Au Sahel, la doctrine algérienne à l’épreuve de la realpolitik
Depuis le début de la crise au Niger, avec le coup d’État qui a destitué le président Mohamed Bazoum au profit du général Abderrahmane Tchiani le 26 juillet, l’Algérie s’est retrouvée contrainte de gérer une forte tension avec cinq pays frontaliers sur les sept qui la côtoient.
À l’ouest, la frontière avec le Maroc est fermée depuis bientôt trente ans, et les relations diplomatiques rompues depuis deux ans. Le territoire du Sahara occidental est, quant à lui, le théâtre d’un conflit armé entre le Maroc, qui réclame un plan d’autonomie sous sa souveraineté, et le Front Polisario, appuyé par l’Algérie, qui appelle à un référendum d’autodétermination.
À l’est, depuis la chute de Mouammar Kadhafi il y a douze ans, la Libye n’a plus d’État central à même de contrôler le territoire.
Au sud, le Mali et le Niger, avec qui l’Algérie partage respectivement 1 300 et 1 000 kilomètres de frontières, ont été récemment le théâtre de coups d’État menés par des militaires, d’où une fragilité interne, accentuée par de puissantes pressions externes (la France, ancienne puissance coloniale, refuse de reconnaître le nouveau pouvoir au Niger). Ceci sans oublier le terrorisme qui sévit dans la région.
Seules la Mauritanie, au sud-ouest, et la Tunisie, à l’est, font exception, offrant un voisinage sans animosité particulière.
Une doctrine complexe
Cette situation rappelle à l’Algérie sa géographie. En effet, au premier regard, le pays offre, avec sa façade maritime de 1 200 kilomètres, l’image d’un État méditerranéen tourné vers l’Europe, préoccupé d’abord par ses relations avec une Europe prospère et un monde développé exigeant.
Mais la façade méditerranéenne de l’Algérie est en réalité d’une taille modeste, comparée aux frontières désertiques que le pays partage avec ses autres voisins, et qui sont quatre fois plus étendues.
Et actuellement, c’est à travers ces frontières désertiques que les menaces les plus urgentes se profilent. C’est à travers ces frontières, par exemple, qu’a eu lieu la plus grande opération terroriste menée en territoire algérien durant la dernière décennie.
L’attaque, revendiquée par des dissidents d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), contre le centre gazier de Tiguentourine – prise d’otages survenue en janvier 2013 dans laquelle, selon un bilan officiel algérien, 37 otages et 29 assaillants ont été tués –, avait été organisée à partir du nord Mali en passant par le Niger et la Libye.
Cette cohabitation avec des pays fortement déstabilisés a amené l’Algérie à élaborer progressivement une doctrine pour gérer la crise dans les pays du Sahel.
Une doctrine complexe, avec un modus operandi très élaboré, mais qui pèche par deux handicaps majeurs. D’une part, la complexité des solutions proposées par l’Algérie en complique l’application. D’autre part, ces solutions s’appuient sur un consensus interne et international très difficile à atteindre, les crises étant elles-mêmes le résultat de conflits internes, exacerbés par des puissances externes à l’Afrique.
Cette cohabitation avec des pays fortement déstabilisés a amené l’Algérie à élaborer progressivement une doctrine pour gérer la crise dans les pays du Sahel
On retrouve les éléments de cette doctrine dans toutes les propositions de l’Algérie concernant les pays en crise au Sahel et en Libye.
Le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, les a ainsi largement repris en présentant, le 29 août, le plan algérien pour le Niger : privilégier les solutions politiques inclusives, avec la participation de toutes les composantes politiques et sociales, à l’exception de celles qui prônent la violence ; rejeter toute intervention militaire externe ; refuser les changements non constitutionnels ; organiser des conférences nationales inclusives débouchant éventuellement sur une période de transition. Enfin, la démarche insiste sur le développement économique et social, avec l’appui de la communauté internationale.
Dans l’initiative algérienne en six points sur le Niger, le chef de la diplomatie algérienne a donc plaidé pour le « rejet de l’intervention militaire », allusion claire à celle envisagée par la CEDEAO, et a appelé à « privilégier les négociations et la solution politique ».
Une ingénierie qui fait défaut
Selon lui, il est « impératif de prioriser la solution politique et d’écarter le recours à la force », de rechercher « l’adhésion de toutes les parties autour de l’option pacifique, loin de toute intervention militaire », et de garantir « l’association et l’aval de toutes les parties au Niger, sans exclusion aucune ».
Cette démarche devrait être appuyée, selon M. Attaf, par « une conférence internationale sur le développement au Sahel », dans le souci « de mobiliser les financements nécessaires à la mise en œuvre des programmes de développement dans cette région », qui en a « cruellement besoin ».
Pour le Mali, l’accord parrainé par l’Algérie en 2015 mais non appliqué jusque-là, était encore plus détaillé. Il mettait en place ce qui s’apparente à un nouvel ordre constitutionnel, avec une « meilleure représentation des communautés qui composent le pays », quitte pour cela à réviser la Constitution.
L’accord prônait même une nouvelle organisation du territoire, avec notamment, à l’échéance 2018, « le transfert de 30 % du budget de l’État au profit des collectivités territoriales » qui seraient dotées de larges pouvoirs.
Il prévoyait également l’adoption d’une « Charte pour la paix, l’unité et la réconciliation nationale », et l’organisation d’une « conférence d’entente nationale ».
Les mesures à mettre en place étaient définies avec précision, avec toutefois un calendrier assez souple. Mais tout ceci demande une ingénierie qui fait défaut dans les pays en crise.
La démarche algérienne se trouve ainsi en porte-à-faux avec l’action de nombreux acteurs étrangers, qu’il s’agisse de grandes puissances ou d’acteurs de dimensions plus modestes
D’autre part, la démarche algérienne mise sur un hypothétique soutien international, qu’il s’agisse du Mali, du Niger ou de la Libye.
L’accord de 2015 sur le Mali prévoit, par exemple, « l’engagement de la communauté internationale à garantir la mise en œuvre effective et le respect des dispositions » de l’accord, en lui apportant un « soutien politique, diplomatique, financier, technique et logistique ».
Les mêmes principes sont énoncés à propos de la Libye, où l’Algérie a affirmé son « refus absolu de toute ingérence étrangère », appelant en parallèle « toutes les composantes et parties libyennes à un retour rapide au processus du dialogue national inclusif ».
La démarche algérienne se trouve ainsi en porte-à-faux avec l’action de nombreux acteurs étrangers, qu’il s’agisse de grandes puissances ou d’acteurs de dimensions plus modestes.
Des consensus de plus en plus difficiles à trouver
En fait, si l’instabilité au Sahel est liée aux conflits internes, elle est aussi le résultat de jeux d’influence sur lesquels les Africains n’ont guère de prise.
France, États-Unis, Russie, Chine, Europe et, dans un deuxième cercle, Turquie, Israël, Émirats arabes unis et Qatar tentent tous de peser sur le sort du continent.
La Françafrique et le groupe Wagner sont les acteurs externes les plus médiatisés, mais leur influence, déclinante pour la première, difficile à cerner pour le second, sont fortement concurrencés par les autres acteurs, désireux de s’implanter dans un continent qui devrait compter 2,5 milliards d’habitants, cinq fois plus que l’Europe, avant la fin du siècle.
Cette compétition féroce ne laisse guère de place aux compromis et aux consensus, ce qui réduit considérablement la marge de manœuvre des solutions prônées par l’Algérie.
Car si une solution nécessite l’aval de tous les acteurs, la défaillance d’un seul d’entre eux suffit pour la faire capoter. Et en l’état actuel des relations internationales, avec des tensions exacerbées par la crise ukrainienne, les consensus deviennent de plus en plus difficiles à trouver.
La situation se complique davantage quand ce sont les alliés traditionnels qui font faux bond. C’est le cas par exemple de la présence russe en Libye et au Mali.
En Libye, la Russie a décidé d’appuyer le maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle l’est du pays. Celui-ci bénéficie du soutien d’éléments du groupe Wagner, qui seraient au nombre de 1 200 à ses côtés.
L’Algérie, qui soutient le gouvernement de Abdel Hamid Dbeibah, reconnu par l’ONU, est hostile à la présence de mercenaires. Elle a même fait de leur départ un préalable pour le règlement des crises au Sahel. C’est un sérieux sujet de discorde avec la Russie, même s’il est traité discrètement jusque-là.
S’il se confirme, l’appui américain pourrait changer la donne. Et permettre à la région du Sahel d’entrevoir des solutions différentes de celles imposées jusque-là
Malgré ces handicaps, la diplomatie algérienne continue de s’activer. Et sa démarche semble gagner du terrain. Signe de cette avancée, les États-Unis en partageraient largement les contours.
C’est du moins ce qui est ressorti de la dernière rencontre entre le secrétaire d’État américain Antony Blinken et Ahmed Attaf le 9 août à Washington.
Selon le compte-rendu de la partie algérienne, les deux ministres auraient relevé « la convergence des positions des deux pays » ainsi que leurs « démarches en vue de privilégier des solutions pacifiques à ces crises afin d’éviter à la région les risques de l’option militaire ».
S’il se confirme, l’appui américain pourrait changer la donne. Et permettre à la région du Sahel d’entrevoir des solutions différentes de celles imposées jusque-là, des solutions qui n’ont débouché que sur la violence, les coups d’État et le terrorisme.
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