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Abu Dhabi Secrets : les conséquences de la « campagne de diffamation » sur ses victimes

Des carrières ruinées aux entreprises détruites, Middle East Eye revient sur l’impact de la campagne émiratie ciblant des musulmans d’Europe
Mennel Ibtissem, chanteuse franco-syrienne, est l’une des personnes visées par la campagne émiratie (capture d’écran/Instagram)
Par MEE

Plus d’un millier de personnes et des centaines d’organisations ont été visées par les Émirats arabes unis (EAU) dans le cadre d’une campagne de diffamation suggérant que divers auteurs, politiciens, cadres associatifs et autres étaient associés aux Frères musulmans.

Une enquête de Mediapart, menée en collaboration avec le réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), révèle que des individus dans dix-huit pays européens ont été espionnés par Alp Services, une entreprise suisse embauchée par le gouvernement émirati pour cette campagne de diffamation de grande ampleur. 

Ces gens ont été la cible de campagnes de presse, ont été le sujet de forums, ont vu ressortir leurs anciennes publications sur les réseaux sociaux, de faux profils les concernant ont été créés et leurs pages Wikipédia ont été modifiées. 

Le dossier, qui repose sur 78 000 documents confidentiels obtenus par Mediapart, montre l’impact que cette campagne de diffamation a eu sur les individus visés. 

L’ambassade émiratie à Paris n’a pas répondu aux sollicitations de Mediapart. Les Émirats avaient précédemment nié toute implication dans des campagnes similaires. 

« Ma carrière a été ruinée »

La chanteuse franco-syrienne Mennel Ibtissem fait partie des milliers d’individus visés par cette campagne.

Elle a fait les gros titres en 2018 lors de sa participation à l’édition française du télécrochet « The Voice ». Après son apparition à la télé, la chanteuse a été rapidement attaquée sur les réseaux sociaux dans une campagne très médiatisée où elle était critiquée pour son hijab. 

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Peu après, certains de ses anciens tweets liés aux attentats terroristes de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray ont refait surface. Elle a plus tard renié ces publications, indiquant qu’elle aimait la France et condamnait la violence, que ces tweets étaient tirés de leur contexte et qu’ils avaient été écrits lors d’un moment de colère pour critiquer les « amalgames entre terrorisme et religion ».

Cependant, le mal était fait et Mennel Ibtissem fut contrainte de quitter l’émission.

Dans un email adressé à Middle East Eye, la chanteuse dit ne plus vouloir parler de religion ou de politique, et que « sa carrière a été ruinée à cause de ça ». 

« Je veux seulement parler d’art et de musique désormais », ajoute-t-elle.

D’autres tweets de la chanteuse avaient également refait surface à l’époque, elle y déclarait son soutien à la Palestine et appelait le Royaume-Uni à cesser d’armer Israël.

Ces tweets avaient été publiés en 2014 lors de l’offensive israélienne sur Gaza qui a provoqué la mort d’environ 2 200 Palestiniens. Mennel Ibtissem a supprimé ses messages par la suite. 

« Je veux seulement parler d’art et de musique désormais »

- Mennel Ibtissem, chanteuse franco-syrienne

Alors que la plupart des injures à son égard se concentraient sur son hijab, elle l’a ensuite retiré, citant les pressions exercées par les commentateurs sur internet. Elle avait pourtant déclaré auparavant que son voile était « inséparable de [son] look et qu’on ne [la] verrait jamais sans lui ». 

La chanteuse a un jour confié à la presse qu’elle avait quasiment renoncé à la musique et que la campagne de diffamation avait eu un fort impact sur sa santé mentale. 

On sait aujourd’hui que son nom figurait sur une « liste de cibles » préparée par Alp Services pour le compte des Émirats arabes unis. 

« Cela n’a aucun sens, je n’ai jamais dit ou fait quoi que ce soit susceptible de suggérer que j’ai un engagement politique ou religieux », assure Mennel Ibtissem à la plateforme d’information Daraj à propos de ses liens présumés avec les Frères musulmans. 

Si la chanteuse est lentement retournée vers le secteur de la musique, elle ne fait plus de politique et a pris ses distances avec toute affiliation religieuse. 

« Financièrement détruit » 

Parmi les personnes les plus touchées par la campagne des Émirats figure Hazim Nada, fondateur de Lord Energy, une société de courtage pétrolier basée en Suisse.

Fils de l’éminent banquier et membre des Frères musulmans Youssef Nada, il n’avait aucun lien avec la politique, pas plus que de relations financières avec la confrérie, mais n’a pas tardé à voir ses comptes bancaires clos.

Hazim Nada a été contraint de constamment prouver aux banquiers que sa société n’avait aucun lien avec son père, mais les accusations contre lui n’ont pas cessé. La société n’a pas tardé à se retrouver incapable de financer ses transports et a dû licencier du personnel. 

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De nombreuses banques ont également cessé de la financer, ce qui a conduit à sa faillite en 2019. 

Par ailleurs, Hazim Nada a reçu des SMS suspects de son opérateur et des appels ont été passés à sa banque, de quelqu’un demandant ses informations financières. 

De leur côté, les États-Unis ont cité la banque de Youssef Nada comme étant l’un des principaux bailleurs de fonds de ben Laden et d’al-Qaïda, un choc et une surprise pour lui. 

« Cette accusation publique a été pire pour moi que tous les autres problèmes qui ont émergé après cela », a-t-il un jour déclaré.

Youssef Nada a vu sa maison et sa banque perquisitionnées, a été placé sur une liste noire du terrorisme de l’ONU et a rapporté que « du jour au lendemain, [il] n’avai[t] plus accès à [s]on argent, [il] étai[t] financièrement détruit ».

Hazim Nada a par la suite contacté les autorités et découvert qu’Alp Services s’était renseigné sur lui à la demande des EAU. 

L’homme d’affaires a souffert d’attaques de panique répétées et d’insomnie à la suite des allégations portées contre lui. 

Démissions forcées

L’organisation caritative britannique Islamic Relief Worldwide (IRW) figure également parmi les organisations visées, faisant la cible d’allégations selon lesquelles elle aurait des liens avec les Frères musulmans et des extrémistes violents. 

Le New Yorker a rapporté qu’Alp Services, dirigée par Mario Brero, a mis au point une campagne pour les EAU afin de diffamer l’organisation humanitaire. 

L’une des personnes visées étaient Heshmat Khalifa, membre du conseil d’administration de l’organisation. 

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En 2019, Mario Brero a lancé une campagne alléguant des liens entre Islamic Relief et des extrémistes violents et suggéré que Heshmat Khalifa était un « terroriste au sommet » de l’entreprise. L’étude de cas se fondait sur le fait que, dans les années 1990, Khalifa avait travaillé avec une organisation humanitaire égyptienne en Bosnie, au moment où des combattants étrangers se rendaient là-bas pour se battre. 

Ces accusations n’ont pas tenu, alors Alp Services a ressorti d’anciennes publications antisémites de Heshmat Khalifa datant de l’offensive israélienne contre Gaza en 2014. 

Il a ensuite été révélé dans un rapport aux Émiratis que Mario Brero avait déclaré qu’il avait fait fuiter ces citations et tweets « un par un » aux journalistes, surtout Andrew Norfolk du Times. Le journaliste d’investigation avait déjà publié des articles sur les musulmans britanniques.

Heshmat Khalifa a été contraint de démissionner de son poste d’administrateur et les autorités britanniques et suédoises ont ouvert des enquêtes sur l’organisation. Le gouvernement allemand a cessé de travailler avec elle, tandis que de nombreuses banques ont également menacé de cesser de transférer les fonds de l’organisation vers les zones de crise à travers le monde. 

Waseem Ahmad, directeur d’IRW, a indiqué au New Yorker que la réputation entachée de l’organisation avait affecté des millions de personnes qui comptaient sur elle.

« Cela n’a fait que nuire et retarder notre travail humanitaire », commente-il. « Pourquoi les EAU ont-ils nui à Islamic Relief ? C’est la question à un million… Disons simplement que c’est un monde particulièrement injuste ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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