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Plus de 1 000 personnes en Europe fichées et ciblées par les Émirats arabes unis

Les services secrets émiratis ont sous-traité à une société suisse de renseignement le fichage et les attaques contre plusieurs personnalités européennes
Vue sur Dubaï, le 10 janvier 2022 (AFP/Giuseppe Cacace)
Vue sur Dubaï, le 10 janvier 2022 (AFP/Giuseppe Cacace)
Par MEE

Le site d’information français Médiapart, en collaboration avec le réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), a révélé le 7 juillet que les Émirats arabes unis (EAU) avaient mené une grande opération de fichage en Europe à l’aide d’une société de renseignement privée suisse, Alp Services.

« Nos documents montrent qu’entre 2017 et 2020, Alp Services a livré en pâture aux services émiratis les noms de plus de 1 000 personnes et de plus de 400 organisations supposément liées aux Frères musulmans dans dix-huit pays européens, dont plus de 200 individus et 120 organisations en France », explique Médiapart.

Le même média indique que ce fichage à grande échelle a été effectué « en dehors de tout cadre légal », et que « de très nombreux noms n’ont rien à voir avec l’islam radical », citant les noms de « l’ancien candidat socialiste à la présidentielle Benoît Hamon, l’adjointe au maire de Marseille et ancienne sénatrice Samia Ghali, l’autrice et réalisatrice Rokhaya Diallo, mais aussi le Bondy Blog, le parti La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, et même le CNRS, l’organisme public qui chapeaute la recherche scientifique française ».

Un journaliste de Médiapart fait partie aussi des personnes ciblées, il a décidé de porter plainte à l’instar d’autres personnes fichées.

« Certains individus sont mis sur le même plan que des terroristes condamnés en justice et liés à al-Qaïda. Il y a parfois leur numéro de téléphone et des détails personnels. Tous sont décrits comme des proches ou des soutiens des Frères musulmans. Ce mouvement est classé ‘’organisation terroriste’’ par les Émirats arabes unis, une dictature du Golfe qui réprime toute opposition, bien loin de l’image de modernité de Dubaï, l’un des sept émirats qui composent le pays », développe Médiapart.

L’opération a été menée, selon Médiapart, par le patron d’Alp Services Mario Brero, dont les avocats contestent la véracité des documents obtenus par les journalistes d’investigation. Ils menacent aussi de poursuivre Médiapart pour utilisation de « documents volés ».

Un contrat de 5, 7 millions d’euros

C’est en 2017, à Abou Dabi, que Mario Brero propose à un agent des services émiratis, un certain Matar, « une vaste opération visant à ‘’cartographier’’ puis ‘’discréditer’’ les ennemis des Émirats, ‘’en diffusant de façon discrète et massive des informations compromettantes’’ », révèle Médiapart.

Matar met alors en contact Mario Brero avec Ali Saeed al-Neyadi, qui, en couvertue, dirige une administration locale chargée de gérer les crises et les catastrophes naturelles. « En réalité, l’organisation, qui dépend directement du Conseil suprême de sécurité nationale, est aussi le bras armé d’opérations spéciales », précise le média français.

Les deux parties signent un contrat où Alp Services aurait empoché au moins 5,7 millions d’euros entre 2017 et 2020, « versés par un centre de recherche émirati nommé Al Ariaf, qui sert de couverture aux services ».

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Interrogés par Médiapart, le gouvernement des Émirats arabes unis, l’agent Matar et son supérieur Ali Saeed al-Neyadi n’ont pas répondu.

« Mario Brero sait exploiter les sentiments de son client, dans des offres de missions teintées de théories simplistes sur les réseaux des Frères, qu’il propose de ‘’dévoiler’’ et de ‘’détruire’’, en ‘’influençant le public et les responsables politiques’’. »

Alp Services a ainsi fourni « des dizaines de rapports dédiés à des personnalités et des cartographies par pays. La présentation est en phase avec le client : taches de sang, carte de l’Europe colorée du logo des Frères musulmans et références à la ‘’mafia’’ ».

Après ce fichage en règle, les services secrets émiratis ont passé des commandes à la société suisse pour passer à la nouvelle étape : « attaquer les cibles de leur choix, moyennant 20 000 à 50 000 euros par individu, avec des moyens agressifs, campagnes de presse, tribunes publiées avec de faux profils, modification de pages Wikipédia, voire manœuvres visant à convaincre les banquiers de fermer des comptes ».

Ces listes s’apparentent, selon Médiapart, à un « fourre-tout » : « Des personnalités religieuses ou des militants et militantes d’associations confessionnelles sont associés à des militant[es] antiracistes tels que Rokhaya Diallo, ou à trois responsables de l’association Coexister, qui sensibilise les jeunes à la tolérance et au dialogue interreligieux, et a obtenu en 2016 le prix de la Laïcité de la République française. On y trouve aussi l’adjointe au maire de Marseille et ancienne sénatrice socialiste Samia Ghali, ainsi que Taha Bouhafs, journaliste et militant à La France insoumise. Hakim El Karoui, ‘’Monsieur islam’’ de l’Institut Montaigne, côtoie Mennel Ibtissem, ancienne candidate de l’émission The Voice ».

Ces fichages ne concernent pas seulement la France. « En Belgique, c’est la ministre du climat, Zakia Khattabi, qui a été placée sur la cartographie des islamistes locaux. » Au Royaume-Uni, l’ancien chef du parti travailliste Jeremy Corbyn est pointé du doigt dans un rapport, tandis qu’en Norvège, Alp Services a placé sur la carte des personnalités suédoises ou danoises.

Sources publiques

Zakia Khattabi, la ministre belge, a déclaré à des médias de son pays avoir « pris connaissance avec stupéfaction et inquiétude [de ces] allégations fantaisistes et mensongères », tout en jugeant cette affaire « grave » car « des entreprises privées ouvrent sur le territoire européen pour le compte d’intérêts étrangers et n’hésitent pas à monter de toutes pièces des dossiers ».

Vendredi, l’ambassadeur émirati à Bruxelles a été convoqué par le ministère des Affaires étrangères pour « des explications et des clarifications complètes », selon la chaîne belge RTBF.

« Autre cible : Tariq Ramadan. L’islamologue est le petit-fils du fondateur des Frères musulmans mais assure ne pas être membre de l’organisation. Il estime être dans le viseur des renseignements émiratis depuis le Printemps arabe, soit dès 2010 », indique un média suisse.

« Mon soutien affirmé mais sans naïveté aux peuples et au processus démocratiques et ma critique des États arabes corrompus et autocratiques expliquent sans doute pourquoi je suis la cible des EAU, entre autres », a déclaré Tariq Ramadan à la Radio Télévision Suisse (RTS).

« Comment Alp Services a-t-elle pu réaliser un travail aussi mauvais ? », se demande Médiapart. « Mario Brero a vendu du rêve au client. Les informations étaient présentées comme très secrètes, alors que 80 % d’entre elles venaient de sources publiques », indique un ancien employé de l’agence suisse.

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