Guerre à Gaza : pourquoi les États-Unis refusent-ils de tirer les leçons du passé ?
Tôt ou tard, tous les conflits prennent fin. Mais trop souvent, leurs causes profondes ne sont pas résolues.
Il en va de même pour le conflit israélo-palestinien.
Dans les semaines ou les mois à venir, le pays qui se présente comme le seul capable de parvenir à une paix crédible, juste et durable entre Israël et la Palestine : les États-Unis, tentera une nouvelle fois d’y parvenir.
La Pax-Americana au Moyen-Orient s’effrite, quel que soit le nombre de porte-avions et de groupes de combat navals que Washington déploie dans les mers entourant la région
La première priorité sera Gaza. Mais le véritable défi sera d’aborder les causes qui ont provoqué le récent carnage dans la bande de Gaza et dans les kibboutz israéliens avoisinants. En d’autres termes, le sort des Palestiniens nécessite une véritable perspective politique.
Nul besoin d’énumérer une fois de plus les nombreuses raisons convaincantes qui font que les États-Unis ne sont pas en mesure d’assumer une telle tâche.
Il convient de rappeler que la puissance américaine se dégrade et que la Pax-Americana au Moyen-Orient s’effrite, quel que soit le nombre de porte-avions et de groupes de combat navals que Washington déploie dans les mers entourant la région.
Il est presque inutile de mentionner que des pourparlers sur le retrait américain d’Irak viennent d’être annoncés.
Il convient également de rappeler que la dernière fois qu’une administration américaine a réussi à convaincre Israël de prendre des mesures en faveur de la paix, c’était en 1991, lorsque la première administration Bush a fait pression sur Israël pour qu’il participer à la conférence de paix de Madrid.
L’administration Biden jugée à son tour par l’histoire
Depuis, toutes les administrations américaines ont eu plusieurs occasions de concrétiser leurs affirmations par des résultats concrets, et presque toutes ont échoué.
Le président Bill Clinton a contribué à la conclusion du traité de paix entre Israël et la Jordanie en 1994, mais a échoué au sommet de Camp David en 2000.
Le président George W Bush a échoué à Annapolis en 2008 et le président Barack Obama a échoué en 2013-2014. Le président Donald Trump a même réussi à aggraver les perspectives de paix avec les accords d’Abraham en 2020.
L’administration Biden va maintenant être jugée à son tour par l’histoire. D’après les récentes fuites dans la presse, les perspectives ne sont pas réjouissantes.
Brett McGurk, l’actuel coordinateur de la Maison-Blanche pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, est le principal partisan d’un accord israélo-saoudien préalable à toute tentative de résolution de la question palestinienne.
Il estime que « la stabilité peut être atteinte dans la région palestinienne dévastée si les responsables américains, israéliens, palestiniens et saoudiens lancent une initiative diplomatique urgente qui donne la priorité à l’établissement de liens entre Israël et l’Arabie saoudite ».
Cela se ferait dans un délai de 90 jours, à compter de la fin des combats en cours à Gaza.
Si telle est la stratégie, il est évident que Brett McGurk et l’administration Biden n’ont tiré aucune leçon du 7 octobre.
Il est désormais légitime de penser que l’une des raisons de l’attaque du Hamas découle de l’approche adoptée par l’administration Trump et des accords d’Abraham.
Les Palestiniens ont été laissés pour compte, ignorés et marginalisés, afin de donner la priorité à la normalisation des relations d’Israël avec d’autres pays arabes.
De son côté, Israël avait adopté, bien avant le 7 octobre, des politiques radicales en Cisjordanie occupée, incitant pratiquement et protégeant les colons extrémistes dans leur harcèlement quotidien des Palestiniens, le tout sans que les grands médias occidentaux n’en fassent état.
Les États-Unis et l’Europe ont partagé la conviction qu’Israël, par nécessité, devait conserver une majorité juive à l’intérieur du pays
En résumé, le plan de Washington pour résoudre la crise actuelle serait presque une réplique – près d’un demi-siècle plus tard – des accords de paix de Camp David de 1978 : « Faisons la paix entre Israël et l’Égypte et nous nous occuperons de la question palestinienne plus tard ».
À la différence que cette fois-ci, c’est l’Arabie saoudite et non l’Égypte qui est concernée.
Cette approche était inadéquate à l’époque et le serait encore aujourd’hui, car elle est principalement motivée par le maintien des intérêts spécifiques d’Israël par le contrôle des territoires palestiniens occupés.
C’est ce qu’on appelle la « doctrine de la sécurité avant tout », parce qu’elle repose sur la définition par Israël, et uniquement par Israël, de ses propres besoins en matière de sécurité qui lui permettraient, en temps voulu, de passer à la solution des deux États et de l’accepter.
Cela a toujours été un mythe, et durant les trois dernières décennies, l’attitude d’Israël l’a confirmé.
Les États-Unis et l’Europe ont partagé la conviction qu’Israël, par nécessité, devait conserver une majorité juive à l’intérieur du pays et qu’avec le temps, compte tenu de la croissance démographique palestinienne, il aurait été contraint d’accepter un État palestinien pour maintenir cette majorité.
Big bang
Pourtant, au fil des ans, les dirigeants israéliens se sont convaincus que le temps jouait en leur faveur et que la question palestinienne pouvait être gérée par une approche incrémentale et le changement constant des règles du jeu.
Au début des années 1990, Israël a demandé à être officiellement reconnu par les Palestiniens (ce qui a été fait en 1993). À la fin des années 2000, il a demandé à être reconnu en tant qu’État juif. Aujourd’hui, c’est la menace du Hamas qui doit être traitée préalablement à toute solution à deux États.
Les dirigeants des États-Unis et de l’Union européenne, quand ils ne se sont pas délibérément rendus complices d’un jeu aussi trompeur et mensonger, ont été dépassés et embobinés par le jeu israélien, bien plus malin.
Et aucun dirigeant israélien n’a autant excellé à ce genre de jeu que Benyamin Netanyahou, qui est effectivement au pouvoir dans le pays depuis quinze ans.
Les preuves historiques irréfutables montrent que le déni persistant et brutal des droits des Palestiniens par l’occupation a été la source principale de l’insécurité d’Israël, et la tragédie du 7 octobre n’en est que la dernière et sanglante confirmation.
Depuis son investiture en janvier 2021, le président Joe Biden a renié bon nombre des décisions de politique étrangère controversées adoptées par son prédécesseur. Mais il a résolument maintenu les accords d’Abraham, dans le but de concrétiser la « cerise sur le gâteau » de l’accord, à savoir la normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite.
Brett McGurk n’a cessé de poursuivre cet objectif au cours des trois dernières années. Tout effort visant à protéger les Palestiniens des mesures de plus en plus sévères adoptées par le gouvernement israélien a été écarté.
Tous les échelons supérieurs de l’establishment militaire et sécuritaire israélien savaient que la situation atteignait un point d’ébullition, mais les responsables politiques de Tel-Aviv et de Washington sont restés, de manière impardonnable, sourds et aveugles.
Le 7 octobre 2023 était donc bel et bien une tragédie en devenir.
Aucune justification convaincante n’a été fournie par l’administration Biden pour expliquer pourquoi la normalisation entre Israël et d’autres États arabes devrait précéder la reconnaissance des droits des Palestiniens, à l’exception de l’irréductible et discréditée « doctrine de la sécurité avant tout ».
Selon des responsables de la Maison-Blanche : « Le plan de McGurk utiliserait l’incitation à l’aide pour la reconstruction en provenance d’Arabie saoudite, et éventuellement d’autres pays riches du Golfe comme le Qatar et les Émirats arabes unis, pour faire pression à la fois sur les Palestiniens et les Israéliens... Dans cette vision, les dirigeants palestiniens accepteraient un nouveau gouvernement pour Gaza et la Cisjordanie occupée et atténueraient leurs critiques à l’égard d’Israël, tandis qu’Israël accepterait une influence limitée à Gaza. »
Dans un tel plan, aucun horizon politique n’est prévu. Il s’agit de la solution habituelle, temporaire, timide et en demi-teinte, typique de l’approche « incrémentale » que les États-Unis et l’UE préconisent depuis plus de trois décennies, et qui n’a engendré que de la colère et une violence croissante.
Le temps est venu pour les principaux acteurs de comprendre que la paix israélo-palestinienne ne peut être obtenue par une approche progressive, car cette méthode offrira toujours aux saboteurs des occasions de faire dérailler le processus.
La paix nécessite un big bang. Il faut un État palestinien conforme aux paramètres internationaux établis. Ce n’est qu’ensuite, après avoir créé une atmosphère positive en rendant enfin justice aux Palestiniens, qu’il sera possible de traiter les autres crises.
C’est le seul enchaînement qui puisse fonctionner. Ce n’est par la sécurité d’Israël avant tout, mais l’État palestinien avant tout.
Logique défaillante
La logique américaine et israélienne privilégie désormais l’union des partenaires américains dans la région qui partagent un profond scepticisme à l’égard de l’Iran.
Non seulement Israël s’en servira pour retarder encore la solution à la question palestinienne, mais il oublie également un point crucial : l’animosité de l’Iran à l’égard des États-Unis et d’Israël est en grande partie due à la politique coordonnée des deux États visant son économie et niant délibérément les droits du peuple palestinien.
L’idée centrale des accords d’Abraham concernant les Palestiniens a toujours été que leur consentement pouvait être obtenu en leur offrant une meilleure vie économique, mais toujours à l’intérieur des cages qui les enferment, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
L’idée centrale des accords d’Abraham concernant les Palestiniens a toujours été que leur consentement pouvait être obtenu en leur offrant une meilleure vie économique, mais toujours à l’intérieur des cages qui les enferment, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza
Cela n’a pas fonctionné et ne peut pas fonctionner. Au lieu de cela, Brett McGurk serait convaincu qu’un important effort de reconstruction de Gaza rendrait la cour saoudienne plus encline à signer l’accord avec Israël et rendrait les Palestiniens également moins enclins à protester et à s’opposer à une telle démarche.
La persévérance des États-Unis à déployer une telle logique défaillante frise la célèbre définition de la folie d’Albert Einstein, c’est-à-dire faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent.
Un récent sondage d’opinion réalisé auprès de Saoudiens par l’institut pro-israélien Washington Institute for Near East Policy a révélé que 96 % des sondés estimaient que les États arabes devaient couper tout lien avec Israël en raison de ses agissements à Gaza, et que le royaume saoudien devait se tenir à l’Initiative de paix arabe de 2002, qui faisait de la création d’un État palestinien une condition préalable à la normalisation, et non l’inverse.
Quant à l’autre objectif américain : « créer » une nouvelle Autorité palestinienne qui devrait également couvrir Gaza, les États-Unis se font une fois de plus des illusions.
Il est très peu probable que les Palestiniens, tant à Gaza qu’en Cisjordanie, acceptent une solution venue d’en haut concernant leur leadership, surtout si elle émane de ceux qui commettent le carnage dans la bande de Gaza ou de ceux qui les protègent au sein du Conseil de sécurité par leur veto.
La Cour internationale de justice vient de rendre ses mesures provisoires reconnaissant le bien-fondé de la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud. En conséquence, elle a demandé à Israël d’adopter une série de mesures qui, dans leur ensemble, équivalent à une demande de cessez-le-feu à Gaza.
Le mur d’impunité que les États-Unis ont érigé autour d’Israël montre ses premières fissures.
Est-ce que Tel Aviv et Washington vont enfin tirer les leçons du passé et changer de politique ?
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations Unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original).
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