Un festival de cinéma au cœur d’un conflit sur la mémoire
Un festival du film palestinien s’est tenu dans la ville côtière d’Haïfa, en Israël, du 4 au 6 mars 2015. L’événement était organisé par Zochrot, une petite ONG israélienne qui se consacre à informer et sensibiliser le public israélien sur la Nakba (« catastrophe » en arabe). Son travail se fonde sur la conception que les événements de 1948, lorsque des centaines de milliers de Palestiniens ont été chassés de leurs villages et qu’Israël a déclaré son indépendance, continuent de façonner le présent des deux peuples.
Dans le documentaire Letters from Al Yarmouk (2014), l’auteur et réalisateur Rashid Masharawi, originaire de Gaza, relate l’une des histoires les moins connues de la guerre civile syrienne, celle du camp de réfugiés palestiniens assiégé de Yarmouk, aux abords de Damas. Il y entremêle les images tournées par Niraz Saeed, un photographe de 23 ans coincé dans le camp, et des conversations Skype qu’il mène confortablement depuis Ramallah, la capitale de facto de la Cisjordanie. Après avoir reconstitué l’histoire de la détérioration des conditions de vie dans le camp et organisé une exposition des photos de Saeed à Ramallah, Masharawi demande : que pouvons-nous faire maintenant ? La géographie des déplacements de populations fait de ce récit la dernière frontière à travers laquelle ces deux vies, toutes deux palestiniennes, toutes deux réfugiées, peuvent se rencontrer.
Le projet de Zochrot, intitulé « 48 mm », existe depuis deux ans. L’ONG (son nom veut dire « se souvenir » en hébreu) est bien connue pour ses activités focalisées sur les événements de 1948, incluant des visites guidées dans des villages détruits. Pourtant, cette fois, les organisateurs ont opté pour un format différent, abandonnant le thème de « la Nakba et du retour » pour se concentrer sur l’exploration de l’identité palestinienne à travers le cinéma. Le festival a projeté plusieurs courts et longs métrages, à la fois des fictions et des documentaires, produits récemment en Palestine ou à l’étranger.
« Nous promouvons le droit au retour et nous voulons attirer l’attention sur ce droit au retour. Le mot retour dans le titre du festival veut dire beaucoup », explique l’organisatrice du festival, Raneen Jeries. Elle ajoute que le choix a été guidé par la direction du théâtre al-Midan, le centre culturel qui a accueilli l’événement et qui s’adresse à un public principalement palestinien, tout en étant partiellement financé par des fonds publics.
Ce choix s’est reflété dans le public largement palestinien, mais pas exclusivement, du festival. De nombreux habitants des villages voisins étaient parmi les spectateurs de l’événement, qui a attiré une audience de cent à cent-cinquante personnes à chaque projection. Les festivals précédents, selon les organisateurs, attiraient majoritairement un public juif israélien.
« La cinémathèque d’Haïfa était mon premier choix, mais ils se sont mis à demander beaucoup d’argent pour louer le hall. Je négocie encore avec eux actuellement », raconte Raneen Jeries à Middle East Eye.
1948 demeure l’un des plus gros tabous dans la société israélienne. En 2011, la Knesset a adopté une loi qui autorise le ministère des Finances à pénaliser financièrement ou à couper les fonds publics à toute institution qui discute, enseigne, commémore ou déplore publiquement la Nakba.
Le dernier festival organisé par Zochrot en novembre dernier s’était tenu à la cinémathèque de Tel Aviv. L’événement avait déclenché une controverse lorsque Limor Livnat, la ministre israélienne de la Culture et des Sports membre du Likoud, l’un des partis au pouvoir, avait appelé à une coupe des fonds publics reçus par la cinémathèque au motif d’« avoir autorisé la tenue en ses locaux d’un festival entièrement dédié à prêcher que le jour où Israël a été fondé est un jour de deuil ». Cette déclaration précédait de quelques mois les élections nationales israéliennes qui ont lieu en mars 2015.
Nimrod Shine, l’adjoint exécutif du maire d’Haïfa, maintient que la cinémathèque de cette ville, qui est dirigée par une société municipale, n’a subi aucune pression. « Nous avons simplement demandé à Zochrot de payer pour la salle », a-t-il indiqué à MEE.
Le cinéma national, un champ de mine politique
La réalisatrice et scénariste Suha Arraf, originaire de Maaliya, une ville de Galilée (Israël), sait ce que signifie être à l’avant-garde de la guerre médiatique et politique sur les questions de mémoire et d’identité. L’été dernier, son film Villa Touma (2014) a déclenché un tollé médiatique. Elle l’avait inscrit en tant que film palestinien au festival du film de Venise, tout en ayant accepté 580 000 shekels (près de 143 000 dollars) de fonds publics israéliens pour sa production. Le ministère israélien de la Culture et des Sports, ainsi que d’autres institutions gouvernementales qui avaient participé au financement, avaient alors annoncé leur intention de demander à Arraf et aux fondations qui l’avaient soutenue de rembourser les fonds alloués.
« Je suis palestinienne, mon film est palestinien », déclare Suha Arraf, qui faisait partie d’un panel au festival. Et d’argumenter : « J’ai une carte d’identité israélienne. Nous payons des taxes à cet Etat, c’est donc notre droit le plus élémentaire de recevoir ces financements. Ces fonds n’appartiennent pas aux pays, mais aux réalisateurs et aux producteurs. Ce film se déroule à Ramallah, tous les acteurs sont palestiniens, l’hébreu n’est pas parlé du début à la fin. C’est un film palestinien ». Arraf a aussi co-réalisé les longs métrages acclamés par la critique que sont Les Citronniers (2008) et La fiancée syrienne (2004).
Finalement, Suha Arraf a décidé de changer la classification de son film, optant pour la mention « sans nationalité », tout en argumentant qu’elle n’avait contrevenu à aucune règle de son contrat qui stipulait simplement qu’elle reconnaisse les bailleurs de fonds.
« En tant que Palestiniens en Israël, nous vivons assiégés. Dans le monde arabe, on nous considère comme des Israéliens et, par conséquent, nous ne sommes pas autorisés à montrer notre travail, ou presque rien. Nous ne sommes pas autorisés à y aller car nous possédons un passeport israélien. En Europe, on nous voit comme des Israéliens ; il y a plus d’opportunités de financement disponibles pour les Palestiniens de Cisjordanie », dit-elle. « En Israël, nous sommes une minorité. Mais si nous disons que nous sommes palestiniens, nous devenons membres d’une majorité, et personne ne veut entendre cela. »
Le réalisateur et producteur Abdel Salam Abu Askar est originaire de Gaza et vit aujourd’hui à Ramallah. Il admet qu’il aurait été parmi les artistes boycottant la cinémathèque afin de contribuer à l’isolement économique, financier et culturel d’Israël jusqu’à ce que le pays respecte le droit international. Le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) a fait des progrès considérables, en particulier depuis la dernière offensive contre Gaza.
« Le problème, c’est de comprendre le boycott. Je pense que c’est une erreur de boycotter des films faits par des Palestiniens [citoyens d’Israël], comme beaucoup de pays arabes le font. Je les soutiens totalement et les inviterais à des festivals en Cisjordanie », affirme-t-il.
Son film Gaza – Unwatchable, est un témoignage à la première personne des événements de l’été dernier à Gaza. Il adopte un point de vue d’observateur distant connaissant chaque rue et chaque quartier dans une tentative de réinsuffler une certaine humanité aux images de destructions et de souffrances souvent anonymes qui dominent les journaux télévisés.
Egalement au programme de la section du festival dédiée à Gaza, Condom Lead, un court métrage des artistes jumeaux Tarzan et Arab, exilés de Gaza, se présente comme un détournement ironique de l’opération « Plomb durci », le nom donné par Israël à son offensive de 2008-2009. Dans cette œuvre qui explore intelligemment la manière dont la guerre altère la nature des relations humaines, l’amour est mis en attente alors que des préservatifs gonflés remplissent le paysage de la ville de Gaza.
« Il existe un cinéma national palestinien depuis plus de cinquante ans », indique Abdel Salam Abu Askar à MEE. « Dans les années 1980, il est devenu quelque chose de différent. Avant cela, lorsque les gens regardaient des films sur la Palestine, ils voyaient soit des héros soit des victimes. Ces dernières années, c’est devenu du vrai cinéma. L’occupation est toujours là, mais nous racontons des histoires vraies, nous parlons de la vie quotidienne, de la corruption palestinienne », raconte-t-il.
Parmi l’offre du festival, un film incarne particulièrement ce « passage à l’âge adulte » du cinéma palestinien, Eyes of a Thief (2014) de Najwa Najjar. Le film est inspiré de l’histoire vraie d’un tireur d’élite pendant la seconde Intifada et a été vivement critiqué en Israël, où il est accusé de faire l’apologie de la vie d’un meurtrier.
« Le cinéma joue un rôle dans la construction de l’Etat, et faire des films est notre manière de mener le combat », explique Abu Askar.
Pour Raneen Jeries, l’organisatrie du festival de Zochrot, le cinéma palestinien joue un rôle dans la préservation de l’identité et de la mémoire.
« Nous devons être exposés à notre culture. C’est notre patrimoine. En tant que Palestiniens, nous devrions être exposés au cinéma palestinien. J’avais 21 ans lorsque j’ai appris que ma propre famille avait été expulsée d’Haïfa. Avant cela, je n’avais jamais questionné l’Histoire telle que je l’avais apprise dans les livres scolaires israéliens, en grandissant ici », raconte-t-elle.
« Mais pour que la communauté israélienne prenne ses responsabilités, elle doit avant tout savoir ce qu’il s’est passé en 1948. Le gouvernement, de 1948 à ce jour, essaie de son mieux d’effacer la mémoire, de la recouvrir et de la modifier. Pour nous, c’est ça le vrai défi. »
Traduction de l'anglais (original).
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