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France : la résistible ascension de l’ordre policier

Plus qu’une fronde, le mouvement de protestation policier constitue un véritable coup de force, qui est tout sauf accidentel. Il révèle une tendance lourde mais non définitive, la montée en puissance en effectifs, moyens et influence du ministère de l’Intérieur
« Plus qu’une ‘’fronde’’, le mouvement de contestation policier s’apparente à un coup de force, avec l’aval de Gérald Darmanin » – Rafik Chekkat (AFP/Nicolas Petit)
« Plus qu’une ‘’fronde’’, le mouvement de contestation policier s’apparente à un coup de force, avec l’aval de Gérald Darmanin » – Rafik Chekkat (AFP/Nicolas Petit)

Le calvaire vécu par Hedi à Marseille a bouleversé tout le monde. La vie de cet homme de 22 ans a basculé dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023, lorsque de retour du restaurant familial où il donnait un coup de main, il a croisé des policiers de la Brigade anticriminalité (BAC).

« Ils m’ont tiré dessus et m’ont tabassé », a-t-il confié à Mediapart, « puis ils m’ont laissé pour mort par terre. »

Touché par un tir de LBD (lanceur de balles de défense, un projectile conçu pour se déformer ou s’écraser à l’impact et limiter le risque de pénétration dans un corps vivant) à la tempe, traîné dans une ruelle et roué de coups, Hedi a été abandonné gisant sur le trottoir.

Ses blessures ont occasionné plus de 60 jours d’arrêt de travail. Il a subi des interventions chirurgicales très lourdes, les médecins ayant dû lui ôter une partie de la boîte crânienne pour le sauver. De l’aveu même de ses soignants, Hedi est un miraculé.

Sitôt les faits connus, sept policiers appartenant à deux brigades anticriminalité distinctes ont été placés en garde à vue et entendus par l’IGPN (police des polices).

À l’issue de ces auditions, quatre policiers ont été mis en examen pour violences aggravées. L’un d’entre eux a été placé en détention provisoire. Cette mesure a déclenché un mouvement de protestation inédit au sein de la police.

De la base au sommet

Loin de compatir aux souffrances endurées par la victime, le corps policier a pris fait et cause de manière spectaculaire pour ses bourreaux. Les images des fonctionnaires applaudis par leurs collègues à leur retour des locaux de l’IGPN ont fait le tour des médias sociaux.

Partie de Marseille, la « fronde » policière s’est étendue à l’ensemble du territoire.

Pour manifester leur mécontentement, des fonctionnaires ont décidé de ne plus assurer une partie des missions qui leur sont dévolues. Une mise en « retrait » effectuée par le biais d’arrêts maladie de complaisance.

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À défaut de sanctionner de telles pratiques – qui s’apparentent à une forme de « grève » déguisée, mais sans perte de salaire –, la hiérarchie policière cautionne.

Venu soutenir les « frondeurs » de la cité phocéenne, Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale (DGPN), a regretté dans les colonnes du Parisien le placement en détention provisoire d’un des quatre mis en examen.

Pour lui, un policier « n’a pas sa place en prison » avant un éventuel procès, peu importe la gravité des fautes ou erreurs qui lui sont reprochées.

« Il faut se donner les moyens techniques et judiciaires pour que ce fonctionnaire de police retrouve la liberté », a-t-il ajouté en forme de défi à l’autorité judiciaire qui a décidé de la mesure privative de liberté.

Le préfet de Police de Paris, Laurent Nuñez, a aussitôt acquiescé. Partie de la base, la protestation policière s’étend désormais à toute la hiérarchie.

Des personnes ont été incarcérées pour un fromage, un parfum, une paire de lunettes, un caleçon ramassé au sol. Une sévérité hors du commun, que les policiers et leurs soutiens veulent à sens unique. Quitte pour cela à remettre en question l’autorité judiciaire

Le mouvement de contestation policier revendique via ses principaux représentants syndicaux une forme de « justice d’exception », dans un contexte de répression exceptionnelle des soulèvements consécutifs à la mise à mort de Nahel, le 27 juin 2023 à Nanterre.

Le décalage entre les revendications policières et la sévérité prônée contre les « délinquants » est saisissant.

Pour s’être introduite de nuit dans une célèbre enseigne d’articles de sport à Marseille, en être sortie sans rien (les vidéos l’attestent), une jeune femme de 19 ans au casier vierge a été interpellée, placée 48 heures en garde à vue, puis en mandat de dépôt, avant d’être jugée en comparution immédiate et condamnée à une peine de quatre mois de prison ferme avec maintien en détention.

Ce cas n’est pas isolé. Il fait partie des quelque 1 056 condamnés à une peine d’emprisonnement entre les 27 juin et 13 juillet 2023, dont 742 l’ont été à une peine de prison ferme.

Le ministre de la Justice s’est félicité devant l’Assemblée nationale de cette frénésie répressive, rappelant que le quantum moyen des peines de prison ferme a été de 8,2 mois.

La condamnation à une peine de prison ferme a presque toujours été accompagnée du maintien en détention. Des personnes ont été incarcérées pour un fromage, un parfum, une paire de lunettes, un caleçon ramassé au sol. Une sévérité hors du commun, que les policiers et leurs soutiens veulent à sens unique. Quitte pour cela à remettre en question l’autorité judiciaire.

Coup de force

Plus qu’une « fronde », le mouvement de contestation policier s’apparente à un coup de force, avec l’aval de Gérald Darmanin, qui a semble-t-il validé en amont les propos du DGPN, déclarant après coup être « très fier » qu’il soit son collaborateur.

La séquence est révélatrice de la montée en puissance en effectifs, moyens et influence politique du ministère de l’Intérieur.

Cette ascension est elle-même révélatrice d’une logique répressive nichée au cœur du néolibéralisme autoritaire. Celui-ci se caractérise notamment par moins d’État dans la sphère sociale (en particulier pour corriger les inégalités qu’il contribue à creuser), et plus d’État dans le domaine restreint où la puissance publique intervient encore, essentiellement en matière sécuritaire.

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D’où l’empilement de lois à visée répressive : loi sur la sécurité intérieure, lois « Perben », loi sur les « violences en bande », l’intégration des mesures de l’état d’urgence dans le droit commun, loi relative à la sécurité publique, lois « asile et immigration », « anticasseurs », « séparatisme », « sécurité globale ». Une liste effrayante et malheureusement non exhaustive.

Ces mesures accompagnent un durcissement des techniques de maintien de l’ordre, comme l’ont révélé les brutalités policières durant le mouvement contre la « loi travail » au printemps 2016, ou celui des Gilets jaunes à partir de l’automne 2018. À cela s’ajoute l’usage contre les mouvements sociaux de pratiques mises en place dans le cadre de la lutte antiterroriste.

En soutenant de manière tonitruante leurs collègues poursuivis, les policiers (de la base au sommet) ont revendiqué assez ouvertement exercer certaines formes de violence, en particulier racistes, de façon solidaire. La révélation au grand public du caractère systémique de ces violences est l’une des premières leçons que l’on peut tirer de la séquence en cours.

Le volet institutionnel – la critique directe d’une décision de justice et la remise en cause de la déontologie de magistrats – se double ainsi d’un volet racial.

Le triomphe du primat sécuritaire n’est pas une fatalité. Il résulte de choix politiques reconduits par les majorités successives engagées dans une fuite en avant répressive pour contenir les contestations qu’entraînent leurs mesures antipopulaires

Fustiger le placement en détention provisoire pour des faits de violences aggravées, c’est affirmer que la vie de la victime compte peu. Qu’il est possible d’y attenter sans grand risque. Impunité et déshumanisation vont de pair.

À l’issue d’une rencontre semble-t-il « constructive » avec le ministre de l’Intérieur, les syndicats majoritaires ont évoqué la possibilité d’une refonte de l’article 144 du code de procédure pénale relatif à la détention provisoire, ainsi que la généralisation de l’anonymisation des policiers, rendant ainsi difficile leur reconnaissance en vue d’éventuelles poursuites.

Dans le même temps, une part croissante de la population, y compris celle qui était jusque-là restée à l’abri de l’arbitraire policier, est désormais convaincue non seulement de la dangerosité d’une institution qui revendique une exception permanente, mais aussi de l’urgence qu’il y a à la réformer. C’est là aussi une des leçons à tirer de la séquence en cours.

Car aussi effrayant qu’il puisse paraître, le triomphe du primat sécuritaire n’est pas une fatalité. Il résulte de choix politiques reconduits par les majorités successives engagées dans une fuite en avant répressive pour contenir les contestations qu’entraînent leurs mesures antipopulaires. Ce qui a été fait peut tout à fait être défait. À condition, bien entendu, de s’en donner les moyens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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