Les interrogations persistent suite à la fusillade dans un camp d’entraînement américain en Jordanie
Le meurtre d’au moins cinq personnes lundi dans un centre d’entraînement militaire de Jordanie a provoqué une véritable onde de choc. Dans un pays qui maintient en place une alliance complexe et délicate avec les puissances occidentales, la mort de deux formateurs américains tués par un membre de la police jordanienne a provoqué l’inquiétude de certains habitants face aux possibles conséquences.
Aucune réponse claire n’ayant émané des autorités à la suite de l’attaque, beaucoup de citoyens jordaniens se sont mis à émettre des hypothèses sur ce qui s’est réellement passé au centre d’entraînement, et sur ce que cela peut bien signifier.
Deux formateurs américains, un Sud-Africain et deux Jordaniens ont été tués ce lundi lorsqu’un officier de police jordanien a ouvert le feu au Centre international pour l’entraînement de la police jordanienne (JIPTC) financé par les États-Unis et situé à Mouakar, au sud-est d’Amman, capitale de la Jordanie. D’après les informations fournies par les médias sous contrôle gouvernemental, l’auteur de ces actes serait Anwar Abou Zeid, officier gradé de la police, et l’on ne saurait pas si cette tuerie intervient suite à une dispute. D’épouvantables photographies des lieux donnent à voir le sol carrelé et les murs blancs du réfectoire du centre maculés d’éclaboussures de sang, au milieu d’assiettes encore pleines de nourriture.
Le JIPTC a servi à l’entraînement de dizaines de milliers de professionnels de la sécurité depuis sa fondation en 2003 ; c’était alors une base d’entraînement de la police irakienne à la suite de l’invasion américaine. Aujourd’hui, il est géré conjointement par des entreprises privées – et notamment DynCorp, la compagnie d’aviation qui était l’employeur des deux Américains décédés – et le gouvernement jordanien, et sert de centre à l’usage d’agents qui viennent de tout le Moyen-Orient pour y recevoir un entraînement et un renforcement des capacités dispensés par des formateurs internationaux.
Jamal Ahmed, coordinateur du Centre universitaire jordanien pour les études de sécurité, a déclaré à Middle East Eye qu’il était « de notoriété publique » que le centre servait à l’entraînement d’agents en provenance de toute la région, y compris des Palestiniens, des Irakiens et des Libyens.
Malgré sa grande capacité d’accueil, le JIPTC ne représente qu’un petit rouage de la coopération militaire jordanienne avec ses alliés occidentaux. Les États-Unis apportent leur soutien au Centre d’entraînement des opérations spéciales du roi Abdallah (KASOTC), une école militaire de pointe spécialisée dans l’entraînement des forces spéciales créée en 2009. Depuis cette même année, la Jordanie a reçu des États-Unis un surplus d’équipement de défense d’une valeur estimée à plus de 81 millions de dollars. En février dernier, les États-Unis se sont engagés à verser annuellement un milliard de dollars au pays au titre de l’assistance étrangère.
La plus grande partie de cet argent sert actuellement à assurer la sécurité le long de la frontière avec la Syrie – le soutien militaire à la Jordanie s’est accru depuis le début de la guerre civile syrienne et de l’opération Inherent Resolve, la campagne menée par les États-Unis contre les miliciens de l’État islamique (Daech).
Selon Riad Kahwaji, directeur de l’Institut d’analyse militaire du Proche-Orient et du Golfe (INEGMA), cette relation a commencé à se mettre en place en 2003.
« La Jordanie a beaucoup aidé les États-Unis en Irak, et elle a servi de lieu de préparation des opérations spéciales. La Jordanie est un allié stratégique très proche et très important des États-Unis, et les relations entre les deux pays restent très bonnes. »
Dans l’opinion publique jordanienne, cependant, on observe des réactions ambivalentes au sujet de ces relations stratégiques. Bien qu’il y ait eu un regain de soutien aux frappes contre Daech suite à la mort de Muaz al-Kasasbeh, le pilote jordanien capturé puis brûlé vif par le groupe, le sentiment anti-occidental demeure fort au sein de l’opinion publique. Les analystes s’inquiètent également de la possible progression du soutien aux groupes extrémistes. Au début de l’année, on estimait à 1 200 le nombre de Jordaniens qui combattaient aux côtés de Daech en Syrie, et les craintes de militantisme violent et de troubles – en particulier dans des zones agitées comme Maan, au sud du pays – ont poussé le gouvernement à sévir contre les manifestations de soutien au groupe État islamique.
« Les intérêts américains et israéliens sont prioritaires, et la Jordanie n’a qu’à les suivre, à se laisser contrôler par ces deux pays », a déclaré à MEE un homme qui a souhaité conserver l’anonymat à la suite de la tuerie en masse de lundi, qui était l’une des pires attaques survenues dans le pays depuis des années. Son opinion est le reflet d’une frustration plus largement répandue au sujet de la présence américaine en Jordanie, réaction qui ne conduit pas nécessairement à encourager la violence. Mais d’autres, qui interprètent la fusillade d’hier comme un acte idéologique, sont allés plus loin en faisant l’éloge de cette fusillade et en appelant à de nouvelles attaques du même type.
Pour ceux qui l’ont ainsi perçue, cette fusillade ne pouvait survenir à une date plus marquante. En Jordanie, le 9 novembre est la date anniversaire des attaques à la bombe qui ont visé trois hôtels de luxe en 2005 à Amman, la capitale, provoquant la mort de 60 personnes et en blessant plus de 110 autres. Ces attaques avaient été perpétrées par al-Qaïda en Irak, en réponse, avait-on dit, à la présence d’agents du renseignement américain et israélien, et des gouvernements occidentaux dans un sens plus large, dans leur collimateur.
La date évocatrice de cet attentat et la peur plus largement répandue de l’extrémisme ont nourri les hypothèses de certains Jordaniens et d’autres commentateurs selon lesquelles la fusillade de lundi était plus grave qu’une simple dispute d’ordre privé qui aurait viré au bain de sang. Le Wall Street Journal, par exemple, a rapporté que l’attaque « semblait » être la manifestation d’un retour aux « actes sanguinaires en lien avec le terrorisme » en Jordanie. Le correspondant de la BBC Kevin Connelly a remarqué « [qu’en] l’absence de tout autre mobile clair pour justifier la fusillade, il faudrait supposer que ces meurtres étaient prémédités en tant qu’acte de solidarité envers les groupes militants du Moyen-Orient ».
À l’Université de Jordanie, cependant, Jamal Ahmed a cherché à minimiser les hypothèses postulant un lien entre l’incident et le militantisme, insistant sur l’idée que c’était un événement isolé. « Il y a tout le temps des fusillades. C’est la même chose que certaines autres fusillades qui se sont produites aux États-Unis. »
Les autorités américaines et jordaniennes ont elles aussi refusé de se prononcer sur d’éventuelles causes et conséquences à grande échelle. « Nous travaillons en étroite relation avec le gouvernement jordanien et les services de sécurité locaux, a fait savoir l’ambassade américaine dans une déclaration officielle. Nous condamnons fermement cet incident et nous apprécions profondément la coopération et le soutien de nos partenaires jordaniens. L’ambassade n’a pas modifié son niveau de sécurité. »
Mardi, à Amman, de nombreux Jordaniens ont fait part à MEE de leur volonté de croire à l’explication officielle, qui décrit la fusillade comme un incident tragique sans lien avec le militantisme au sens large.
« Peut-être cette homme était-il contrarié car les Américains étaient en position de force dans ce centre, et qu’il était faible en tant que Jordanien », a supposé Bilal, assis avec sa cigarette dans le centre d’Amman. Hamada, un ami syrien, n’était pas de cet avis. « Je pense que le tireur était un salafiste. Mais qui sait, au fond ? Pourquoi quelqu’un ferait-il une telle chose, pourquoi abattre cinq personnes tout d’un coup ? Comment a-t-il pu arriver à faire ça ? »
Fathel Khawaldi, gardien de parking à Amman, a lui aussi émis l’avis que la fusillade était sans lien avec les relations entre la Jordanie et les États-Unis. « Je pense que c’était un fou. S’il avait voulu s’en prendre à l’Amérique, pourquoi aurait-il tué deux Jordaniens du même coup ? », a-t-il demandé, ajoutant qu’il était favorable à la présence américaine en Jordanie. « Nous avons besoin que l’Amérique soit ici en Jordanie, les États-Unis nous aident beaucoup : en matière d’éducation, de sécurité. J’aime l’Amérique et j’aime aussi tous les Américains que j’ai rencontrés. »
D’autres groupes étrangers qui travaillent aux côtés des forces de sécurité jordaniennes ont exprimé leur consternation face à l’incident, mais ils ont souligné le fait que la Jordanie restait un espace dans lequel on pouvait travailler en sécurité. Dans les locaux de Siren, une organisation non lucrative britannique qui forme les membres des services de police au camp de réfugiés de Zaatari, le responsable de la communication Nick Newsom a rappelé qu’il était important de continuer à apporter du soutien au pays.
« Pour moi, honnêtement, le plus grand risque que représente le travail en Jordanie est lié à la sécurité routière. Nous avons d’excellentes relations de travail avec nos collègues jordaniens, a-t-il déclaré. Tout le monde est sous le choc à cause de cette situation, et c’est vraiment tragique. Mais je pense qu’il est très important que nous poursuivions notre travail, tout en continuant à maintenir un certain degré de vigilance. »
Aujourd’hui, pour certains habitants d’Amman, la tragédie de lundi a mis au jour un malaise profond. Alors que beaucoup se montrent favorables à cette fusillade, il est difficile de nier le gouffre qui sépare la politique du gouvernement et le sentiment populaire – quelles que soient les conclusions de l’enquête sur ces décès.
« C’est la première fois qu’un tel incident se produit, et c’est vraiment malheureux, a expliqué Riad Kahwaji. « Je pense que ce qui fait peur aux gens ici, c’est l’influence de l’idéologie de Daech, pas seulement en Jordanie mais dans tout le Moyen-Orient. Tout le monde va être inquiet suite aux événements de lundi, et tout le monde voudra que la stratégie et la sécurité soient modifiées en Jordanie. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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