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Abu Dhabi Secrets : comment les Émirats exportent leur campagne de diffamation à travers l’Europe

Ce qui était au départ une tentative d’Abou Dabi de rivaliser dans l’environnement régional de l’information s’est mué en une subversion du discours sociopolitique en Europe
Le président français Emmanuel Macron (à droite) accueille le président émirati Mohammed ben Zayed à Paris, le 11 mai 2023 (AFP)
Le président français Emmanuel Macron (à droite) accueille le président émirati Mohammed ben Zayed à Paris, le 11 mai 2023 (AFP)

Les révélations faisant suite à la fuite de plus de 78 000 documents ont récemment fait la une des journaux à travers l’Europe.

Ce que ces documents ont révélé ressemble à l’intrigue d’un roman de gare : une société de renseignement privée suisse travaillant pour le compte d’une monarchie du Golfe a lancé une attaque à grande échelle contre des citoyens européens, des groupes de la société civile et des entreprises dans dix-huit pays. 

Les lecteurs européens ont été surpris. Pourtant, cette campagne de diffamation au style presque amateur n’est que la partie émergée de l’iceberg d’une campagne menée par les Émirats arabes unis (EAU) pour subvertir le discours en Europe depuis plusieurs années. 

Abou Dabi a acquis une expérience considérable ces dix dernières années en imitant les compétences de subversion de la Russie

Même s’il s’agissait au départ d’une tentative d’Abou Dabi de rivaliser dans l’environnement de l’information contre ses adversaires, cela s’est mué en une subversion du discours sociopolitique en Europe, ciblant non seulement les Européens musulmans, mais tout universitaire, journaliste ou décideur politique défendant la justice sociale et critiquant l’oppression autoritaire. 

Dans mon nouveau livre, je définis la subversion comme « l’utilisation telle une arme des récits dans le but d’inciter les publics cibles à prendre volontairement la décision prédéterminée souhaitée par le guerrier de l’information ». 

Abou Dabi a acquis une expérience considérable ces dix dernières années en imitant les compétences de subversion de la Russie. Tous deux mènent le même combat : promouvoir la stabilité autoritaire au Moyen-Orient et en Afrique, et démobiliser la société civile, qu’ils considèrent comme une menace fondamentale pour la sécurité du régime. 

Une version moderne du maccarthysme

Les deux pays ont cultivé de vastes réseaux d’information d’universitaires, de décideurs et de journalistes qui, lorsqu’ils ne sont pas payés directement, sont des « idiots utiles » se portant volontiers volontaires pour leurs campagnes narratives.

Mais contrairement à la Russie, les Émirats ne sont pas encore classés comme ennemis et leurs campagnes d’intimidation n’ont longtemps pas été prises au sérieux. Aux yeux de nombreux Européens, elles concernent « juste » les intérêts des musulmans européens.

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Pourtant, l’épouvantail islamiste qu’Abou Dabi a créé n’est plus seulement un outil pour lutter contre l’extrémisme violent (un domaine connu sous le nom de CVE).

La croisade émiratie contre les « Frères musulmans » ressemble à une version moderne du maccarthysme, répandant des récits basés sur la peur concernant un prétendu réseau conspirateur de Frères musulmans qui cherchent à s’emparer de l’Europe. 

La confrérie est devenue une étiquette fourre-tout pour vilipender, délégitimer et ostraciser des individus, des organisations et même des entreprises.

Le fait que beaucoup sur la liste établie par la firme suisse Alp Services, pour le compte d’Abou Dabi, ne soient même pas musulmans montre la vacuité du concept. 

Mais cela a fonctionné. Ce récit dévoyé recycle une intolérance remontant à très loin, rappelant de manière stupéfiante les arguments trouvés dans un article orientaliste de 1913 intitulé « La menace du panislamisme », qui mettait en garde contre une conspiration islamiste.

Lorsque Alp Services a diffusé sa liste inexacte d’individus et d’organisations affiliés aux « Frères musulmans » à son réseau de journalistes et de décideurs politiques, cela a touché un point sensible chez les Européens. 

Ils fournissent des munitions aux nœuds les plus sinistres des réseaux d’information des EAU : les islamophobes d’extrême droite

La notion selon laquelle il existait un réseau omnipotent et omniprésent de Frères musulmans conspirant pour saper la société européenne avait besoin d’« idiots utiles » pour être diffusée.

Cette approche fait écho aux préjugés inhérents, attirant des essaims d’experts pseudo-scientifiques en CVE comme le miel attire les abeilles. Beaucoup s’étaient habitués à gagner rapidement de l’argent en conseillant les gouvernements européens sur la façon de se défendre contre l’homme de paille islamiste qu’ils avaient créé. 

Le récit touche les libéraux illibéraux qui renversent les réalisations des Lumières, essayant de réprimer les idées qu’ils jugent potentiellement nuisibles à leur interprétation radicale du libéralisme. Ils peuvent compter sur le soutien de soi-disant « musulmans progressistes » qui cherchent désespérément l’approbation de leurs pairs non musulmans

Ils fournissent des munitions aux nœuds les plus sinistres des réseaux d’information des EAU : les islamophobes d’extrême droite qui tentent désespérément de protéger l’Occident des hordes imaginaires de musulmans prosélytes conspirant pour le « grand remplacement ». 

Croisade contre-révolutionnaire

Avec l’aide de ses fantassins volontaires ou non, Abou Dabi a stratégiquement fait mûrir l’environnement CVE au cours de la dernière décennie pour faire tomber sa théorie du complot alarmiste des Frères musulmans sur un terreau fertile. 

Les think tanks et les chercheurs sont financés par l’argent émirati et offrent des débouchés pour publier leur pseudo-science sur les Frères musulmans. Les journalistes sont abreuvés de commentaires « d’experts ».

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Et les conseillers en communication tels qu’Alp Services ont aidé à colporter ces récits dévoyés à la porte des décideurs politiques qui, dans le contexte de l’extrémisme violent, sont souvent des récipients vides attendant d’être remplis de points à mettre en avant. 

Comme toute bonne campagne de subversion, l’ingérence émiratie dans l’environnement de l’information en Europe a incité les publics cibles à modifier volontairement leurs attitudes et leur comportement non seulement envers les citoyens musulmans, mais plus largement envers la croisade contre-révolutionnaire régionale des Émirats à travers le Moyen-Orient. 

En conséquence, l’environnement de l’information s’est polarisé davantage et les soupçons à l’égard des musulmans et des organisations musulmanes se sont répandus.

Au milieu du débat houleux sur la migration et l’intégration, l’épouvantail des EAU a attisé les flammes de la xénophobie et de l’islamophobie, mobilisant de nouveaux publics – tout en organisant des campagnes de diffamation contribuant à démobiliser et à réduire au silence les voix musulmanes. 

Bien plus encore, les réseaux alignés sur les Émirats ont changé le discours pertinent pour les politiques. Au Royaume-Uni, l’environnement de l’information a mûri pour que le gouvernement Cameron aille jusqu’à enquêter sur les Frères musulmans en 2014 – une enquête forcée de bas en haut, par le biais des réseaux d’information des Émirats arabes unis, et contrainte de haut en bas par la politique étrangère transactionnelle émiratie

La peur des Frères musulmans a créé un argument apparemment assez fort pour qu’Abou Dabi repousse toute critique des atteintes aux droits de l’homme que lui-même et ses partenaires commettent au nom de l’islam politique

Dans le même temps, les Émirats arabes unis ont été en mesure de créer le contexte pour blanchir leur propre répression autoritaire contre la société civile dans leur pays et dans toute la région. Au nom de la lutte contre les « Frères musulmans », Abou habi a été le fer de lance de la contre-révolution arabe depuis qu’il a aidé à organiser le putsch en Égypte en 2013. 

L’argent émirati finance la campagne du seigneur de guerre Khalifa Haftar contre le processus soutenu par l’ONU en Libye depuis 2014, tout cela au nom de la lutte contre « les Frères musulmans ».

Au Yémen, il a créé le Conseil de transition du Sud, dont la lutte contre les groupes « alignés sur les Frères musulmans » a légitimé des crimes de guerre et des assassinats.

Et depuis avril, Hemetti, supplétif d’Abou Dabi, et ses voyous armés des Forces de soutien rapide ont utilisé des récits de lutte contre l’islamisme au Soudan pour justifier leur coup d’État contre Khartoum.  

Une décennie d’opérations de subversion émiraties en Europe a créé un environnement permissif pour la politique étrangère et de sécurité des EAU. La peur des Frères musulmans a créé un argument apparemment assez fort pour qu’Abou Dabi repousse toute critique des atteintes aux droits de l’homme que lui-même et ses partenaires commettent au nom de l’islam politique. 

Les Européens innocents qui ont osé s’opposer aux intérêts d’Abou Dabi sont devenus des dommages collatéraux pour un petit État autoritaire qui tente de jouer à être une puissance moyenne.

Il appartient maintenant aux gouvernements européens d’intervenir et de demander des comptes aux Émirats pour avoir tenté d’exporter leurs craintes autoritaires de la société civile sur le continent. 

Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des clients gouvernementaux et commerciaux au Moyen-Orient. Il a récemment publié un livre intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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