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Jeux d’ombres en mer Rouge : la ruée vers les ports soudanais s’intensifie

Alors que des pêcheurs interrogés par MEE affirment avoir été attaqués par des combattants russes au large des côtes soudanaises, la région fait l’objet d’une lutte entre Moscou, Washington et d’autres puissances avides de pouvoir et de profits
Navire russe en mer Rouge au large de Port-Soudan, en 2021 (AFP)

Des choses étranges se produisent le long du littoral soudanais.

Des agents étrangers semblent vivre sur de petites îles de la mer Rouge, où ils surveillent les eaux qui les entourent et dont ils chassent les habitants. 

Des contrats de plusieurs milliards de dollars sont conclus et défaits. Le monde entier débarque sur les côtes africaines, avec des rêves de pouvoir et de profits plein la tête. Dans l’ombre, à l’abri des regards indiscrets, un jeu s’est installé.

Des pêcheurs de l’extrême sud du Soudan interrogés par Middle East Eye affirment avoir été attaqués et chassés de leurs eaux par des étrangers armés au large d’une île proche du port d’Agig, au sud de Port-Soudan, près de la frontière avec l’Érythrée.

« Nous avons été attaqués par des étrangers alors que nous pêchions près du port d’Agig. Ils étaient blancs et je crois qu’ils étaient russes »

– Un pêcheur soudanais

Des témoins oculaires dans ces zones méridionales du littoral soudanais de la mer Rouge se disent certains d’une présence militaire étrangère sur des îles situées dans les eaux territoriales soudanaises. 

L’un des pêcheurs soudanais interrogés par MEE, souhaitant rester anonyme pour des raisons de sécurité, pense que les assaillants armés sont russes et affirme les avoir vus prélever des échantillons de sol.

« Nous avons été attaqués par des étrangers alors que nous pêchions près du port d’Agig. Ils étaient blancs et je crois qu’ils étaient russes, parce que j’ai vu des Russes à d’autres endroits de la région et ils leur ressemblaient beaucoup », indique le pêcheur, qui précise toutefois que ces individus pouvaient venir d’une autre nation occidentale.

Personne ne semble savoir exactement qui sont ces individus et ce qu’ils font au Soudan. Les autorités à Tokar, la localité la plus proche, n’ont pas répondu aux questions formulées par MEE.

Cependant, la présence de combattants étrangers armés intervient dans un contexte marqué par une intensification de la ruée vers la mer Rouge, où une multitude d’acteurs internationaux cherchent à s’implanter. 

Une ruée vers la mer Rouge

Long de 750 km, le littoral soudanais de la mer Rouge suscite un vif intérêt étranger et les ambitions d’un certain nombre d’acteurs internationaux s’imbriquent avec la situation intérieure précaire du pays. 

Les États-Unis, la Russie, les Émirats arabes unis, le Qatar, l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Chine, la Turquie et d’autres puissances se disputent le contrôle des ports soudanais, une situation qui engendre des conflits d’intérêts dans une période de grande insécurité politique, économique et militaire. 

carte soudan

Cette concurrence a exacerbé le conflit entre les civils et l’armée au Soudan : l’accord-cadre signé en décembre sous l’égide de la communauté internationale, qui vise à placer le Soudan sur la voie d’élections dans un délai de deux ans, se heurte à une vive résistance dans la rue. 

La bataille pour la mer Rouge fait également partie d’un jeu de trônes auquel se livrent les deux hommes les plus puissants du Soudan, le général Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdan Dagalo, alias Hemetti.

Dirigeant de facto du pays, Burhan est à la tête des Forces armées soudanaises, tandis que Hemetti, son adjoint, dirige la milice des Forces de soutien rapide (RSF). 

Une présence militaire 

La concurrence locale et internationale le long du littoral soudanais est désormais aussi bien militaire qu’économique.

Les États-Unis et la Russie sont ouvertement en concurrence et exercent des pressions sur différentes parties de la société soudanaise dans le cadre de cette rivalité.

Lors d’une récente visite à Khartoum, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a souligné les progrès de l’accord précédent entre le Soudan et la Russie visant à établir une base navale russe en mer Rouge et expliqué qu’il ne manquait qu’une ratification de la part de l’assemblée législative soudanaise.

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« Vous savez, cet accord a été signé précédemment entre les deux pays et il n’attend que d’être légalisé », a déclaré Lavrov.

Un ancien officier supérieur des services de renseignement militaire, s’exprimant sous couvert d’anonymat, pense que l’armée soudanaise et les RSF sont dans le camp de la Russie et de la Chine mais qu’elles se heurtent à la pression d’acteurs internationaux dirigés par les États-Unis.

« Béchir a donné aux Russes l’autorisation de construire une base militaire dans la région de la mer Rouge en 2018 après sa visite historique à Moscou », indique la source, en référence à l’ancien dirigeant soudanais qui a régné sur le pays de 1989 à 2019 avant d’être chassé du pouvoir par un soulèvement démocratique. 

« Le Commandement des États-Unis pour l’Afrique a fait pression sur l’armée et le gouvernement de transition soudanais, alors ils ont gelé l’accord en 2021. Mais permettez-moi de vous dire que la mentalité militaire soudanaise dans le choix de ses alliés n’a pas changé depuis l’ère Béchir. » 

La base maritime de Hemetti

Une concurrence se joue également au sein de l’armée, dans la mesure où les RSF dirigées par Hemetti cherchent à s’implanter solidement dans la région. 

Les photos satellites ci-dessous consultées par MEE montrent que les RSF ont tenté de construire leur propre base militaire à Dungonab et Auteri, deux petits ports situés à plus de 150 km au nord de Port-Soudan. Ces projets ont échoué en raison de la résistance locale. 

Photographies satellites montrant les emplacements prévus des bases des RSF en mer Rouge (MEE)
Photographies satellites montrant les emplacements prévus des bases des RSF en mer Rouge (MEE)

Un document obtenu par MEE par l’intermédiaire de dirigeants locaux montre que des conflits tribaux ont éclaté après que des terres dans ces deux secteurs ont été données aux RSF en vue d’établir une base militaire.

Selon le document, le préfet de police de la localité de Gabait, où se trouvent les deux sites, a ordonné l’arrêt de l’attribution d’un terrain aux RSF.

Selon un chef local de la tribu des Bishari, les RSF ont apporté une importante aide financière et au développement aux habitants de la région. La source ajoute que la milice a réussi à pousser les dirigeants locaux à accepter l’implantation d’une base des RSF.

« Les RSF n’ont pas uniquement rendu de nombreux services afin de gagner le soutien des locaux, elles ont aussi apporté beaucoup aux dirigeants eux-mêmes, ce qui les a en partie poussées à accepter l’établissement de la base », indique le chef tribal. 

« Mais le préfet est intervenu et a tout arrêté. Par ailleurs, il est traditionnellement interdit à toute personne non issue de la région de s’approprier des terres publiques appartenant à une tribu spécifique, sauf si cette dernière lui en donne l’autorisation », précise la source.

D’autres accords

En décembre, le Soudan et les Émirats arabes unis ont conclu un accord préliminaire de 6 milliards de dollars pour développer et exploiter le port d’Abu Amama bordant la mer Rouge. L’accord prévoit la construction d’un aéroport, la mise en œuvre d’un projet agricole à grande échelle et la construction de dizaines de voies ferrées et de routes pour relier le Nil à la mer Rouge.

L’accord signé entre le gouvernement soudanais et un consortium émirati comprenant Abu Dhabi Ports Group et Invictus Investment Company PLC, propriété du magnat soudanais Osama Daoud Abdellatif, a été remis en question par la communauté locale et les employés de la Sea Ports Corporation, un organisme public soudanais. 

Selon un membre éminent de la tribu des Bishari, propriétaire traditionnelle de la région entourant le secteur d’Abu Amama, il est difficile de savoir ce que l’accord apportera à la communauté locale au-delà de la perte de terres. 

Pêcheurs au large des côtes soudanaises, près du port d’Abu Amama (MEE/Mohammed Amin)
Pêcheurs au large des côtes soudanaises, près du port d’Abu Amama (MEE/Mohammed Amin)

« Nous n’avons aucun problème avec le développement local visant à améliorer la situation de la population et à moderniser la région, mais nous voulons des garanties et de la transparence, des choses qui manquent dans cet accord car il a été signé sans qu’on ait été consultés », affirme la source.

Mohammed Ahmed Alawad, vice-président de la Sea Ports Corporation, indique à MEE que l’accord n’en est qu’aux phases initiales et sera examiné par les équipes techniques de la société.

« Les équipes techniques en charge du transport maritime, des finances, des affaires juridiques et autres doivent examiner l’accord dès que nous l’aurons reçu du gouvernement », précise-t-il. 

La Chine participe elle aussi à ce grand jeu en mer Rouge. Le port de Haidob, situé à 80 km au sud de Port-Soudan, a été construit par la China Harbour Engineering Company et fait partie de la route de la soie maritime du XXIe siècle tracée par la Chine.

Ouvert en 2020, ce port dont le coût s’est élevé à 141 millions de dollars est affecté à l’exportation de bétail – notamment de dromadaires – vers la Chine et le Golfe, selon son directeur Mohammed Alhassan.

Interrogé par MEE, il affirme que Haidob devrait être « le premier port d’exportation de dromadaires de l’Afrique vers la Chine ».

La Chine possède également deux ports à Bushair, à une trentaine de kilomètres de Port-Soudan, destinés à l’exportation du pétrole du Soudan et du Sud-Soudan, pays enclavé.

À l’heure actuelle, le Soudan tente également de résoudre des complications liées à des accords signés sous l’ère Béchir. L’une d’elles concerne la suspension d’un accord conclu avec une société philippine. Une autre concerne un accord de 4 milliards de dollars signé avec le Qatar en 2018 pour moderniser le port de Suakin, dans le nord-est du Soudan.

Une source du port maritime indique toutefois que l’accord semble avoir été gelé après l’éviction de Béchir en avril 2019.

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« L’accord était préliminaire et il semblerait qu’il n’ait pas été développé après la révolution, car les responsables politiques tant à Doha qu’à Khartoum ne semblent pas s’y intéresser après le changement politique au Soudan », explique la source. 

Un accord conclu en décembre 2017 entre le Soudan et la Turquie pour la reconstruction et la restauration de l’île historique de Suakin, sur la côte de la mer Rouge, a également alarmé l’Arabie saoudite et l’Égypte

Selon les informations relayées, le port de Suakin, datant de l’époque ottomane, a fait l’objet d’un bail de 99 ans accordé à la Turquie, une opération visant à donner un second souffle à l’île en tant que centre touristique pour les pèlerins du hadj.

À la suite de la révolution soudanaise, l’accord aurait été rompu par le nouveau gouvernement soudanais, ce que la Turquie a toutefois démenti.  

En se rendant sur l’île, Middle East Eye a constaté que les travaux réalisés par l’Agence turque de coopération et de développement se poursuivaient. 

Porte d’entrée du Soudan et de la région au sens large – 90 % du commerce soudanais passe par Port-Soudan –, l’État de la Mer Rouge est également la région aurifère la plus riche du Soudan : des sociétés minières russes, turques, égyptiennes et d’autres pays y opèrent aux côtés de la société soudanaise Ariab Mining Company.

Il s’agit là d’une autre prise somptueuse que les puissances mondiales se disputent au Soudan. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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