Calais, ou le théâtre de l'espoir
CALAIS, France – « Abbass khalas, aatini chance » (« ça suffit les flics, laissez-moi une chance »), scande un trio de Soudanais sur la scène du théâtre Good Chance, en plein cœur de la « nouvelle jungle » de Calais, au soir du Nouvel An. Ils sont séparés de l'auditoire par une clôture. Soudain, ils apprennent que les conditions pour rejoindre l'Angleterre sont bonnes ce soir-là. Deux parviennent alors à se faufiler sous la barrière coiffée de barbelés, mais le troisième se blesse ; ils doivent l'abandonner s'ils veulent atteindre les rives du Royaume-Uni. Et les voilà de l'autre côté du mur, criant de joie au milieu du public, composé de migrants et de demandeurs d'asile afghans, érythréens, soudanais, pakistanais, kurdes, syriens, palestiniens ou encore iraniens, ainsi que de bénévoles britanniques et français. Puis des journalistes surgissent avec des caméras et des micros en carton pour demander aux spectateurs leur opinion sur la jungle. Un brouhaha entremêlé de pachtoune, d'anglais, d'arabe et de farsi s'élève dans le dôme du théâtre, alors qu'une nouvelle année s'annonce.
Junaid Sarieddeen, membre du collectif de théâtre libanais Zoukak, qui a mené avec Omar Abi Azar des ateliers de théâtre social aux côtés des migrants de Calais pendant une semaine, prend alors la parole : « Comment dit-on chaos en pachtoune ? », demande-t-il à Mohammed, un Afghan bilingue en anglais. Rires dans la salle. « Le chaos de ce soir est beau. Ce théâtre est le plus libre de tous les théâtres d'Europe. Il est rempli de votre énergie. Utilisez cette énergie pour construire votre futur ! », lance-t-il à la foule d'individus ayant fui conflits, injustice et pauvreté et se retrouvant bloqués dans la zone industrielle boueuse de Calais, séparés de l'Angleterre par des rangées infranchissables de clôtures barbelées.
« Le théâtre n'est pas un détournement »
Sous le dôme du théâtre Good Chance, construit il y a trois mois par des bénévoles britanniques, la nouvelle année a été fêtée chaque fois que minuit s'annonçait dans l'un des pays représenté dans la jungle. L'occasion de chanter, danser et s'exprimer à maintes reprises, tant les guerres ont rassemblé des survivants des quatre coins du globe dans ce camp de réfugiés insalubre du nord de la France où vivent actuellement 4 500 migrants et demandeurs d'asile.
Mais l'ambiance électrique, festive et éclectique du réveillon ne trompe pas. Dès le premier jour de l'atelier de théâtre organisé par Zoukak, au début de la dernière semaine de décembre 2015, un Kurde irakien déclamait sur scène : « Pour nous, le nouvel an, ce n'est qu'un chiffre qui change. Nos vies, elles, sont toujours dans la même impasse ». Le lendemain, Mazen, un Soudanais maigre comme un échalas, rappait sur la scène du théâtre Good Chance : « Don't tell me happy new year/I don't want your pain killer » (« Ne me souhaite pas bonne année/je ne veux pas de ton antidouleur »).
Junaid Sarieddeen et Omar Abi Azar ne sont pas venus initier les migrants de Calais au théâtre pour les aider à s'évader du réel : « Nous sommes venus donner une chance aux migrants de s'écouter les uns les autres et, par-là même, de prendre du recul sur leur histoire personnelle souvent tragique. Le théâtre n'est pas un moyen de les détourner de leur terrible réalité, plutôt un outil pour la mettre en perspective et y déceler de nouvelles solutions créatives », expliquent-ils depuis un restaurant afghan de bois et de bâches construit aux abords du théâtre.
Théâtre communautaire
À l'origine du théâtre Good Chance, Joe Robinson et Joe Murphy, deux jeunes dramaturges britanniques qui voulaient voir de leurs propres yeux ce qu'ils lisaient sur Calais chaque jour dans les médias. « Nous étions venus en août, confus par rapport à ce qui se jouait à notre frontière. Nous ne voulions pas juste rentrer et écrire une pièce à Londres. Créer un espace d'expression ici faisait plus de sens : chacun veut parler de ce qu'il a laissé derrière lui, de son voyage, de ses espoirs. Nous avons monté le théâtre et son programme avec les migrants : le dôme appartient à la communauté », explique Joe Robinson à Middle East Eye en engouffrant des œufs pimentés et du pain chaud afghan, les yeux rivés sur un tigre en peluche coiffé d'un chapeau de Noël.
Ce qui a marqué le fondateur du théâtre Good Chance, c'est justement l'effusion créative de la jungle de Calais : « La jungle est un désastre humanitaire, mais c'est aussi un lieu d'espoir et de créativité hors-norme, avec des restaurants et des boutiques montés de toute pièce et un sens unique de la communauté », dit-il après trois mois passés à partager le quotidien des migrants de Calais.
Du temps d'attente au temps de création
Une créativité qui s'estompe vite si rien n'est fait pour la maintenir en vie, s'empresse-t-il d'ajouter : « En arrivant, nous avons vu des jeunes gens pleins de joie dont l'esprit s'est peu à peu désintégré dans l'attente, avec un sentiment de honte de ne pas avoir atteint leur objectif de rejoindre l'Angleterre ».
Dans ces conditions, le théâtre s'imposait comme une évidence pour les membres de Zoukak, venus une première fois en septembre afin de préparer leur travail : « Ce lieu repose sur l'attente : de l'aide humanitaire, de la tentative de rejoindre l'Angleterre ou de la réponse à la demande d'asile en France. C'est donc une situation passive, frustrante. Or le théâtre est basé sur l'action : on leur propose de faire quelque chose de créatif avec ce temps d'attente », explique Junaid à MEE.
Chaque jour, les deux adeptes du sixième art ont accueilli sous le dôme des participants de toutes les nationalités. À ces Afghans, ces Kurdes, ces Soudanais, jeunes ou âgés, timides ou trop bavards, ils ont proposé des exercices de théâtre en collectif pendant trois heures, avant de monter une représentation chaque soir pour l'audience bariolée de la jungle.
Depuis sa création en 2006, Zoukak réalise souvent des ateliers de thérapie par le théâtre, que ce soit dans les prisons pour mineurs, auprès des femmes victimes de violence conjugale, dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban ou aux côtés des déplacés de guerre. Mais cette technique mêlant psychologie clinique et expérimentation théâtrale, qu'ils ont forgée au fil des années, requiert des conditions spécifiques qui n'étaient pas réunies à Calais. « L'objectif de la thérapie par le théâtre n'est pas de soigner, mais d'ouvrir des espaces sécurisés d'expression, qui mènent les participants à incarner leurs peurs, leurs craintes ou leurs joies et à prendre de la distance pour pouvoir mieux gérer leurs problèmes », détaille Omar.
« Mais ici, nous ne pouvons pas créer cet espace sécurisé car le théâtre Good Chance est un lieu ouvert où les migrants ne cessent de rentrer et de sortir », poursuit Junaid. « Nous pouvons être 3 au début de l'atelier et 50 à la fin ! La situation qui s'en rapproche le plus, pour nous, est l’atelier que nous avons organisé en 2008 au nord du Liban après la destruction du camp palestinien de Nahr el-Bared, suite à des combats entre l'armée libanaise et des djihadistes. Ses habitants se sont alors déplacés dans un autre camp palestinien, Beddawi, où nous avons vécu pendant presque un mois. Là aussi, il nous est arrivé de jouer avec 200 enfants d'un coup ! À Calais, nous ne savons jamais si les participants vont revenir après l'atelier pour le spectacle du soir. Mais l'important n'est pas le résultat, c'est le processus. »
« Le théâtre est fait pour de telles situations »
Et le processus donne des résultats, chaque jour étonnants. Il y a d'abord ce respect mutuel entre les participants, chacun parlant sa langue, attendant patiemment la traduction du poème ou du chant interprété par l'autre, comme s'ils savaient qu'ils allaient apprendre quelque chose sur eux-mêmes en écoutant leur voisin.
« Ce que nous faisons ici se rapproche plus du théâtre social, inspiré de la méthode d'Augusto Boal. L'idée est de faire du théâtre en collectif, de s'écouter les uns les autres, de pouvoir s'exprimer et intégrer des individualités différentes dans un groupe », expliquent Omar et Junaid. Ils avouent avoir été sidérés par l'accueil fait à un Soudanais muet par le reste du groupe. Ce jour-là, ils préparaient une scène où les migrants devaient jouer le rôle de journalistes en visite dans la jungle. Une manière de renverser les rôles et de laisser les migrants s'exprimer eux-mêmes sur leur sort. Entre l'interprétation excellente de Noureddine, un ancien journaliste afghan ayant fui la répression des Talibans, et celle de Rahim, un ex-policier afghan qui a participé à tous les ateliers, un journaliste muet a donc délivré avec ses mains et les traits de son visage des informations cruciales : le froid, la boue et les gaz lacrymogènes, des problèmes cruciaux dans la jungle.
Baignés dans l'atmosphère effervescente de la jungle, où environ 200 bénévoles en majorité britanniques se démènent pour améliorer le quotidien des migrants, Omar et Junaid ne se sont pas sentis de trop. À l'instar des premiers ateliers de théâtre psycho-social menés par Zoukak avec les déplacés de la guerre de juillet 2006 au Liban, leur intervention a bien sûr lieu après la distribution des biens humanitaires essentiels comme la nourriture et les vêtements.
Toutefois, l'espace d'expression qu'ils ont créé pendant une semaine au théâtre Good Chance leur a semblé tout aussi vital que le pain : « Pas un seul participant parmi les migrants avec qui nous avons travaillé ne s'est posé la question de savoir pourquoi nous faisions du théâtre, ou ce que cela allait leur apporter, ont-ils écrit sur leur journal de bord en ligne. Comme si ce qui se passait à ce moment-là était la chose la plus logique et évidente à faire. Comme si le théâtre était fait pour de telles situations. »
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].