Guerre Israël-Palestine : inquiète des projets israéliens pour Gaza, l’Égypte se rebelle
L’Égypte a prévenu les États-Unis que le but déclaré d’Israël de chasser le Hamas du pouvoir dans la bande de Gaza était un objectif militaire irréaliste, selon des sources au fait du sujet.
Ces avertissements sont transmis régulièrement par des dirigeants égyptiens, alors que Le Caire refuse les propositions américaines d’assumer un potentiel rôle en matière de sécurité dans l’enclave assiégée à l’avenir et les appels israéliens à accepter le déplacement forcé de Palestiniens.
Ces avertissements soulignent le désir de l’Égypte d’une fin rapide à la guerre qui fait rage de l’autre côté de sa frontière, mais aussi comment Le Caire revendique une position plus affirmée vis-à-vis du conflit que ne l’avaient anticipé certains responsables israéliens et occidentaux.
Les experts affirment que le lobbying d’Israël en faveur du déplacement forcé des Palestiniens de Gaza a alimenté cette rebuffade parce qu’il a cristallisé les craintes égyptiennes qu’une guerre prolongée ne puisse déstabiliser la région du Sinaï et avoir des retombées nationales alors que la population soutient largement la cause palestinienne.
« La guerre ainsi que les actes et déclarations plus agressifs d’Israël ont amené l’Égypte… et la plupart des pays arabes à repenser leur politique vis-à-vis d’Israël », explique Ayman Zaineldine, ancien haut diplomate égyptien, à Middle East Eye.
« La volonté d’expulser les Palestiniens de Gaza a montré qu’Israël peut être une menace directe pour la sécurité nationale de l’Égypte. »
L’Égypte a réagi rapidement pour écarter ce projet.
Le président Abdel Fattah al-Sissi, qui exerce un contrôle strict sur l’Égypte, a menacé de lâcher la bride à ses citoyens qui « manifesteraient par millions […] si on leur demandait » contre le déplacement forcé.
Sissi a déclaré début novembre que son pays « affirmait et réitérait son rejet total du déplacement forcé des Palestiniens et leur exode sur les terres égyptiennes du Sinaï, car ce n’est autre qu’une liquidation définitive de la cause palestinienne ».
Externaliser la sécurité de Gaza
Accepter un afflux de réfugiés serait lucratif pour le gouvernement égyptien dont les poches sont vides, selon les experts. D’ailleurs, Israël serait en train de soumettre un plan visant à effacer les dettes internationales de l’Égypte via la Banque mondiale et l’Union européenne tendrait à un accord d’aide pour les réfugiés.
« Il est à parier que si l’Égypte avait agréé les désirs d’Israël, elle ne serait pas dans la situation économique désespérée qui est la sienne aujourd’hui », estime Mirette Mabrouk, directrice du programme égyptien au Middle East Institute.
« L’Égypte ne permettra pas à Israël d’externaliser la sécurité de la bande de Gaza »
- Ayman Zaineldine, ancien diplomate égyptien
« Mais l’Égypte refuse assez vivement. Je ne pense pas que les incitations financières les influencent », poursuit-elle.
L’Égypte a également rejeté un plan, dont MEE a fait état, dans lequel des responsables américains et israéliens évoquait la gestion de la sécurité dans la bande de Gaza par l’Égypte jusqu’à ce que l’Autorité palestinienne (AP) puisse prendre le relais – au moment où le Hamas serait vaincu.
« Il ne fait aucun doute pour moi que l’Égypte ne permettra pas à Israël d’externaliser la sécurité de la bande de Gaza… Cela ferait de l’Égypte un complice de l’occupation illégale israélienne », ajoute Ayman Zaineldine, qui insiste sur le fait que ce plan constituerait une « menace directe » pour la sécurité nationale égyptienne.
Le Sinaï, une limite à ne pas franchir
Expert de l’Égypte à l’Université Tufts aux États-Unis, Khaled Fahmy considère que le rejet par l’Égypte d’une plus grande implication dans la bande de Gaza a révélé un malentendu entre Israël et les capitales occidentales quant aux priorités du Caire à Gaza.
L’Égypte a tout un réseau d’intérêts dans l’enclave méditerranéenne qu’elle a occupée par deux fois entre 1948 et 1967. Par le passé, les tensions à Gaza ont précédé une éruption de violence entre l’Égypte et Israël, dont la crise de Suez en 1956.
Aujourd’hui, l’Égypte redoute qu’un afflux de réfugiés ne déstabilise le Sinaï, où le gouvernement a passé des années à lutter contre une insurrection, notamment contre les affiliés locaux du groupe État islamique.
« Il y a une acceptation de facto du Hamas comme entité régissant Gaza »
- Karim Haggag, Université américaine du Caire
Le Caire répugne également à autoriser un afflux de réfugiés qui pourrait amener les combattants palestiniens à établir des bases pour attaquer Israël, comme ils l’ont fait au Liban, ce qui pourrait aboutir à des actions militaires israéliennes directes dans la péninsule désertique.
« Le refus opposé par Sissi au déplacement forcé vient d’abord et avant tout de l’armée », commente Khaled Fahmy à MEE. « Pour l’armée égyptienne, le Sinaï est une limite à ne pas franchir. »
Les protestations de l’Égypte ont trouvé un écho à Washington.
Le Caire a arraché une promesse publique au président Joe Biden : les Palestiniens de Gaza ne seront pas déplacés. Mais selon les experts, cette reconnaissance présidentielle des craintes de l’Égypte est aussi une reconnaissance du rôle du Caire dans la guerre, laquelle en est désormais à sa cinquième semaine.
L’Égypte contrôle le poste-frontière de Rafah, seule entrée vers Gaza qui n’est pas sous le contrôle direct d’Israël. Il s’agit du principal corridor pour faire entrer l’aide internationale à Gaza et en faire sortir les ressortissants étrangers qui y sont piégés. L’Égypte a conditionné sa coopération en vue de la sortie de ressortissants étrangers à la livraison d’aide.
« La principale priorité pour l’Égypte actuellement est la façon d’arriver à un cessez-le-feu et à augmenter l’aide humanitaire vers Gaza pour écarter l’éventualité d’un déplacement forcé », explique à MEE Karim Haggag, professeur à la faculté d’affaires internationales et de politique publique de l’Université américaine du Caire.
Le dossier gazaoui
Les renseignements militaires égyptiens gèrent le « dossier gazaoui » et entretiennent des relations avec le Hamas, que les États-Unis et l’Union européenne considèrent comme une organisation terroriste. La relation de l’Égypte avec l’organisation, dont les racines remontent aux Frères musulmans, interdits en Égypte, est précaire.
« L’Égypte a su compartimenter sa relation avec le Hamas », affirme Karim Haggag à MEE. « Il y a une acceptation de facto du Hamas comme entité régissant Gaza. »
Sissi, qui a géré le dossier gazaoui en tant qu’ancien chef des renseignements militaires, est probablement aussi bien informé sur le groupe que bon nombre des anciens dirigeants égyptiens, selon les experts. Il est arrivé au pouvoir en 2013 par un putsch qui a évincé le premier président élu démocratiquement du pays, Mohamed Morsi.
L’une des premières décisions de Sissi a été de mettre un frein à l’ouverture de la frontière avec Gaza, autorisée sous l’ancien président Morsi.
Son gouvernement a chassé des dizaines de milliers de personnes de son côté de la ville divisée de Rafah pour étendre sa zone tampon avec Gaza. Depuis 2015, l’Égypte a détruit plus de 3 000 tunnels menant à l’enclave. Et elle a construit un mur de béton renforcé de six mètres de haut pour bloquer toute nouvelle construction.
Cependant, Khaled Fahmy précise que la guerre a fait irruption au moment où le gouvernement de Sissi se penchait sur la gestion des liens avec le Hamas.
« Maintenant que les Frères musulmans ont pratiquement disparu, le discours du gouvernement égyptien à l’encontre du Hamas est plus nuancé », juge-t-il. « L’armée égyptienne sait que le Hamas dispose d’une présence à Gaza qui transcende les combattants. »
« Tout ce que l’Égypte a à faire, c’est de ne pas être aussi amical envers Israël en matière de coopération sécuritaire »
- Mirette Mabrouk, Middle East Institute
Alors que les combats à Gaza se transforment en campagne de guérilla urbaine prolongée, Israël va avoir besoin de la coopération égyptienne pour asphyxier le Hamas.
Malgré la répression contre les tunnels orchestrée par Sissi, le Hamas continue d’utiliser la voie égyptienne pour faire entrer des roquettes longues portées, d’après ses dirigeants. Autrefois, le groupe comptait sur des missiles qui auraient été passés en contrebande depuis le Yémen, le Soudan et l’Égypte.
Si ces expéditions se sont taries, l’armée israélienne affirme que les tunnels ont été actifs dans la préparation de l’attaque du 7 octobre et que le Hamas pourrait tenter de lancer de nouvelles attaques contre Israël en se faufilant dans le pays depuis le côté égyptien de la frontière.
Le rôle secret de l’Égypte en matière de sécurité n’a pas généré la même attention que les convois d’aide, mais les experts estiment que c’est une raison majeure pour laquelle l’administration Biden a remis en cause le lobbying d’Israël en faveur du déplacement forcé.
« Je pense que les gens commencent à comprendre qu’il est idiot de pousser l’Égypte à bout », déclare Mirette Mabrouk, du Middle East Institute. « Tout ce que l’Égypte a à faire, c’est de ne pas être aussi amical envers Israël en matière de coopération sécuritaire et la vie deviendra extrêmement difficile pour les Israéliens. »
« Prêt à sacrifier des millions »
Pour l’instant, l’Égypte a su ménager ses liens à la fois avec le Hamas et Israël et marquer des points des deux côtés.
Le mois dernier, Israël a remercié l’Égypte pour avoir joué un « rôle clé » dans la libération de deux otages israéliennes détenues par le Hamas. On estime que le groupe détient 242 otages, mais celui-ci affirme que plus d’une soixantaine sont portés disparus en raison des frappes aériennes israéliennes.
Dans le même temps, le dirigeant politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, « a salué » l’Égypte pour avoir rejeté le déplacement forcé des Palestiniens.
« La guerre souligne la centralité de l’Égypte pour la politique américaine dans la région »
- Jonathan Cohen, ancien ambassadeur américain en Égypte
Pour sa part, l’Égypte a toujours besoin du Hamas pour aider à assurer la sécurité à la frontière.
En 2008, le Hamas a fait des trous dans sa barrière avec l’Égypte et a permis à des milliers de Palestiniens d’affluer dans le Sinaï, bravade face au siège de l’enclave par Israël.
Le président égyptien de l’époque soutenu par l’armée Hosni Moubarak avait déclaré qu’il avait donné l’ordre de « les laisser entrer pour manger et acheter de la nourriture, avant de repartir, tant qu’ils ne portent pas d’armes ».
La semaine dernière, le Premier ministre égyptien Mustafa Madbouli a déclaré aux chefs de l’armée et des tribus dans le Sinaï que le gouvernement était « prêt à sacrifier des millions de vies pour assurer que personne n’empiète sur [son] territoire ».
La résolution du Caire à acheminer l’aide dans Gaza est directement motivée par son inquiétude quant à la possibilité de revivre les événements de 2008, selon les experts, car cela pourrait mettre l’armée dans la position inconfortable d’être face à des milliers de Palestiniens mourant de faim à cause du siège israélien.
Jusqu’à présent, elle n’a laissé que quelques Palestiniens passer de l’autre côté de la frontière. Samedi, le poste-frontière a été fermé après qu’une ambulance dans la bande de Gaza a été touchée par une frappe israélienne.
« Nuits d’insomnie au Caire »
Comme d’autres dirigeants arabes, Sissi tente de s’aligner sur la position de sa population vis-à-vis d’Israël. Chose rare, il a pris la décision d’autoriser les manifestations. Certains manifestants se sont frayés un chemin jusqu’à la place Tahrir, au Caire, scandant des slogans des manifestations du Printemps arabe en 2011 : « du pain, la liberté et la justice sociale ».
« Quels que soient les Égyptiens auxquels vous parlez – y compris le président –, il y a une véritable sympathie envers les Palestiniens », assure Mirette Mabrouk.
« D’une manière étrange, l’Égypte tire profit de la guerre »
- Riccardo Fabiani, International Crisis Group
« Toutefois, les manifestations sont source d’inconnu. Ce qui commence comme quelque chose en soutien à la Palestine pourrait très bien évoluer. Je suis sûre que quelqu’un passe de nombreuses nuits d’insomnie à gérer cela. »
Karim Haggag, de l’Université américaine du Caire, rappelle que Le Caire est soumis à des « pressions contraires » de la part d’Israël, des États-Unis, du Hamas et de l’opinion publique. « C’est un ballet délicat pour l’Égypte, mais jusqu’à présent, le gouvernement a réussi à trouver le bon équilibre. »
La guerre implique des risques pour Sissi, mais aussi d’éventuelles récompenses alors que des élections auront lieu le mois prochain, dans un contexte de crise économique majeure et d’embarras diplomatique à l’étranger.
L’Égypte lorgne sur des gains financiers
Avant le conflit, l’Égypte était impliquée dans une enquête pour corruption selon laquelle l’ancien président de la commission sénatoriale américaine des Affaires étrangères, Robert Menendez, aurait accepté des pots-de-vin en échange d’une aide militaire au Caire.
Vu le tollé provoqué par cette affaire et le passif en matière de droits de l’homme de l’Égypte, son successeur Ben Cardin a bloqué 235 millions de dollars d’aide dédiée à la sécurité égyptienne.
Mais la semaine dernière, les détracteurs de l’Égypte au Congrès, parmi lesquels le sénateur démocrate Chris Murphy, ont pris des mesures pour apaiser les relations entre Le Caire et Washington, en faisant passer ce qu’un ancien dirigeant américain a qualifié de confirmation « exceptionnellement rapide » du nouvel ambassadeur de Washington en Égypte.
« La relation américano-égyptienne a connu des hauts et des bas, mais dès que des tensions naissent à Gaza, les États-Unis se tournent vers l’Égypte », rapporte à MEE Jonathan Cohen, ancien ambassadeur américain en Égypte.
« La guerre et l’objectif de Washington de contenir le conflit soulignent la centralité de l’Égypte pour la politique américaine dans la région. »
Riccardo Fabiani, de l’International Crisis Group, fait valoir que l’Égypte semble bien placée pour obtenir des accords économiques de la part de l’Occident, malgré son refus d’accueillir des réfugiés palestiniens.
Il pense que les États-Unis et l’Europe pourraient faire pression sur le Fonds monétaire international (FMI) pour que celui-ci assouplisse ses exigences en matière de réformes économiques en Égypte, alors que Le Caire vise à accroître son emprunt auprès des prêteurs de 3 à 5 milliards de dollars.
L’Égypte a déjà par le passé obtenu des gains économiques lors de guerres au Moyen-Orient. En 1991, elle a réussi à obtenir l’annulation de la moitié de ces 20,2 milliards de dollars de dettes vis-à-vis des États-Unis et de leurs alliés en échange de sa participation à la coalition contre l’Irak lors de la seconde guerre du Golfe.
Riccardo Fabiani précise que, cette fois, une grande partie de la dette égyptienne est détenue par des intérêts privés et que Le Caire chercherait donc des avantages en améliorant son crédit et en insistant sur un accord d’aide pour les réfugiés avec l’Union européenne. Les États du Golfe pourraient également reconduire leurs dépôts auprès de la Banque centrale égyptienne.
« L’Égypte a établi ses limites et s’est assurée qu’elles soient respectées », explique Riccardo Fabiani. « Et aujourd’hui, tout le monde redoute la déstabilisation de l’Égypte. »
« D’une manière étrange, l’Égypte tire profit de la guerre », conclut-il.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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