Arié Alimi : « L’État français nie les violences policières car il en est responsable »
Pour Arié Alimi, le droit est un langage, avec sa structure grammaticale, son vocabulaire spécifique mais également son herméneutique, ses apories, ses silences et ses bégaiements. Quand cette langue dérape, qu’elle favorise la violence, le praticien du droit en lui se dresse et interroge.
Arié Alimi s’est spécialisé, peut-être en raison des circonstances et d’un parcours de vie qui l’a fait naître et grandir dans les dits quartiers populaires français, dans la défense des victimes de violences policières.
Dans son dernier livre, L’État hors-la-loi : logiques des violences policières (La Découverte, 2023), il tente de penser la violence policière comme catégorie juridique mais également comme phénomène politique qui dit autant d’un ordre colonial qui perdure que d’un désordre néo-libéral qui se structure. Son essai, à mi-chemin entre l’ouvrage de philosophie politique et le manuel pratique, propose une typologie de ces violences. Sans doute d’abord pour mieux les combattre politiquement et dans les prétoires où l’avocat ferraille.
Mais ce livre est aussi une réflexion qui porte sur la violence d’État, la légitimité qu’elle s’octroie unilatéralement et les moyens de la contredire en utilisant une seule arme, celle du droit et de la justice.
Middle East Eye : Pourquoi ce sujet des violences policières est-il devenu si central ? Sont-elles plus visibles ou ont-elles augmenté ?
Arié Alimi : Même si nous ne disposons pas à travers le temps de chiffres officiels, cette impression d’augmentation est réelle. Celle-ci peut s’expliquer par leur visibilité par des passants ou par les caméras publiques.
Dès lors qu’un pouvoir politique perd en légitimité et qu’il est ouvertement contesté par la population, comme c’est le cas actuellement pour le pouvoir d’Emmanuel Macron, l’utilisation de la violence d’État se déploie
En revanche, il est possible d’expliquer ces violences, à défaut de les quantifier avec précision. Dès lors qu’un pouvoir politique perd en légitimité et qu’il est ouvertement contesté par la population, comme c’est le cas actuellement pour le pouvoir d’Emmanuel Macron, l’utilisation de la violence d’État se déploie. Cette violence est d’ailleurs inversement proportionnelle à cette légitimité. Les philosophes politiques, Hannah Arendt comme Walter Benjamin, ont pu expliquer ce phénomène.
Ensuite, pour les violences les plus visibles, celles qui ont lieu dans le cadre du maintien de l’ordre, se constate un changement de la doctrine du maintien de l’ordre. Cela a conduit à la brutalisation de ce même maintien de l’ordre, avec l’usage d’armes dites intermédiaires mais dont la brutalité et la capacité à blesser et tuer n’a rien d’intermédiaire.
Je pense par exemple aux grenades explosives ou encore aux LBD 40, qui tirent des balles à 300 km/heure qui ont éborgné tant de manifestants. S’ajoutent à ces armes les ordres donnés aux forces de l’ordre qui vont de plus en plus au « contact », qui « percutent », selon les mots entendus sur le terrain des manifestations.
Ensuite, dans les quartiers populaires, sont déployées des unités spécialisées, qui portent en elles la trace d’un ordre colonial déployé pendant la guerre d’Algérie [1954-1962]. La Brigade anti-criminalité (BAC) a ainsi été créée par des hauts fonctionnaires qui ont été en service pendant cette guerre.
Cette police est devenue spécialisée dans des populations en fonction de leur caractérisation ethno-raciale. Plus largement, ces quartiers populaires ont été les laboratoires de l’expérimentation de ces armes et de ces techniques de maintien de l’ordre avant qu’elles ne soient généralisées.
Par ailleurs, on note l’explosion des morts ou blessés graves liés à des tirs de la police ou gendarmerie sur des véhicules en mouvement dans le cadre de ce qu’on appelle, de façon erronée à mon sens, des refus d’obtempérer. L’affaire Nahel [adolescent tué par un policier à Nanterre en juin] a illustré cela.
Cette violence est liée à un texte de 2017 adopté sous la pression de la base de la police en colère. Un statut à part a été créé qui pose une présomption de légitime défense dans ce cadre. Cette loi a fait naître un monstre, l’article L435-1 de la sécurité intérieure qui a allégé l’usage des armes sur les véhicules en mouvement.
Enfin, j’ajouterais comme explication à ces violences l’idéologisation de la police, via ses syndicats ainsi que sa politisation vers l’extrême droite qu’indiquent des chiffres précis.
MEE : Pourquoi avoir établi une typologie des violences policières ? En quoi cela peut-il constituer un moyen de mieux comprendre et lutter contre ces violences ?
AA : Classifier ces violences m’a semblé essentiel pour mieux comprendre ce phénomène. Tous les jours, on parle de ces violences et pourtant on s’interroge encore pour savoir si elles existent ou pas. L’État estime qu’elles n’existent pas. Ce que l’on voit à longueur de journée est nié à longueur de journée par l’État car il en est responsable. Nous sommes donc, avant tout, dans un rapport du pouvoir aux mots et aux images. Il m’a semblé important de nommer le phénomène afin de lui donner la densité du réel.
Les quartiers populaires ont été les laboratoires de l’expérimentation de ces armes et de ces techniques de maintien de l’ordre avant qu’elles ne soient généralisées
Comprendre cette typologie répond aussi à un souci d’efficacité : il s’agit de créer des outils utiles dans ma fonction de praticien. Dans les dossiers que je traite, ces violences dessinent des ensembles, tracent des analogies : violences dans les quartiers populaires, violences contre l’expression politique et enfin les violences contre les personnes au volant. Ces grands ensembles peuvent se croiser mais ils répondent à des logiques différentes.
MEE : Il me semble qu’il y a une aporie dans le titre de votre livre, aporie au cœur de votre raisonnement : comment l’État, qui est à l’origine de la loi, peut-il se placer en dehors de celle-ci ?
AA : Les autorités se revendiquent toujours de la loi. Mais dans le détail, elles sont souvent hors-la-loi. Il me semble que ce qui caractérise l’État est que, précisément, il pense pouvoir franchir les limites d’une loi qu’il a lui-même pourtant établie.
Mais cette contradiction est réelle, effectivement. L’État est parfois hors-la-loi, y compris hors d’une loi qu’il s’est fixée à lui-même. C’est ce qu’on appelle l’arbitraire.
Notre tradition politique, issue de la Révolution française, impose pourtant le respect de cette loi, qui est l’expression non pas de la souveraineté de l’État mais de celle de la nation.
Par la suite, l’État de droit a impliqué de fixer des limites dans lesquelles l’État peut et doit agir. C’est dans ce cadre que je pense les violences policières et les inscris.
MEE : Vous décrivez avec minutie le mécanisme de la violence policière. Comment celle-ci s’articule-t-elle avec l’institution judiciaire ?
AA : Le mot violence est qualifié selon le droit. C’est dans ce cadre que je travaille. Selon le droit français, la violence concerne toute atteinte physique à une personne. La question des violences judiciaires est une notion nouvelle et sociale, mais pas juridique. Cette notion a pu être étudiée pour qualifier les violences de l’institution judiciaire, quand l’outil judiciaire sert à réprimer les manifestations ou qu’il est utilisé en complément de la violence policière.
Il me semble que ce qui caractérise l’État est que, précisément, il pense pouvoir franchir les limites d’une loi qu’il a lui-même pourtant établie
Puis quand s’observe, comme après les émeutes liées à la mort du jeune Nahel, une multiplication de comparutions immédiates, donc une inflation des personnes condamnées, quand les réquisitions du parquet ou les condamnations sont disproportionnées par rapport à l’infraction, l’institution judiciaire semble alors participer au rétablissement de l’ordre public. Or ce n’est pas son rôle. Là, oui, il y a eu une violence judiciaire, qui a pu aussi être teintée d’une gestion ethno-raciale car cette justice s’est abattue principalement sur les quartiers populaires.
MEE : Peut-on considérer, au regard de ce que vous décrivez, qu’on assiste à une extension du champ de la guerre vers l’intérieur avec l’utilisation au sein des frontières nationales d’armes létales et une gestion martiale des mouvements sociaux ?
AA : Ce n’est pas nouveau, à mon sens. Cela a pu être décrit par un juriste allemand des années 30, Carl Schmitt, qui pensait la politique selon l’opposition ami/ennemi. En période de paix, alors que l’ennemi extérieur n’est pas là pour cristalliser la cohésion nationale, l’ennemi intérieur peut être créé et utilisé. Ce même mécanisme se retrouve avec le traitement des quartiers populaires et de l’immigration.
Mais cette figure de l’ennemi est mouvante, elle peut aussi bien concerner les quartiers populaires, les Gilets jaunes que les militants écologistes. Quand le préfet [de police de Paris de mars 2019 à juillet 2022 Didier] Lallement dit à une passante qu’ils ne sont pas dans le même camp, en plein mouvement des Gilets jaunes, se constate la construction d’un ennemi placé hors de la « République ».
Avec cet ennemi intérieur, la violence de l’État se légitime, tout comme la militarisation du maintien de l’ordre.
MEE : Comment expliquez-vous l’absolue imperméabilité de l’État français face aux inquiétudes internationales par rapport aux violences policières ?
AA : L’État française n’en a rien à faire. Au début, il y a eu quelques frémissements devant les remarques d’observateurs internationaux, européens ou onusiens. Les premiers avis, notamment du Parlement européen, ont entraîné des réactions françaises. Désormais, l’État français fait avec. Les autorités pensent qu’elles n’ont pas à rendre compte de ces violences et qu’elles détiennent un privilège dans l’usage de la force dite légale.
En période de paix, alors que l’ennemi extérieur n’est pas là pour cristalliser la cohésion nationale, l’ennemi intérieur peut être créé et utilisé. Ce même mécanisme se retrouve avec le traitement des quartiers populaires et de l’immigration
En outre, l’État français se défend de tout racisme d’État ou de racisme systémique. Certes, il n’y a pas de définition universelle du racisme d’État. Mais il y a des expériences historiques qui l’illustrent, tel l’apartheid en Afrique du Sud.
Pour ma part, je n’ai aucun problème à utiliser la notion de « racisme systémique » à partir du moment où un ensemble pratique administratif et public vise des personnes en raison de leur appartenance raciale.
Je peux en parler très clairement pour ce qui concerne les dispositifs de l’état d’urgence en 2015 [instauré après les attentats de Paris du 13 novembre, en vigueur jusqu’au 1er novembre 2017], dans ce que j’ai pu en voir dans leur exécution pratique. Je peux en parler aussi pour ce qui concerne les processus communicationnels et politiques qui portent sur certains adolescents et jeunes hommes issus des quartiers populaires.
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