« Défendre les opprimés » : les dangers de la pratique du droit en Égypte
Les avocats égyptiens tombent de plus en plus eux-mêmes sous le coup des tribunaux en Égypte et se retrouvent en prison. Selon des organisations de défense des droits de l’homme, au moins 200 avocats sont derrière les barreaux. Un avocat haut placé a déclaré à Middle East Eye que selon lui au moins 240 avocats étaient désormais emprisonnés pour des raisons politiques, notamment en essayant de défendre les prisonniers politiques présumés.
Abdel Aziz Youssef est l’un des nombreux jeunes avocats qui est actuellement enfermé dans une prison égyptienne. Le jeune homme âgé de 28 ans a été enlevé à son domicile familial à Sharqiya, le 18 août à l’aube. Il a été accusé d’avoir manifesté dans un petit village près de Belbeis dans le gouvernorat de Sharqiya, où vit sa famille. Il est accusé d’entrave aux services publics et aux intérêts des citoyens, bien qu’il nie ces accusations.
« Notre collègue Abdel Aziz Youssef travaillait au Caire le jour de la manifestation », a écrit l’un de ses collègues sur Facebook. « Être avocat et défendre les opprimés est devenu un crime dans un pays qui ne respecte pas les libertés... le syndicat des avocats est très occupé à accéder au pouvoir, sans prêter attention aux intérêts des avocats. »
Depuis le renversement du premier président égyptien démocratiquement élu Mohamed Morsi en juillet 2013, quelque 40 000 personnes ont été arrêtées et des centaines d’autres condamnées à mort dans des procès de masse très controversés.
Dans son rapport 2015, Human Rights Watch a critiqué l’Égypte pour ses « violations flagrantes des droits de l’homme » et a appelé le gouvernement à faire davantage pour y mettre fin. Beaucoup de ceux qui ont été pris pour cibles sont accusés d’être membres de l’organisation des Frères musulmans désormais interdite, mais des militants et libéraux laïcs ont également eu des démêlés avec les autorités.
Malgré les critiques croissantes, les conditions carcérales restent extrêmement mauvaises et beaucoup se plaignent d’emprisonnement et de traitement injuste.
« J’avais lu et entendu beaucoup de ceux qui avaient vécu dans ces conditions de détention... et j’étais toujours proche à cause des intérêts de ma famille dans les affaires publiques et plus tard en raison de la nature de mon travail, mais il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’un jour je serais l’une des victimes dont les gens parlent comme de simples nombres », a déclaré Youssef dans une lettre publiée plus tôt ce mois-ci.
Les collègues et amis de ceux qui sont emprisonnés sont descendus dans les rues à plusieurs reprises en signe de protestation, mais la réaction de la police est généralement dure. Beaucoup ont été battus et Kareem Hamdy, un jeune avocat, est décédé après que la police l’aurait torturé pendant des interrogatoires au Caire.
Le gouvernement nie et Ayman Hilmy, un porte-parole au ministère de l’Intérieur égyptien, a déclaré à Reuters : « Il n’y a pas de crise ou de problème entre la police et les avocats. Toutes les parties travaillent conformément à la loi. »
Cependant, les avocats racontent généralement une autre histoire.
Halem Hanesh, un des avocats qui travaillent sur le cas d’Esraa al-Tawil (une photojournaliste amateur de 23 ans qui a été enlevée il y a plus de trois mois et qui est détenue depuis), soutient que les avocats sont désormais délibérément ciblés pour le travail qu’ils font et pour la défense de ceux qui ont été arrêtés ou jetés en prison.
« L’exemple le plus simple [d’entrave]... il y a au moins sept ou huit avocats actuellement en prison en raison des affaires sur lesquelles ils travaillaient », a déclaré Hanesh à MEE.
Mahmoud Abdelgawad, avocat du service de droit pénal au Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (ECESR) et membre du Front pour la défense des manifestants égyptiens (FDEP), affirme également que les avocats ont peur d’être à leur tour inculpés dans certaines affaires.
Selon lui, cela est arrivé à un certain nombre d’avocats des Frères musulmans, qui ont été accusés d’abus de pouvoir ou de « partager l’idéologie des défendeurs ».
Tâches d’« intendance »
Outre les arrestations, les avocats se plaignent aussi que leurs tâches au jour le jour sont de plus en plus difficiles, les conseillers juridiques devant remplir de nombreuses fonctions à la fois.
Avec un nombre croissant de clients – en particulier ceux qui font face à un procès militaire – détenus à l’isolement, ou dans les prisons de haute sécurité, Hanesh explique que les avocats sont souvent chargés de leur apporter de la nourriture ou des médicaments.
« Vous ne vous contentez pas seulement de défendre votre client... mais vous effectuez ce type de travail d’intendance. Votre travail en tant qu’avocat consiste alors à obtenir de la nourriture pour votre client ou, si ce détenu n’est pas autorisé à recevoir de visites de sa famille, votre travail comprendra la gestion de la correspondance », a précisé Hanesh.
Comme les médias ne sont pas admis dans les tribunaux, les avocats doivent également apprendre à être journalistes, a-t-il expliqué. À certains moments, ils doivent également jouer le rôle de détective privé, surtout quand il s’agit de procès militaires et de droit privé, lorsque les autorités refusent de dire à l’avocat où et quand le procès se tiendra.
« Il y a beaucoup de [nouvelles] difficultés... Et toutes sortes d’humiliations que les avocats doivent endurer », a ajouté Hanesh.
Une des principales plaintes se rapporte au fait de ne pas pouvoir apporter d’affaires personnelles dans les bâtiments du ministère public de la sécurité d’État.
« Ce sac contient tout mon matériel, tous les documents des clients et mon agenda... dont j’ai besoin pour prendre des notes », a déclaré Hanesh. En outre, il affirme qu’il est maintenant « impossible » pour l’avocat d’être présent lors du premier interrogatoire d’un client, ce qui signifie qu’il ne peut pas discuter des accusations et plaidoyers possibles.
Mohamed Fadel, avocat indépendant qui exerce le droit depuis trois ans et a travaillé pour Nazra et ECESR, dit se sentir comme une marionnette.
« Toutes les procédures que le ministère public de la sécurité d’État a instauré pour les avocats, comme le processus d’attente à l’extérieur pour plusieurs inspections, l’entrée sans documents, et l’interdiction de parler à l’accusé ou même de regarder l’acte d’accusation... font que vous êtes juste là comme une marionnette. »
Parfois les choses se dégradent encore plus lorsque vous arrivez au tribunal.
« Vous êtes debout en face d’un juge politisé qui n’hésite pas à partager ses opinions politiques... comme Nagi Shehata », décrit Hanesh en référence à un juge qui a prononcé des centaines de condamnations à mort et de peines de prison à perpétuité au cours des deux dernières années. « Si vous allez déposer plainte contre un juge... les officiers refuseront généralement de l’enregistrer. »
Cependant, d’autres sont moins négatifs. Abdelgawad de l’ECESR soutient que le climat postrévolutionnaire a été un relatif bienfait pour les avocats.
« Nous ne pouvons pas nier l’effet de la révolution [du 25 janvier 2011 qui a renversé l’ancien président Hosni Moubarak] sur toutes les franges de la population égyptienne et parmi elles des avocats », a-t-il dit. « La révolution a brisé le mur de la peur pour tous. »
« La couverture médiatique s’est élargie et a gagné en professionnalisme, ce qui a aidé les avocats dans de nombreuses affaires, en particulier quand il s’agit d’affaires d’opinion publique, qu’elles soient criminelles ou politiques », a-t-il ajouté.
La plus grande crainte d’Abdelgawad est qu’aujourd’hui « les défendeurs paient le prix de l’insistance de l’avocat à appliquer la loi ».
Il rapporte être souvent pénalisé par les juges parce qu’il veut amener des témoins supplémentaires qui pourraient étayer son argumentation – les juges reportent les procès pendant de longues périodes en cas de présentation de témoins supplémentaires.
Continuer à se battre
L’avocat a également critiqué les récentes modifications apportées progressivement à la loi depuis 2013, affirmant que « la plupart, sinon tous les amendements aux codes pénal et criminel [ont été adoptés] en l’absence d’autorités législatives [ce qui] soulève des doutes à leur sujet. »
En conséquence, la défense n’a plus le droit d’écouter les témoignages de la partie adverse, a-t-il expliqué. Une autre question clé a été l’introduction de lois antiterroristes en août qui ont mis en place des tribunaux spéciaux pour les personnes accusées d’appartenir, de diriger ou de financer des groupes terroristes (notamment les Frères musulmans), ainsi que pour les journalistes accusés de publier de fausses informations, de promouvoir des idées contre l’armée ou de promouvoir la violence.
Abdelgawad estime que la portée des lois est si large qu’un grand nombre d’Égyptiens risquent d’être pris au piège par le système.
« L’Égypte abrite plus de 60 millions de terroristes probables – à commencer par les avocats », a-t-il conclu.
Mohamed Fadel a confié à MEE que tout cela était en train de devenir excessif.
Au cours des trois dernières années, a-t-il indiqué, l’État a rétréci l’espace dans lequel les avocats peuvent travailler et a rendu plus difficile la représentation des défendeurs.
Le gouvernement a considéré les avocats comme une formalité conventionnelle à côté des juges et des procureurs a-t-il ajouté, « mais s’il avait pu nous interdire d’être là, il l’aurait fait ».
Malgré les obstacles, cependant, peu souhaitent renoncer à leur travail et de nombreux avocats promettent de continuer à se battre.
« J’ai choisi d’être avocat, car c’est une profession qui défie constamment l’oppression et la dictature de l’autorité au pouvoir », a déclaré Fadel.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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