L’Occident ne s’inquiète de l’influence néfaste des Émirats que lorsqu’ils aident Poutine
Des représentants américains, européens et britanniques ont déclaré que leur visite début septembre aux Émirats arabes unis s’inscrivait « dans le cadre d’un effort plus large avec une série de pays “partenaires” » déployé pour discuter de sanctions et d’autres mesures visant à empêcher les Russes de mettre la main sur des composants électroniques.
Les Émiratis ont souligné qu’il s’agissait d’une occasion de mettre en avant le cadre de contrôle de leurs exportations.
Personne ne devinerait, à la lecture de ces déclarations, que les exportations de composants électroniques des Émirats vers la Russie ont été multipliées par sept pour atteindre près de 283 millions de dollars, selon les données des douanes russes analysées par la Free Russia Foundation.
En 2022, le pays du Golfe a exporté vers la Russie quinze fois plus de puces électroniques – souvent fabriquées aux États-Unis – que l’année précédente, ainsi que 158 drones.
Les oligarques russes qui se soustraient aux sanctions américaines ont gonflé le marché immobilier dubaïote, alors que plus d’une centaine d’avions ont été immobilisés à l’aéroport international Al Maktoum de Dubaï, dont un Boeing 787 Dreamliner d’une valeur de 250 millions de dollars appartenant à Roman Abramovitch, ancien propriétaire du Chelsea, club de football londonien. Les États-Unis et l’Union européenne (UE) interdisent aux compagnies d’assurer ou d’entretenir leurs avions.
L’arrivée de riches immigrés russes a inondé le marché local de liquidités. Selon Capital Economics, les flux de devises étrangères vers les Émirats arabes unis augmentent de 20 % par mois depuis mai 2022.
Mais l’essor considérable du commerce russe est à double sens. L’an dernier, les Émirats ont acheté un nombre record de 60 millions de barils de pétrole russe et pour 4 milliards de dollars d’or russe, soit un bond impressionnant par rapport aux 61 millions de dollars déboursés l’année précédente.
Il n’est donc pas étonnant qu’Elizabeth Rosenberg, secrétaire adjointe du département du Trésor américain en charge de la lutte contre le financement du terrorisme et les crimes financiers, ait qualifié les Émirats arabes unis de « pays à surveiller » dont les relations avec la Russie font l’objet d’une enquête.
Les États-Unis et l’UE s’affolent au sujet des liens entre Abou Dabi et la Russie. Ils auraient tout aussi bien pu examiner les parties orientale, occidentale et méridionale de la toile d’araignée tissée par le président émirati Mohammed ben Zayed (MBZ). Il y a là aussi beaucoup de raisons de s’inquiéter.
Toutes ses interventions peuvent être considérées comme contraires aux intérêts clés de l’Occident. Chacune de ces interventions perturbe la stabilité régionale. Chacune vient grossir la file d’attente de migrants sur les côtes libyennes et tunisiennes.
Un jeu de projection de pouvoir
Au Yémen, la politique émiratie consiste à séparer le nord du sud, à contrôler le port stratégique d’Aden et à s’emparer complètement de l’île de Socotra. Le soutien apporté par les Émirats au Conseil de transition du Sud leur a offert le contrôle d’un grand nombre de ports et d’îles yéménites ainsi que l’accès au détroit stratégique de Bab el-Mandeb et à la Corne de l’Afrique.
Cela va directement à l’encontre des intérêts de leurs deux voisins immédiats, l’Arabie saoudite et Oman. Riyad vient d’annoncer des pourparlers de paix avec les Houthis dans le but de mettre fin à la guerre. Les Saoudiens ont maintenu une présence à l’extrême est du sud du Yémen en tant que zone tampon entre les séparatistes soutenus par les Émiratis et Oman. Oman comme l’Arabie saoudite sont menacés par les manœuvres émiraties.
Le coût humain des guerres de MBZ ne l’intéresse guère. Son jeu est un jeu de projection de pouvoir. Il est l’araignée au centre d’une toile de plus en plus grande
La rivalité saoudo-émiratie porte sur les ports et le pétrole plutôt que sur la population et la prospérité du Yémen. Selon des rapports divulgués à Al Jazeera en 2018, Riyad prévoyait de construire un oléoduc transportant le pétrole saoudien jusqu’à Nishtun, près de la frontière omanaise, ce qui lui aurait permis de contourner le détroit d’Ormuz. Cela aurait porté un coup au réseau de transport émirati.
Au Soudan, les Émirats ont soutenu la tentative de prise de pouvoir du chef de guerre Mohamed Hamdan Dagalo, surnommé Hemetti, le 15 avril.
Le conflit a été déclenché par une tentative d’intégration au sein de l’armée régulière des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) de Hemetti, anciennement appelés Janjawids. Dans les premières heures du conflit, des combattants des FSR ont acculé le général Abdel Fattah al-Burhan, chef des Forces armées soudanaises (FAS), dans le sous-sol de sa résidence située près de l’aéroport de Khartoum, dans le but de prendre le pouvoir.
Si la tentative de prise de pouvoir de Hemetti a échoué, comme la plupart des coups d’État soutenus par les Émiratis, elle a déclenché une guerre civile brutale qui a fait 4 000 morts à ce jour et déplacé 4,5 millions de Soudanais.
En Libye, Khalifa Haftar, un autre seigneur de guerre soutenu par les Émiratis, n’est pas parvenu à s’emparer de Tripoli en 2019. Depuis lors, le pays est fracturé et chaque centre de pouvoir de la constellation complexe de la Libye a été affaibli, au grand détriment de tous les Libyens.
L’effondrement récent d’un barrage qui a provoqué des inondations cataclysmiques à Derna s’est produit sur le territoire de Haftar. Mais les aventures étrangères ont toujours la priorité sur la bonne gouvernance et l’entretien des infrastructures vitales. Aguila Salah, président du Parlement de l’est de la Libye, a qualifié la destruction de Derna de fait du « destin ».
Haftar a soutenu Hemetti contre la volonté des Égyptiens, qui avaient auparavant soutenu les efforts déployés par le général libyen pour s’emparer de l’ouest du pays sous le contrôle de Tripoli. Saad Bou Shradah, membre du Conseil d’État libyen originaire du sud du pays, a déclaré à Middle East Eye que les Forces armées arabes libyennes de Haftar transportaient par avion du matériel militaire depuis leur territoire jusqu’en République centrafricaine, d’où il est acheminé en voiture jusqu’au Soudan par la frontière.
En Centrafrique, la situation militaire est encore plus instable. Affaibli par la perte de l’ensemble de ses hauts commandants disparus dans l’avion d’Evgueni Prigojine, le groupe Wagner a subi de nouvelles pertes importantes en Centrafrique dans le cadre d’un effort visant à assurer un troisième mandat au président Faustin-Archange Touadéra.
Lassé du soutien russe, Touadéra s’est tourné à nouveau vers les anciens colonisateurs français. Wagner cherche à se retirer.
« Wagner et le gouvernement centrafricain – et cela fait peut-être partie de la tactique de retrait de Wagner – désirent sécuriser la situation de leur allié au Soudan, les FSR, et ils ont donc remis d’énormes quantités d’armes aux FSR en passant par la frontière soudano-centrafricaine », a déclaré à MEE Abdu Buda, porte-parole de l’Unité pour la paix en Centrafrique, un groupe d’opposition.
Les FSR continuent de nier l’existence de toute aide extérieure dans leur lutte contre l’armée soudanaise. Mais ces dénégations sont vides de sens. La découverte de bombes thermobariques achetées par les Émirats arabes unis entre les mains des FSR invite à penser qu’Abou Dabi consolide la puissance de combat de Hemetti.
L’homme au centre du chaos
Ce qui relie tous ces conflits et relie Abou Dabi à chacun d’entre eux, c’est l’or.
Hemetti s’est constitué une immense fortune personnelle en pillant des mines d’or illégales au Soudan et en expédiant son butin sur le marché de l’or d’Abou Dabi, où lui et son frère Abdul Rahim Dagalo placent leur argent.
Si le ministère soudanais des Mines affirme que 80 % de l’or soudanais est exporté illégalement, la majeure partie de ce commerce passe par Abou Dabi, qui est la principale plaque tournante de l’or africain sans licence.
Le département du Trésor des États-Unis ne fait qu’effleurer ce réseau. Le 6 septembre, il a annoncé des sanctions à l’encontre d’Abdul Rahim Dagalo pour « des massacres de civils, des meurtres à caractère ethnique et le recours à la violence sexuelle ».
Le département d’État américain a en outre inscrit le général des FSR Abdel Rahman Jumma sur sa liste noire pour l’enlèvement et l’assassinat du gouverneur du Darfour-Occidental Khamis Abakar et de son frère.
Mais le gouvernement américain n’a encore rien fait pour contenir sérieusement MBZ, l’homme au centre de ce chaos, tandis que les Émirats arabes unis poursuivent leur partenariat de longue date en matière de sécurité avec Washington. Ses manigances, son argent et ses armes dévastent des pays les uns après les autres. Ses intermédiaires ont tous un long passif en matière de violations des droits de l’homme.
Il est tout simplement faux d’affirmer que le djihad émirati se limite à la lutte contre l’islam politique.
Les alliés de MBZ en Afghanistan sont les Haqqani, la force de combat la plus efficace des talibans. Sirajouddine Haqqani, le fils du fondateur du réseau, est devenu ministre de l’Intérieur, prenant possession des portefeuilles clés de la sécurité intérieure et du renseignement.
Il s’agit d’une pure manœuvre de realpolitik de la part d’Abou Dabi, qui a tenté de garder un pied dans la porte en offrant au président pro-occidental déchu Ashraf Ghani un refuge cinq étoiles après la prise de pouvoir des talibans.
Les manœuvres émiraties visent à limiter l’influence du Qatar sur l’aile la plus modérée des talibans, qui a participé à de longs pourparlers de paix à Doha. Et le schéma est le même que pour Hemetti. Grâce à des sociétés écrans et à un réseau d’expatriés afghans, les Haqqani disposent d’une infrastructure solide aux Émirats.
Ainsi, après l’échec des négociations entre le Qatar et la Turquie sur la gestion de l’aéroport de Kaboul, c’est un consortium émirati, GAAC, qui a remporté le contrat.
Le coût humain de ses guerres – qui se compte en dizaines de milliers de Yéménites, de Soudanais, de Libyens et d’Égyptiens tués – n’intéresse guère MBZ. Son jeu est un jeu de projection de pouvoir. Il est l’araignée au centre d’une toile de plus en plus grande.
À une époque, MBZ s’est même engagé à changer de cap. Il y a deux ans, de hauts responsables émiratis ont affirmé avoir procédé à une « évaluation stratégique » de la politique étrangère, qui comprenait, entre autres désastres, le siège de leur voisin qatari. À l’époque, ils se sont demandé ce qu’ils avaient réellement accompli en Égypte, en Tunisie, au Yémen et en Libye.
Le changement de cap des Émiratis concernait leurs relations avec la Turquie, où ils ont également essayé en vain de se débarrasser du président Recep Tayyip Erdoğan en soutenant la tentative de coup d’État des gülenistes en 2016. Leur nouvelle politique visait prétendument à étendre leur influence par le biais d’une coopération économique plutôt que par des interventions militaires.
Tout cela s’est révélé être un leurre.
Mais une fois de plus, les États-Unis, dont 5 000 militaires sont stationnés sur la base aérienne al-Dafra à Abou Dabi, ne font rien.
Une double illusion
Le Yémen et le Soudan ont ouvert une large fissure dans les relations entre Riyad et Abou Dabi. Le Premier ministre et prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) et MBZ se sont abstenus de s’adresser la parole pendant la majeure partie de cette année.
En juillet, MBS a appelé MBZ pour lui présenter ses condoléances après le décès de son demi-frère Saeed ben Zayed. Les deux hommes se sont également rencontrés brièvement en marge du sommet du G20 qui s’est tenu en Inde début septembre. La paix n’est cependant pas revenue entre les deux dirigeants.
Immédiatement après le sommet du G20, MBS s’est rendu à Oman, rival régional des Émirats arabes unis. Cette visite a donné lieu à l’annonce d’une avancée dans la guerre au Yémen, les Houthis ayant accepté de tenir des pourparlers de paix à Riyad.
Le maréchal Mehdi Hussein al-Machat, chef du Conseil politique suprême des Houthis, a salué les efforts de paix : « En réponse à la médiation d’Oman, la délégation nationale, accompagnée de la délégation omanaise, se rendra à Riyad pour achever les consultations avec la partie saoudienne », s’est-il félicité.
Si cette rencontre en marge du sommet du G20 avait pour but de contrer les rumeurs de rupture entre les deux hommes qui circulaient sur les réseaux sociaux, elle n’a pas entamé la virulence des attaques des porte-parole saoudiens habilités.
Mohammed al-Zalfa, ancien membre du Conseil de la Choura, a déclaré que les Émirats arabes unis cherchaient à jouer au Yémen un rôle qui les dépasse : « Il semblerait que les Émirats arabes unis soient allés trop loin dans leurs projets, au-delà de leurs capacités. »
L’analyste politique saoudien Khalid al-Hemail s’en est pris aux Émirats arabes unis sur X (anciennement Twitter) sans citer explicitement le pays : « Il y a [un État] qui cherche à servir ses propres intérêts aux dépens de la souveraineté de l’État yéménite. Malheureusement, il cherche à poser des fondations en cultivant des milices le long du littoral du Yémen ainsi qu’à Aden et ailleurs, en imaginant [que ces milices] deviendront les outils avec lesquels il combattra et repoussera les intérêts saoudiens. » Il a ensuite indiqué avoir dû retirer son tweet à la demande d’amis saoudiens et émiratis.
En juillet, le Wall Street Journal a rapporté que le prince héritier saoudien avait menacé d’imposer des sanctions aux Émirats arabes unis lors d’une conversation privée avec des journalistes l’an dernier. Il est clair qu’il ne s’agit pas d’une simple prise de bec entre les membres les plus riches du Conseil de coopération du Golfe.
Alors que l’Amérique recule dans le Golfe, une lutte de pouvoir se joue pour savoir qui a le dessus dans la région. MBZ pense que Mohammed ben Salmane lui est redevable pour le rôle incontestable qu’il a joué en présentant au clan Trump un prince saoudien inconnu alors âgé de 29 ans. MBS estime quant à lui qu’il n’a plus besoin d’un tuteur.
Tous ces bouleversements alimentés par son voisin beaucoup plus petit menacent ses investissements futuristes dans l’ouest du royaume, qui constituent l’élément central de son plan de modernisation du pays.
Alors que l’Amérique recule dans le Golfe, une lutte de pouvoir se joue entre les Saoudiens et les Émiratis pour savoir qui a le dessus dans la région
MBZ est victime d’une double illusion. Il possède d’immenses richesses et n’a guère subi de contraintes de la part de Washington jusqu’à présent.
Bien au contraire, pendant la majeure partie de la dernière décennie, MBZ a dicté le discours de sa guerre contre l’islam politique en achetant des think tanks dans la capitale américaine et en se comportant de la même manière que le lobby israélien pour façonner le débat.
On aurait pu penser que les responsables à Washington et dans les capitales européennes commenceraient à faire le lien entre d’un côté, l’instabilité record et les mouvements de populations déplacées au Soudan, en Libye, en Tunisie et dans le Sahel, et, de l’autre, le nombre record de migrants arrivant à Lampedusa.
Mais à un moment ou à un autre, ce jeu va mal se terminer. S’il est aussi prompt à réagir que tout le monde le dit, le président émirati devrait vraiment lire dans le marc de café avant qu’il ne soit trop tard.
Comme le lui rappelle sans cesse son grand voisin, son fief est minuscule.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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