entreprise marocaine.

L’Afrique subsaharienne, dont 60 % de la population vit de l’agriculture, n’est pas en reste.

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À travers ses douze filiales africaines, le géant du phosphate marocain étend de plus en plus son influence sur le continent, où selon nos informations, il compte construire de nouvelles usines dans les prochaines années.

Le groupe vient d’ailleurs de débloquer 550 000 tonnes d’engrais, soit 20 % de sa production, au profit des pays africains sous forme de dons ou de ventes à prix réduit.

Une annonce intervenue quelques jours après avoir offert 15 000 tonnes au Rwanda, où le groupe marocain ouvrira en 2023 une usine en partenariat avec le gouvernement de Paul Kagamé.

« Nous avons de la chance que nos amis de l’OCP aient fait don de 15 000 tonnes d’engrais DAP [diammonium phosphate, un des produits commercialisés par l’OCP]. Nous allons les injecter dans le secteur », s’est réjouie Gérardine Mukeshimana, ministre de l’Agriculture rwandaise, dans un entretien donné au journal local The New Times.

Même scénario au Niger, où le vice-président du groupe pour l’Afrique de l’Ouest Mohamed Hettiti a conduit, en juin, une délégation. Au cours de la visite, le responsable du géant du phosphate a annoncé un projet d’usine pour la production d’engrais.

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