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France : les manifestants arrêtés contestent la version de la police en comparution immédiate

Fatigués, effrayés et impatients de rentrer chez eux, de jeunes manifestants remettent en cause les allégations de la police devant les tribunaux alors que les arrestations se multiplient
Des policiers arrêtent un homme lors de manifestations à Lille, dans le nord de la France, deux jours après qu’un adolescent a été abattu par un policier à Nanterre, en banlieue parisienne (AFP)
Par Céline Martelet et Alexandre Rito à NANTERRE, France

Il est environ 23 h lorsqu’une frêle jeune femme est amenée sur le banc des accusés du tribunal judiciaire de Nanterre, près de Paris. 

Les mains menottées dans le dos, Inès* cherche désespérément ses proches dans le tribunal après deux jours de garde à vue. Elle triture nerveusement son chignon clair, ne pouvant porter son hijab dans l’enceinte du tribunal. 

« Elle a très peur d’aller en prison », indique son avocat, maître Benhamou, à Middle East Eye

Cette jeune femme de 21 ans a été arrêtée à Nanterre, en banlieue parisienne, jeudi après la marche blanche en mémoire de Nahel, adolescent d’origine algérienne abattu par un policier mardi dernier lors d’un contrôle routier. 

La police l’a arrêtée ce soir-là lorsqu’elle a jeté une canette de soda en direction d’un policier. 

Bien que les images montrent clairement qu’aucun policier n’a été blessé, l’un d’eux à quelques mètres s’est précipité vers elle. Il l’a frappée violemment, a retiré son voile et tenté de la plaquer au sol, avant que des manifestants sur les lieux ne parviennent à l’éloigner de lui, selon une vidéo consultée par MEE

Une heure plus tard, la police l’a identifiée dans une rue adjacente grâce à son hijab blanc et l’a arrêtée. 

Au tribunal, la police raconte une version des événements qui contredit les images de l’incident. 

« La police lui a arraché son foulard lors de l’arrestation, lui a interdit de le remettre au commissariat, puis ici dans le box »

- Maître Benhamou, avocat 

Les policiers ont affirmé que la canette avait frappé un policier et qu’Inès avait ensuite tenté de les frapper en s’accrochant à eux. 

« Tout cela est faux », assure maître Benhamou.

« Il ne s’agit pas d’une grande délinquante. Inès connaissait Nahel ; elle était en colère, c’est vrai, mais elle était triste avant tout. Ce que les citoyens attendent aujourd’hui est une justice objective. »

L’avocat de la jeune femme a ensuite montré la vidéo à Benjamin Deparis, président du tribunal de Nanterre, qui, exceptionnellement, a été convoqué pour aider à gérer la multitude d’affaires. 

Le magistrat ne dit rien. À sa droite, le procureur ne commente pas non plus. 

« Les policiers ne sont pas là pour être la cible des citoyens. J’espère que vous vous en souviendrez », déclare le procureur à Inès quelques instants plus tard.

Dans le box, la jeune défenderesse pleure quand elle apprend qu’elle est condamnée à 105 h de travail d’intérêt général.

« Sans la vidéo pour contredire le récit de la police, la sentence aurait été bien plus lourde », commente maître Benhamou après l’audience.

« Ma cliente a passé 48 h en garde à vue. Cela va laisser une marque. La police lui a arraché son foulard lors de l’arrestation, lui a interdit de le remettre au commissariat, puis ici dans le box. »

Une multitude d’arrestations 

Inès fait partie des centaines de jeunes, en majorité des adolescents, arrêtés par la police française depuis jeudi. 

La mort de Nahel a suscité une grande colère et des manifestations généralisées depuis mardi dernier contre ce que les manifestants qualifient de racisme institutionnalisé de la police et de violences policières

Ces troubles sont marqués par des affrontements violents entre des jeunes et une police lourdement armée.  

Quelque 3 200 personnes ont été interpellées par les forces de l’ordre entre mardi et dimanche, en cinq nuits d’émeutes consécutives à la mort de l’adolescent, a indiqué lundi le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui dit avoir constaté, à l’issue d’une nuit de dimanche à lundi où aucun incident majeur n’a été signalé, que « l’ordre » était « en train d’être rétabli », « grâce à une fermeté qui a été affichée ».

Des voitures incendiées durant une nuit d’affrontements entre manifestants et police à Nanterre, à Paris le 1er juillet 2023 (Reuters)
Des voitures incendiées durant une nuit d’affrontements entre manifestants et police à Nanterre, à Paris le 1er juillet 2023 (Reuters)

En cinq nuits d’émeutes, le ministère a comptabilisé quelque 5 000 véhicules incendiés, 10 000 feux de poubelles, près de 1 000 bâtiments brûlés ou dégradés, 250 attaques de commissariats ou de gendarmeries et plus de 700 membres des forces de l’ordre blessés.

Selon le ministre, 60 % de ces 3 200 personnes « n’ont aucun antécédent judiciaire, ne sont pas connus des services de police » et « n’ont jamais fait l’objet d’un contrôle ». La moyenne d’âge des personnes interpellées est de 17 ans.

Bon nombre d’entre elles sont jugées en comparution immédiate et, lors des audiences, les magistrats s’appuient sur des enquêtes ultrarapides menées par la police.  

Des audiences brèves   

Au tribunal, les défendeurs sont poursuivis à la chaîne, souvent deux à la fois, avec une heure maximum pour chaque audience. 

Le tribunal demande à Belkacem* (29 ans) au début de l’audience s’il accepte le principe de la comparution immédiate.

« Jugez-moi maintenant », répond-il immédiatement, ayant passé 48 heures en garde à vue. 

À côté de lui se trouve Adam* (23 ans), qui a également passé deux nuits au commissariat. 

« La version de la police dit que vous aviez des feux d’artifice dans les mains mais aussi que vous portiez une cagoule pour dissimuler votre visage », déclare à Adam le président du tribunal de Nanterre. 

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Le jeune homme, observé de près par sa fiancée et mère de son fils, répond qu’il était parti chercher du lait et des bonbons. 

« J’avais un tissu sur le visage pour me protéger des gaz lacrymogènes », affirme-t-il. 

Il est interrompu par le procureur, qui lui demande :

« Donc vous êtes parti chercher des bonbons et du lait à 23 h au milieu des émeutes ? Êtes-vous sûr que c’était pour aller à l’épicerie ? » 

« Monsieur, votre version est particulièrement fantaisiste, c’est le moins que l’on puisse dire », lâche-t-il. 

Adam bégaie mais répond calmement. 

« Ils voulaient attraper autant de personnes que possible ce soir-là.

« Dans la voiture sur le chemin du commissariat, je me souviens qu’ils m’ont dit : “Vous nous mettez tous dans le même sac, alors on fait la même chose”. »

Des arrestations violentes 

Adam, poursuivi pour participation à un attroupement et rébellion, nie les charges retenues contre lui. 

Un bandage sur le front à cause de blessures reçues lors de son arrestation, il rejette les allégations de la police. 

« Lorsqu’ils m’ont attrapé par derrière, j’ai essayé de me retourner et j’ai pris un coup à la tête. J’ai énormément saigné et je suis tombé au sol. Comment vous voulez que je me rebelle ? », relate-t-il. 

« Lorsqu’ils m’ont attrapé par derrière, j’ai essayé de me retourner et j’ai pris un coup à la tête. J’ai énormément saigné et je suis tombé au sol »

- Un manifestant

Comme Adam, Belkacem a été blessé lors de son arrestation et a été emmené à l’hôpital pour traumatisme crânien.

Le procureur de Nanterre indique que les policiers « reconnaissent avoir utilisé leurs matraques pour soumettre les deux hommes », tout en ajoutant qu’il s’agissait d’un « usage légitime de la force ». 

Il requiert sept mois de prison avec mandat de dépôt pour les deux hommes. 

Le juge les condamne à sept mois de prison avec sursis. Ils sont libérés mais sous contrôle judiciaire strict. 

* Les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des défendeurs.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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