Les prisonniers politiques égyptiens sont confrontés à une « mort lente »
264 prisonniers politiques égyptiens sont morts en détention depuis juillet 2013, d’après différents rapports
Manifestation au Caire pour protester contre le meurtre de Khaled Saïd, battu à mort par la police à Alexandrie en 2010 (AFP)
Published date: Mercredi 9 septembre 2015 - 14:32
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Last update: 9 années 2 mois ago
Le corps d’Essam Derbala a été remis aux douzaines de partisans du groupe al-Gama’a al-Islamiyya qui s’étaient rassemblés dimanche 9 août à la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, à l’annonce de sa mort.
Les obsèques de Derbala ont eu lieu dans le gouvernorat de Minya, en Haute-Égypte, un jour après la mort du leader politique d’al-Gama’a al-Islamiyya dans la prison de haute sécurité Scorpion. Des amis du défunt portaient des photos de Derbala, qui était à la tête du conseil consultatif (choura) du groupe, ainsi que des pancartes le décrivant comme « martyr ».
Le groupe, qui avait renoncé à son passé de violence voici une dizaine d’années et avait participé aux premières élections démocratiques égyptiennes après la révolution de 2011, avait loué des bus et des autocars pour acheminer les participants aux funérailles jusqu’au village natal de Derbala. Ses membres blâment les autorités égyptiennes pour la mort de Derbala et affirment que leur leader s’était vu refuser l’accès aux soins médicaux dont il avait besoin, et que tous les efforts pour le faire hospitaliser avaient échoué.
Samedi, l’avocat de Derbala, Adel Mouawad, avait demandé que son client obtînt des médicaments pour le diabète et l’hypertension, mais un tribunal le lui avait refusé. Mouawad affirme que Derbala, qui avait passé trois mois en prison, est mort parce qu’on l’a privé de son traitement médical, selon le site web d’informations en arabe Almesryoon.
Cependant le ministère de l’Intérieur égyptien a nié ces affirmations, déclarant que le samedi, Derbala s’était senti fatigué. Quand on l’examina, il s’avéra qu’il avait de la fièvre, une tension artérielle basse et un taux de glucose sanguin élevé, et on lui administra « immédiatement » des soins d’urgence, d’après le ministère.
Une fois procédé à l’examen de son corps le dimanche tard dans la soirée, un officiel du bureau du procureur de la zone sud du Caire, Tarek Abou Zeid, a déclaré que Derbala était mort de « mort naturelle » et qu’il n’y avait aucun signe de torture.
Derbala avait été arrêté en mai à la suite d’un mandat d’arrêt issu par le service du procureur général de la sûreté de l’État égyptien, une branche du ministère public égyptien qui traite des affaires concernant la sécurité nationale.
Avec son groupe et d’autres personnalités d’opposition, Derbala avait appelé à la réintégration de l’ex-président Mohamed Morsi, renversé en juillet 2013 par un coup d’État militaire dirigé par l’actuel président Abdel Fattah al-Sissi, qui fut suivi par une répression sévère contre les groupes d’opposition.
Une « mort lente » dans les prisons égyptiennes
La mort de Derbala porte le nombre de décès parmi les prisonniers politiques dans les prisons égyptiennes à cinq depuis le début du mois d’août, soulignent les observateurs.
« Quatre prisonniers politiques sont morts en détention depuis début août, à savoir les membres des Frères musulmans Ezzat Salamouny, Ahmed Gozlan, Morgan Salim Gohary et Mahmoud Hanafy », rapportait dimanche le site d’information Rassd.
La Coalition nationale de soutien à la légitimité, un groupe d’opposition formé après la chute de Morsi, a déclaré dimanche dans un communiqué : « la mort de Derbala fait partie d’une vaste campagne menée systématiquement par les autorités égyptiennes pour infliger une mort lente aux détenus politiques. »
Depuis juillet 2013, 264 prisonniers politiques égyptiens sont morts en détention des suites de tortures ou de négligences médicales, d’après un rapport compilé par des militants sur le terrain et publié par Rassd.
Dans des documents auxquels Middle East Eye a eu accès, des parents des personnes incarcérées signalent que les prisonniers politiques détenus dans la prison de haute sécurité Scorpion de Tora sont soumis à des conditions « jamais vues dans aucune prison gérée par le ministère de l’Intérieur ».
Dans un rapport soumis le 6 juillet au Conseil national des droits de l’homme, un organisme d’État, les familles des détenus se plaignent qu’en mars 2015, des rafles ont dépouillé les prisonniers de leurs effets personnels, tapis de prières et documents relatifs à leurs dossiers.
En outre, les détenus peuvent seulement avoir accès à leurs médicaments une fois qu’ils ont été inspectés par le personnel de la prison, ce qui entraîne souvent des confusions entre les médicaments, qui sont parfois distribués dans des sacs en plastique.
D’après le rapport, des négligences médicales ont récemment entraîné la mort de deux détenus, Farid Ismaïl et Nabil al-Maghrebi.
Ismaïl, un ex-député des Frères musulmans, est mort en mai 2015 dans l’hôpital de la prison, et Maghrebi est décédé en juin dans des conditions similaires.
Le syndicat des médecins égyptiens avait précédemment appelé le ministère de l’Intérieur à permettre aux détenus de la prison de Tora de recevoir des médicaments, et à autoriser une délégation du syndicat à visiter les lieux pour « être rassurée sur la situation sanitaire dans l’établissement. »
« Un cimetière pour les vivants »
Alors que plusieurs rapports ont fait état de graves cas de tortures dans les prisons égyptiennes, des comptes-rendus récents mettent en lumière d’autres types de mauvais traitements subis par les prisonniers politiques dans les établissements pénitentiaires égyptiens.
Un rapport préparé par le Comité égyptien de coordination des droits de l’homme et des libertés indique que les violations des droits de l’homme à l’encontre des prisonniers politiques comprennent une grande variété de mauvais traitements, qui vont de la torture physique et psychologique à la privation de nourriture, d’eau, de ventilation et de médicaments essentiels.
Le rapport se concentre spécifiquement sur la situation dans la prison Scorpion de Tora et le complexe pénitentiaire du Wadi Natroun.
« Pendant plusieurs mois, les prisonniers se sont vu refuser l’accès à tous les médicaments, malgré le fait que la plupart d’entre eux souffrent de maladies chroniques et que d’autres auraient besoin d’urgence d’une intervention chirurgicale », dit le rapport de huit pages, qui ajoute que l’accès des prisonniers politiques à la nourriture et à l’eau est rationné, tandis que les cellules sont dépourvues de ventilation et d’électricité.
« Le ravitaillement en provisions par les familles, et l’argent pour acheter de la nourriture à la cafétéria ont été interdits. On donne aux prisonniers un seul repas par jour, sans aucun sel ni sucre », précise le rapport, qui souligne en outre que très souvent la nourriture fournie est immangeable.
« Les prisonniers n’ont pas accès à l’eau courante ou à des produits de nettoyage. Sans lumière dans leur cellule souterraine et aucun moyen de distinguer le jour de la nuit, ils sont incapables de savoir l’heure », ajoute le rapport.
Esraa refait son apparition
Dans une lettre écrite depuis sa cellule et publiée par plusieurs journaux égyptiens le 5 août, Esraa el-Tawil énumère les atteintes aux droits de l’homme qu’elle a subies dans un autre établissement, la prison de Qanatir.
Cette photographe de 23 ans avait disparu pendant plusieurs semaines le 1er juin, alors qu’elle se promenait avec deux amis au bord du Nil. Elle était réapparue ensuite dans une prison du Caire, où elle a été détenue depuis sans être inculpée.
Dans sa lettre, Tawil décrit sa prison comme « un cimetière pour les vivants ». Elle affirme qu’on lui a refusé la rééducation qui lui est essentielle pour lui permettre de marcher à nouveau – une rééducation qu’elle suivait depuis qu’on lui avait tiré dans le dos l’année dernière.
Tawil se plaint aussi du manque d’eau. « Nous n’avons pas droit à l’eau en bouteille, et l’eau dans la prison n’est pas potable – elle sent l’égout et provoque des infections », écrit-elle.
Dans un article sur les prisonniers politiques en Égypte écrit en mars, Joe Stork, directeur adjoint de Human Rights Watch pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, qualifie d’inhumaines leurs conditions d’incarcération.
« En ayant instauré un ordre extrêmement répressif, caractérisé par le retour des arrestations arbitraires, la torture en prison, le mépris pour les droits civils et politiques, et une tolérance très limitée pour la critique publique, le président al-Sissi et son entourage ont nuit plus que quiconque à la réputation de l’Égypte », a-t-il écrit.
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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