Tel Aviv, ville de plaisir et de désespoir
TEL AVIV – Abraham, 25 ans, cherche du travail. Peu importe qu’il s’agisse d’un travail manuel, il a besoin de quelque chose, et vite. Il a quitté son pays, l’Érythrée, à l’âge de 21 ans, et espérait trouver une vie meilleure en Israël, ou tout du moins un emploi.
Près de quatre ans plus tard, Abraham fait encore partie des centaines d’hommes africains qui attendent autour du parc Levinsky, dès 5 heures du matin, que quelqu’un les prenne pour un travail illégal de nettoyage ou de construction. Comme tous ceux qui attendent près du parc, il n’a pas de permis de travail.
« Les Israéliens savent qu’ils peuvent trouver des travailleurs bon marché ici. Ils nous paient seulement 25 shekels l’heure [environ 6 euros], alors que les travaux sont généralement pénibles. Mais mon loyer est de 2 500 shekels, alors que suis-je censé faire ? »
Le parc est situé à Neve Shaanan, dans le sud de Tel Aviv, à proximité de la tristement célèbre gare routière centrale. C’est là que les réfugiés sont envoyés quand ils sont libérés du centre de détention de Holot, dans le désert du Néguev. La plupart des réfugiés restent dans ce quartier et, comme Abraham, vivent dans des appartements surpeuplés et mal entretenus. Les 50 000 réfugiés qui sont entrés en Israël en traversant illégalement la frontière israélo-égyptienne viennent principalement du Soudan et d’Érythrée.
Israël refuse de leur octroyer un permis de séjour, mais le droit international interdit au pays de les expulser vers leur pays d’origine. Les habitants de droite ont manifesté plus d’une fois contre la présence de ces « infiltrés » (terme qu’ils utilisent pour désigner les réfugiés africains). Miri Regev, l’actuelle ministre de la Culture, les a autrefois comparés à un cancer.
« Ils veulent que les Africains s’en aillent d’ici »
David Elkayam, 54 ans, est le propriétaire d’un supermarché situé à côté du parc Levinsky, en face d’une boucherie appelée « Kingdom of Pork » (royaume du porc). Il a vu le quartier changer au cours des vingt dernières années, et cela ne le dérange aucunement.
« La grande majorité de mes clients sont originaires du Soudan ou d’Érythrée. 99 % d’entre eux sont très sympathiques et travaillent dur. J’ai quatre employés et l’un d’entre eux est africain. En réalité, je le considère plus comme un partenaire commercial. » Elkayam concède cependant que tous les Israéliens n’ont pas un ressenti aussi positif au sujet des réfugiés. « C’est une question de couleur. Ils veulent qu’ils s’en aillent d’ici uniquement parce qu’ils sont noirs. »
Lorsque nous avons demandé à l’employé d’une animalerie au coin de la rue ce qu’il pensait du sud de Tel Aviv, ce dernier a secoué la tête. « Que voulez-vous dire ? Les Africains ? Je ne vais pas en parler. Je n’ai pas envie qu’on jette une pierre à travers ma fenêtre. » Il est retourné à son comptoir et a bu une gorgée de sa bière.
Dans sa boutique située rue Salomon, à côté de quelques petits supermarchés gérés par des Africains, Jack, 65 ans, joue au backgammon. Il vend principalement des CD de chanteurs israéliens oubliés et des DVD pornographiques. Jack possède quatre appartements dans le quartier, qu’il loue à des réfugiés. Cependant, il a affirmé préférer les clients israéliens.
« Les Africains sont sales. Quand vous les voyez marcher dans la rue, ils sont tous bien habillés. Mais leurs maisons sont extrêmement sales. De plus, ils volent. Ils avaient même leur propre marché de produits volés pendant un certain temps. »
Bonnes vibrations et liberté
Fondée il y a un siècle, Tel Aviv est une ville relativement jeune. Si elle n’a pas de centre historique ou de monuments anciens, la ville présente néanmoins un pouvoir d’attraction majeur pour les visiteurs en provenance d’autres régions du pays et du monde entier. Environ 2,3 millions de touristes visitent la ville chaque année, et pas seulement pour son climat et ses plages.
« Ce qui est spécial à propos de Tel Aviv, ce sont les gens : ils forment le véritable monument », explique un porte-parole de la municipalité. « Tel Aviv est une ville ouverte, vivante et branchée 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Nous avons 1 748 cafés, discothèques et autres lieux de divertissement, soit 1 pour 230 habitants. »
Tel est le Tel Aviv d’Eyal. Le centre-ville, sa zone de loisirs et son resplendissant boulevard Rothschild forment un monde complètement différent du sud pauvre de la ville, à seulement dix minutes de marche. « Il y a tellement de choses à faire et tellement de choses à découvrir ici. Il y a de bonnes vibrations à Tel Aviv, vous avez la liberté d’explorer qui vous êtes vraiment », a expliqué Eyal, qui souhaite rester anonyme car il n’a pas encore complètement révélé son homosexualité. Jeune et bronzé, ce Telavivien typique aime aller à la plage et se rendre aux nombreuses soirées gays pour lesquelles la ville est célèbre. Eyal a raconté qu’il allait dans la « mauvaise » partie de la ville uniquement lorsque la célèbre discothèque The Block, située dans le sud de Tel Aviv, organise une soirée gay.
Selon cet homme de 29 ans, la plupart des immigrés africains n’ont pas fui leur pays d’origine à cause de la violence et du désespoir. « Quand ces gens arrivent dans un pays développé, ils veulent juste améliorer leurs conditions de vie. Et pour obtenir un permis de séjour, ils prétendent simplement être des réfugiés. C’est comme ce qui se passe en Europe en ce moment. »
Eyal considère les problèmes de drogue dans le quartier comme étant tout aussi graves. « Je ne me promènerais pas seul dans tous les quartiers du sud la nuit. Ce n’est pas seulement à cause des Africains, mais aussi à cause des junkies. »
« Je serre la main à la mort »
Assise sur sa chaise de bureau cassée à côté de sa tente, une cigarette à la main, Nana essaie de ne pas s’endormir. Le sol est recouvert d’ordures : des sacs et bouteilles en plastique, des aiguilles, une chaussure, des mégots de cigarettes, des vêtements, un volant, des lames de rasoir et des préservatifs usagés. L’odeur d’urine est insupportable. Ce camp se situe à proximité du parc Levinsky, avec pour arrière-plan les gratte-ciel étincelants de Tel Aviv.
Selon Nana, une quarantaine d’Israéliens, tous de descendance russe, vivent ici. Ils sont tous accros à l’héroïne ou à d’autres drogues intraveineuses. Elle lève la tête. « Combien pouvez-vous me donner ? J’ai besoin de quelque chose pour remplir mes poches. Tout est tellement cher ici. »
Les parents de Nana ont quitté la Russie pour Israël dans les années 70, alors qu’elle était adolescente. Elle s’est montrée réticente à parler de ce qui lui est arrivé ainsi qu’à sa famille après leur arrivée ; toutefois, elle reconnaît qu’elle est toxicomane depuis plusieurs décennies. « Je prends autant d’injections que possible, en fonction de l’argent que j’ai. Une dose d’héroïne coûte 50 shekels. J’en prendrais 100 par jour si je le pouvais. »
Bien que les réfugiés africains et les toxicomanes sans-abri vivent dans l’« arrière-cour » ou les « coulisses » de la ville, comme on appelle souvent cette partie de la ville, cela ne signifie pas que celle-ci soit complètement cachée des habitants et des touristes de Tel Aviv. Les Africains ont souvent des petits boulots dans les restaurants du centre-ville ou dans les hôtels près de la plage.
La municipalité de Tel Aviv affirme porter son attention sur la question des réfugiés africains depuis de nombreuses années.
« La municipalité a investi des milliards de dollars dans les quartiers sud pour la rénovation complète de l’infrastructure, les services de santé, la sécurité, l’éducation, etc., explique un porte-parole. Ces dernières années, la municipalité a fait pression sur le gouvernement pour exiger une politique gouvernementale officielle en matière d’immigration, sans toutefois obtenir de résultats à ce jour. »
Néanmoins, au sujet des toxicomanes sans-abri, la municipalité ne semble pas très impliquée. « C’est un phénomène très commun dans les villes internationales. Vous le verrez tout aussi bien à d’autres endroits », affirme le porte-parole. La question des politiques de la municipalité vis-à-vis du problème des toxicomanes sans-abri reste sans réponse.
« Allez, donnez-moi un coup de main, il commence à faire trop chaud. » Nana essaie d’aller à l’ombre, mais elle éprouve des difficultés à marcher. Elle a les jambes enflées. Quand elle essaie de se lever, son jean tombe quelque peu. Elle a mouillé sa culotte.
« Pouvez-vous aussi m’apporter ma chaise ? J’ai besoin de... » De temps à autre, la toux empêche Nana de parler. « Le problème, c’est que j’ai bousillé mes poumons. Mais cela n’a plus vraiment d’importance, je serre déjà la main à la mort. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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