« Il n’y a pas d’opposition » : la décadence et la disparition de la « vraie politique » en Égypte
Ces dix-huit jours semblaient avoir initié un âge d’or pour les partis d’opposition en Égypte, une époque que certains ont même considérée comme « la naissance de la vraie politique ».
Moins d’un an après le soulèvement de 2011 qui a rassemblé des Égyptiens de toutes religions, de toutes classes sociales et de toutes affiliations politiques et idéologiques sur la place Tahrir et entraîné la fin du règne de plusieurs décennies de Hosni Moubarak, plus de 90 nouveaux partis politiques avaient été créés et élus au parlement.
Cinq ans plus tard, alors que ces mêmes groupes sont non seulement marginalisés sur le plan politique mais aussi profondément divisés entre eux, cette époque s’est avérée être de courte durée.
« En Égypte aujourd’hui, il n’y a pas de véritable opposition », a indiqué Shadi Hamid, chercheur principal à la Brookings Institution, à Middle East Eye. « Aucun des groupes qui font partie du processus politique actuel tels que ceux qui font partie du parlement peut être qualifiés de groupes d’opposition. »
« Aujourd’hui, les différents groupes, en particulier ceux qui ont des idéologies différentes, refusent de se parler », a expliqué Nagwan al-Ashwal, analyste politique égyptienne à l’Institut universitaire européen de Florence.
« Il y a beaucoup d’amertume et une certaine incapacité à dépasser ce que chaque groupe perçoit comme les erreurs impardonnables des autres. »
« Les mouvements révolutionnaires, comme le Mouvement du 6 avril, continuent de reprocher aux Frères musulmans de les avoir abandonnés à Mohamed Mahmoud [la rue Mohamed Mahmoud, près de la place Tahrir] et de s’être rangés du côté de l’armée, tandis que les Frères musulmans font de même pour Rabaa », a ajouté Nagwan al-Ashwal, faisant allusion au massacre perpétré en août 2013 par les forces de sécurité contre les partisans du président élu Mohamed Morsi soutenu par les Frères musulmans, qui avait été écarté du pouvoir à l’issue d’un coup d’État militaire quelques semaines plus tôt.
La « vraie politique »
Pour beaucoup, comme l’a affirmé Shadi Hamid, la période qui a suivi la chute de Moubarak a réellement semblé donner un nouveau départ à la « vraie politique » dans le pays.
Auparavant, il y avait une distinction entre les partis politiques cooptés par l’État et les groupes d’opposition travaillant en dehors du système politique, mais en mars 2011, une loi a permis la formation de nouveaux partis pour la première fois depuis 1977.
Les groupes d’opposition ont saisi l’occasion et une nouvelle écurie de partis politiques, des jeunes islamistes aux groupes laïcs, libéraux et nationalistes, s’est installée dans le paysage politique.
« Les groupes d’opposition en Égypte étaient soudés, prenaient part à un seul et même processus et œuvraient à donner naissance à un changement », a expliqué Nagwan al-Ashwal.
« Ils ont coordonné des actions et exécuté un plan d’action efficace en tant qu’organisations officielles, mais aussi en tant que membres individuels des différents groupes », a-t-elle précisé.
Pourtant, presque aussitôt que le mouvement avait commencé à prendre de l’ampleur, les graines de ce que Shadi Hamid qualifie de « méfiance persistante » entre les groupes ont été semées.
Le 19 novembre 2011, tôt dans la journée, la police anti-émeute égyptienne a violemment tenté de disperser un sit-in de manifestants dont les amis et la famille avaient été tués ou blessés sur la place Tahrir plus tôt dans l’année et qui demandaient à ce que leurs meurtriers soient jugés par un tribunal.
Après six jours d’affrontements, 51 personnes avaient été tuées lors d’une action désormais simplement surnommée « Mohamed Mahmoud », d’après le nom de la rue où les combats ont commencé.
Beaucoup de groupes révolutionnaires ont reproché aux Frères musulmans de ne pas avoir tenu leur position contre l’armée au cours des affrontements.
La date du 14 août 2013, connue sous le nom de « massacre de Rabaa », lors duquel les forces de sécurité égyptiennes ont dispersé par la force un sit-in composé principalement de partisans des Frères musulmans et tué au moins 1 000 personnes, constitue une autre source de discorde pour l’opposition égyptienne.
Cette fois-ci, les Frères musulmans ont reproché aux groupes d’opposition laïcs et libéraux de les avoir abandonnés sur la place Rabaa alors que les forces de sécurité chassaient violemment les manifestants.
Les lignes de fracture les plus importantes au sein de l’opposition en Égypte sont celles qui séparent les Frères musulmans et les groupes libéraux et laïcs plus petits, a précisé Nagwan al-Ashwal.
« Par le passé, les Frères musulmans ont dominé les débats et se sont attribué sans cesse tout le mérite [des initiatives et des succès]. C’est ce genre d’expérience qui les rend [les groupes d’opposition laïcs et libéraux] également méfiants à l’idée de se rapprocher des Frères musulmans. »
Ces difficultés à se mettre d’accord ont rompu davantage les liens entre les groupes laïcs et libéraux d’une part et les Frères musulmans d’autre part.
Bien qu’il n’existe pas une telle animosité entre les groupes laïcs et libéraux, les analystes estiment qu’il y a peu de place pour un changement sans les Frères musulmans.
« Les Frères musulmans représentent toujours la plus grande force d’opposition. Les groupes d’opposition plus petits peuvent parler entre eux autant qu’ils le veulent, mais si les Frères musulmans ne font pas partie de ce processus, celui-ci est tué dans l’œuf », a soutenu Shadi Hamid.
Une stratégie de terreur
Selon Hamid, au-delà de la méfiance, plusieurs autres éléments font qu’il est difficile pour les groupes de s’unir aux Frères musulmans.
« Il est dangereux pour les acteurs politiques de travailler en étroite collaboration avec les Frères musulmans, car ils seront punis par l’appareil sécuritaire », a-t-il indiqué.
« La dernière chose que le régime souhaite serait que les Frères musulmans et les groupes libéraux et de gauche collaborent étroitement en Égypte. »
« Elles [les autorités égyptiennes] ont revu à la hausse le prix à payer, et maintenant, tout le monde a peur de travailler avec les Frères musulmans, bien qu’il s’agisse de la seule façon d’avancer », a ajouté Hamid.
Ce sentiment de peur a également affecté le potentiel de l’opposition au sein de la population égyptienne plus généralement.
« Il y a différents facteurs qui constituent un défi majeur pour l’opposition », a indiqué Sharif Nashashibi, analyste spécialiste des affaires du Moyen-Orient, commentateur et contributeur pour MEE. « L’expression d’un désaccord est sévèrement punie et les protestations sont interdites. »
« Dans le même temps, il y a un sentiment d’épuisement publique et de peur, [et beaucoup] désormais ne se sentent pas en sécurité à cause de l’État islamique et la montée de l’anarchie dans le Sinaï [...] Même si les gens sont malheureux, ils ne protesteront pas », a expliqué Sharif Nashashibi.
Au cinquième anniversaire de la révolution du 25 janvier, les experts estiment que l’opposition n’obtiendra aucun succès de sitôt.
« Il est peu probable que d’importants groupes de personnes descendent dans les rues ou qu’un dialogue naisse entre les groupes d’opposition en Égypte pour un changement démocratique », a soutenu Nagwan al-Ashwal.
« Tant que ces groupes n’atteignent le niveau de maturité nécessaire à l’autocritique et ne vont pas au-delà des erreurs des autres, les choses ne changeront pas. »
Pour certains, la division entre les groupes politiques et idéologiques égyptiens était inévitable.
« Les gens étaient unis contre Moubarak et ont donc pu mettre brièvement leurs différences idéologiques de côté », a expliqué Shadi Hamid.
« Moubarak constituait une force unique, mais après sa chute, il n’y avait [plus] de point de ralliement et les divisions se sont accentuées. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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