Que cache la dispute ente l’Irak et la Turquie ?
L’annonce le 3 décembre du détachement par la Turquie de 150 soldats et 7 tanks sur une étendue de 100 kilomètres au sud de la frontière turque jusqu’à la ville de Bashiqa en Irak a ajouté un nouvel élément particulièrement déroutant dans l’enchevêtrement de disputes internationales dans lequel est déjà impliquée la Turquie.
Quelle intention l’envoi de cette force reflète-t-il ? Qui le souhaite en Irak ? Et, compte tenu des protestations immédiates de l’Irak et de ses accusations de violation du droit international par la Turquie, comment ce détachement pourrait-il rester sur place ?
Bashiqa est une petite ville située à environ 20 km au nord-est de Mossoul, la capitale provinciale de l’Irak riche en pétrole tombée aux mains de l’État islamique (EI) en juin 2014. Son emplacement en fait un point d’accès adapté pour une future opération militaire visant à repousser les miliciens de l’EI hors de Mossoul, et c’est pour cette raison qu’un campement militaire y a été dressé. La Turquie y entraînerait des soldats depuis au moins mars 2015, plus longtemps peut-être.
En sa qualité de voisin plus riche, plus fort et plus puissant, au cours des dernières décennies la Turquie s’est vue attirée de plus en plus directement au nord de l’Irak, au point que ce dernier est devenu une sorte d’État satellite turc.
En tant qu’ancienne puissance impériale, la Turquie a une connaissance pointue de l’Irak et des liens rapprochés avec les tribus et familles irakiennes – une structure de regroupements religieux et ethniques transversaux qui a été à la base de la gestion ottomane du pays, mais qui était presque entièrement inconnue des Américains durant leur occupation de l’Irak après 2003.
La Turquie est devenue la puissance économique qui a permis à la population des régions du nord de l’Irak dirigées par les Kurdes de jouir d’un développement et d’une prospérité soutenus, et ce à un niveau inconnu ailleurs dans le pays. La communauté d’intérêts économiques entre la Turquie et les Kurdes d’Erbil a conduit à un spectaculaire changement dans les relations entre les Kurdes irakiens et la Turquie.
Pendant des décennies, les Kurdes et les peshmergas irakiens étaient considérés comme des adversaires dangereux par Ankara, qui luttait pour réprimer ses propres mouvements pro-Kurdes. Il y a environ cinq ans, cet état de fait a radicalement changé. Massoud Barzani, leader du Gouvernement régional du Kurdistan, est devenu l’un des alliés les plus proches et les plus dévoués de la Turquie. En novembre 2013, il a même prononcé un discours conjoint avec le président Erdoğan dans la ville turque à majorité kurde de Diyarbakır.
Deux ans plus tard, Barzani est l’un des rares dirigeants irakiens à soutenir la présence des forces turques à Bashiqa. Les leaders kurdes affirment que les troupes turques ont aidé à entraîner leurs combattants peshmergas et à les rendre plus efficaces dans leur lutte contre l’EI.
Mais il semble qu’à Bashiqa, bien avant que l’attaque sur Mossoul eût même eu lieu, une lutte se déroulait entre divers groupes – kurdes, sunnites, chiites et le gouvernement de Bagdad – désireux de prendre le pouvoir de Mossoul après de départ de l’EI.
La Turquie pense que sa présence sur le terrain serait un facteur de stabilisation au milieu d’une situation extrêmement instable. L’ancien consul-général turc à Mossoul, Yilmaz Oztürk, a prévenu qu’il pourrait y avoir lieu un bain de sang encore plus tragique que ce à quoi on a pu assister jusqu’à présent. Oztürk, désormais député du parti de centre-gauche CHP (Parti républicain du peuple), a été fait prisonnier avec ses collègues pendant plus de trois mois quand l’EI a capturé Mossoul en 2014.
Tous les regards sont maintenant tournés vers l’avenir de Mossoul suite à la chute d’une autre ville plus petite, Sinjar, le 13 novembre dernier aux mains d’une alliance de Kurdes et de yézidis soutenue par les frappes aériennes américaines.
L’avenir de Mossoul, et le stationnement des troupes turques à proximité, semblent avoir fait partie des sujets de discussion prioritaires adressés par le président Barzani lors d’une visite de deux jours à Ankara les 9 et 10 décembre derniers. Cette visite doit être vue dans le contexte des déplacements de Barzani en Arabie saoudite et dans le Golfe à peine quatre jours plus tôt. Il semble que Barzani (qui aurait été qualifié par le roi Salmane de nouveau Saladin) soit en train d’essayer de créer un front kurdo-arabe sunnite à Mossoul et son arrière-pays.
Ceci cadre parfaitement avec les informations dont nous disposons sur la tentative de renforcement de la présence militaire turque à Bashiqa. L’interlocuteur de la Turquie dans la ville n’est en réalité pas kurde mais un leader dévoué du mouvement politique sunnite irakien : Atheel al-Nujaifi, qui dirige Hashd al-Watani, une milice sunnite irakienne anti-EI.
Ancien gouverneur de la province de Ninive, Nujaifi est celui qui a créé le campement et a accueilli la participation turque, qui s’élèverait à quelque 600 soldats. Les connections d’Atheel sont puissantes : sa famille a commencé à occuper une place de premier plan dans la région aux temps des Ottomans, et son frère, Usama al-Nujaifi, était le porte-parole et vice-président du parlement irakien jusqu’à l’été 2015, lorsque ce poste a été aboli.
Quand on garde à l’esprit cette alliance apparente, l’insistance de la Turquie à rester en Irak et le refus du Premier ministre irakien Haïder al-Abadi (un chiite) d’accepter tout compromis quant à la souveraineté de son pays deviennent plus faciles à comprendre.
Les relations entre Ankara et le gouvernement central irakien dirigé par les chiites à Bagdad sont houleuses depuis longtemps en raison de leurs différentes appartenances sectaires.
Dans cette affaire, les deux côtés ont clairement perdu patience et les malentendus se sont multipliés à un niveau jamais connu. Deux des plus importants officiels turcs, Feridun Sinirlioğlu, sous-secrétaire au ministère des Affaires étrangères, et Hakan Fidan, chef du renseignement national, se sont rendus à Bagdad pour rencontrer al-Abadi le 10 décembre et sont rentrés chez eux avec la croyance qu’ils s’étaient mis d’accord sur un « mécanisme » de résolution de la dispute. Au lieu de cela, al-Abadi s’est immédiatement adressé aux Nations unies, une volte-face apparente que le président Erdoğan a décrite comme « non honnête ».
Pour autant, le lendemain, le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a indiqué son désir de parvenir à un compromis, déclarant que la Turquie « réorganiserait » sa présence militaire à Bashiqa. Ces déclarations faisaient apparemment suite à une conversation téléphonique avec le vice-président des Etats-Unis, Joe Biden.
À 6 heures du matin lundi, un retrait limité des troupes turques avait débuté. Diken, un site d’information turc, a cité les propos d’un commandant peshmerga, dont le nom n’a pas été mentionné, selon lequel la manœuvre « n’était que poudre aux yeux » et ne concernait que 144 militaires turcs – laissant probablement un contingent de 450 soldats à Bashiqa. Le commandant s’attendait à ce que les troupes démobilisées de Bashiqa soient stationnées quelque part ailleurs au nord de l’Irak.
Vraisemblablement, tout plan existant pour pousser l’EI hors de Mossoul a été fortement retardé par cette dispute, tandis qu’aucun accord n’a été atteint entre les différents groupes aspirant à en prendre possession.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement au sujet de la société turque, de la politique et de l’histoire de ce pays, et il est actuellement en train de terminer la rédaction d’un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un combattant peshmerga kurde irakien prend position sur la ligne de front à Bashiqa, une ville situé à 13 kilomètres au nord-est de Mossoul, le 12 août 2014 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].