Le programme de surveillance secret des Émirats révèle le vrai visage d’un État policier
Le New York Times a révélé cette semaine que je faisais partie des plus de 1 000 personnes que les Émirats arabes unis ont probablement tenté de placer sous surveillance secrète en utilisant des logiciels espions sophistiqués achetés à des firmes technologiques européennes.
Le rapport a dévoilé que les Émirats ont dépensé 634 500 dollars en 2015 pour tenter d’installer des logiciels espions sur les ordinateurs de 1 100 dissidents et journalistes. Il s’est avéré que les logiciels espions ont été envoyés par une entreprise dans laquelle un membre de la famille royale d’Abou Dhabi a été identifié, une accusation sur laquelle les autorités émiraties affirmaient enquêter dans une déclaration pour le New York Times.
La raison pour laquelle les autorités émiraties chercheraient à me surveiller est qu’entre mars 2012 et avril 2014, j’ai rendu compte de violations des droits de l’homme commises aux Émirats arabes unis lorsque je travaillais pour une organisation que j’ai contribué à fonder, l’Emirates Centre for Human Rights.
Le travail effectué par l’expert américain en informatique Bill Marczak pour dévoiler le programme d’espionnage émirati ciblant des dissidents, des militants et des journalistes est extrêmement important, car il révèle une facette peu relayée des Émirats : celle d’un État policier qui se sert de sa grande richesse pour mettre fin à la dissidence par tous les moyens possibles au niveau national et international.
Il est indéniable que depuis l’indépendance en 1971, les Émirats ont traversé une période de développement spectaculaire alimentée par les pétrodollars qui ont transformé cet État désertique en une plaque tournante régionale des transports et du commerce.
Plus que cela, les Émirats sont devenus une destination touristique pour les personnes à la recherche de somptueux hôtels sept étoiles, de centres commerciaux haut de gamme et d’un endroit pour se détendre où l’on peut bronzer sur une plage sous un soleil perpétuellement chaud ou profiter d’une des nombreuses merveilles artificielles de Dubaï, comme notamment la plus grande piste de ski couverte au monde.
L’an dernier, les Émirats ont organisé des élections pour la moitié des 40 membres qui composent le parlement du pays, le Conseil national fédéral (CNF). À l’occasion de ce que les autorités ont annoncé en fanfare comme un spectacle de développement, l’électorat a été élargi de plus de 60 % par rapport au dernier scrutin en 2011, et 224 279 Émiratis triés sur le volet ont été autorisés à y prendre part sur une population totale estimée à 1,4 million d’habitants.
Mais ce vote, lors duquel le taux de participation était de 35 %, a abouti à l’élection de membres d’un parlement inoffensif, dans la mesure où le CNF est un organe purement consultatif qui n’a pas de pouvoir exécutif.
Tout en avançant l’argument selon lequel l’État se dirige vers l’objectif déclaré constitutionnellement de la construction d’une démocratie, les autorités émiraties sont depuis longtemps désireuses de démontrer leurs progrès au niveau des droits des femmes, en désignant par exemple l’année dernière Ohood al-Roumi au poste de « ministre du Bonheur » du pays, une annonce qui est survenue douze mois après que Mariam al-Mansouri a acquis une renommée mondiale en tant que première femme pilote de chasse du pays en bombardant l’État islamique.
Mais derrière le vernis de glamour superficiel et de développement fragmentaire, on se retrouve avec un État autoritaire dont les prétentions de libéralisme et de démocratisation sont une feuille de vigne conçue par des sociétés de relations publiques grassement payées qui sont parvenues à construire une marque mondiale, dont le slogan « Emirates » recouvre tout, des maillots de football du Real Madrid aux télécabines de Londres.
Depuis quatre années et demie, je n’ai pas arrêté de rendre compte de la détention secrète, de la torture présumée puis de l’emprisonnement à long terme de dissidents émiratis assez courageux pour s’exprimer et appeler à la réforme d’un système politique qui leur laisse à peine leur mot à dire sur la façon dont leur pays est gouverné.
Ces violations des droits de l’homme se sont produites dans un climat de violence qui inclut des mauvais traitements de masse contre les travailleurs migrants, un système juridique dépourvu de tout semblant de véritable indépendance et d’innombrables cas de personnes se retrouvant à enfreindre des lois ridicules, que ce soient des femmes arrêtées pour avoir signalé des viols ou des jeunes hommes d’affaires emprisonnés pour avoir innocemment fait la satire de la vie à Dubaï.
Cette propagation des abus s’est produite au cours d’une décennie lors de laquelle le pays a vu naître la domination d’une nouvelle génération de dirigeants émiratis qui se sont de plus en plus tournés vers la répression et la surveillance en tant que moyen de conserver une mainmise sur le pouvoir.
Depuis la mort en 2004 du très apprécié premier dirigeant du pays, le cheikh Zayed, les dirigeants émiratis à Abou Dhabi sont devenus de plus en plus paranoïaques, ce qui a donné lieu à des manœuvres qui démontrent que les autorités entrevoient le public avec une suspicion quasiment totale.
Tout en tentant secrètement d’espionner les communications privées des dissidents et des activistes, les autorités émiraties ont construit un système de surveillance civile de masse installé par une société israélienne qui surveille la vie entière de chaque personne vivant à Abou Dhabi.
Les personnalités publiques émiraties parlent souvent avec justesse de la menace à la sécurité qui plane sur eux dans une région tumultueuse, et s’il s’agit d’un argument à déployer pour défendre la surveillance de masse, c’est aussi toutefois un argument qui invite à se demander pourquoi personne ne fait la morale aux Émirats pour leur bilan terrible en matière de droits de l’homme.
Les Émirats sont un allié clé des États-Unis, de la Grande-Bretagne et d’autres pays européens, qui considèrent Abou Dhabi comme l’un des très rares acteurs régionaux sur lesquels ils peuvent compter, tant sur le plan militaire que sur le plan politique, en ce qui concerne la lutte pour la stabilité face à la montée violente des groupes militants, notamment l’État islamique.
Mais alors que les Émirats ont contribué positivement à la guerre contre l’État islamique, ces derniers sont également intervenus de manière inconsidérée pour refouler les changements recherchés lors des protestations du printemps arabe de 2011. De la Libye au Yémen, les Émirats se sont livrés à des bombardements pour tenter d’imposer leur volonté, tandis que de la Tunisie à l’Égypte, ils ont utilisé leur puissance économique pour essayer de façonner la politique intérieure.
La répression à la fois nationale et étrangère des Émirats est enracinée dans un seul et même but, à savoir tenter de maintenir l’objectif de la famille royale d’Abou Dhabi consistant à conserver et à accroître leurs richesses économiques personnelles en maintenant et en augmentant leur pouvoir politique.
La première étape pour comprendre la façade du libéralisme émirati consiste à contourner la croyance répandue selon laquelle la plupart de ses habitants sont contents d’avoir été rendus riches en contrepartie du respect de l’autorité politique absolue des familles royales des sept émirats.
Cela est dû au fait qu’il est impossible d’évaluer si les Émiratis sont vraiment satisfaits de leur vie ou non, parce que dans les Émirats, les gens sont généralement conscients que toute perception de transgression peut les emmener en prison, voire pire.
La révélation selon laquelle les Émirats tenteraient en secret d’espionner des dissidents au niveau national et à l’étranger n’est qu’un nouvel exemple de la façon dont les dirigeants émiratis se présentent en public comme des bastions de la stabilité et du progrès dans le Moyen-Orient, alors qu’en privé, ils sont prêts à se lancer dans une sale besogne en se cramponnant au pouvoir sans aucune considération pour les droits des autres, que ce soient des Émiratis ou des étrangers.
Il est largement temps de reconnaître ce qu’est le leadership émirati : une dictature qui, tout en étant élégamment administrée par des sociétés de relations publiques, a fermement l’intention de devenir aussi riche que possible en exerçant un pouvoir politique mondial et en recourant à toutes les mesures de répression qu’il lui faudra pour y parvenir.
- Rori Donaghy est rédacteur aux informations pour Middle East Eye. Ses travaux ont été publiés entre autres par The Guardian, The Independent ou encore The Huffington Post. Il a fondé précédemment l’Emirates Centre for Human Rights, qui a été la première organisation indépendante à se concentrer sur les violations des droits de l’homme commises aux Émirats arabes unis.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane (à gauche), prince héritier d’Abou Dhabi et vice-commandant en chef des forces armées émiraties (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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