Suffoquant : les travailleurs du monde poussiéreux des carrières d’Égypte
Bien loin des rues animées du Caire, dans un monde blanc comme la neige de la Haute-Égypte, les ouvriers se tuent à la tâche pour mener à bien un travail dans lequel le risque de perdre un membre ou de contracter une maladie respiratoire est bien réel.
La vie des ouvriers des carrières de calcaire égyptiennes est intense et risquée.
Leur journée commence bien avant le lever du soleil. À environ 3 heures de matin, ils se rassemblent dans les contreforts endormis d’une montagne à l’est du Nil dans l’attente des véhicules qui les conduiront jusqu’aux carrières en empruntant les routes sinueuses et dangereuses de montagne.
En attendant les véhicules, ils tuent le temps en discutant et en essayant de se réchauffer près du feu dans le froid des heures précédant l’aurore, ou en achetant quelque chose à manger à l’un des nombreux vendeurs du coin qui se sont levés aussi tôt qu’eux.
Le trajet dure environ 20 minutes, pendant lesquelles les voitures parcourent en équilibre instable les routes de montagne en dents de scie.
Le trajet en lui-même est extrêmement risqué dans la mesure où les véhicules ne sont pas équipés pour traverser les routes accidentées et sont généralement surchargés, transportant souvent plus de vingt ouvriers chacun.
Selon Alla al-Dakhly, du Syndicat des ouvriers des carrières, la ville d’al-Minya compte environ 300 carrières de calcaire qui emploient plus de 20 000 ouvriers.
Ces derniers proviennent généralement des villages environnants et sont issus de tous les horizons. Des agriculteurs, des lycéens et de jeunes diplômés se sont tournés vers le travail dans les carrières dans la période qui a suivi la révolution de 2011, à cause des taux élevés de chômage qui semblaient ne faire que grimper en raison des troubles politiques qui ont affecté le pays.
Le salaire moyen dans les carrières est compris entre 80 et 100 livres égyptiennes par jour, ce qui équivaut à 10-13 dollars. Bien que cela ne semble pas faire beaucoup pour un travail aussi éreintant et périlleux, c’est un salaire relativement bon par rapport à celui d’ouvrier agricole ou bien sûr par rapport au chômage.
Mohamed Ahmed Abo Ghanima, un diplômé de l’Université d’al-Minya âgé de 23 ans, explique comment il s’est retrouvé à travailler dans la carrière. « J’ai commencé à y travailler pendant ma deuxième année d’université, pour payer les frais de scolarité et économiser un peu d’argent pour me marier. Je pensais honnêtement que ce serait temporaire. Je n’arrivais pas à trouver de travail. J’ai étudié les médias, alors quelle chance ai-je de trouver un emploi à al-Minya, un gouvernorat oublié de Haute-Égypte ? Je n’avais d’autre choix que de travailler dans les carrières. »
Le chômage est une perspective tout à fait réelle pour de nombreux habitants de la région s’ils n’acceptent pas ce genre de travail manuel. Pour de nombreuses familles en difficulté qui ont désespérément besoin d’augmenter leurs revenus, la seule option est d’envoyer leurs enfants travailler dans les carrières.
Le travail confié aux enfants inclut de manipuler les briques et charger les véhicules. Cependant, n’étant pas officiellement employés par la carrière, ils ne perçoivent que la moitié du salaire d’un adulte, malgré le fait qu’ils sont exposés au même environnement et à beaucoup des mêmes risques.
Le travail est extrêmement dangereux pour tous les travailleurs de la carrière. Les nuages de poussière qui s’élèvent et refusent de se dissiper entravent la vision et rendent la respiration difficile. Dans un effort désespéré pour respirer plus facilement, les ouvriers portent souvent des masques qu’ils fabriquent eux-mêmes avec de vieux tissus et qu’ils utilisent même lorsque la chaleur est étouffante. Mais ces masques sont d’une utilité toute relative.
L’exposition continue à l’épaisse poussière peut avoir un effet considérablement néfaste sur les poumons des ouvriers, causant de nombreuses affections sur le long terme.
Les équipements utilisés pour découper la roche et en faire des briques sont habituellement vieux, rouillés et non gainés, car les propriétaires de carrières sont peu désireux d’investir leur argent dans un matériel moderne et plus sûr.
Un des équipements essentiels est un appareil électronique doté de deux lames en métal dentelées qui sert à couper les durs rochers de calcaire blanc. Parfois, l’une des pièces de métal ou les deux se détachent soudainement de la machine en fonctionnement. Des personnes ont été blessées lors de ce type d’incident récurrent, et ont même quelquefois perdu des membres.
L’obtention d’une compensation financière décente n’est pas toujours possible et déposer une plainte officielle au commissariat peut signifier voir son dossier s’éterniser au tribunal pendant des années. Un luxe que la famille du blessé peut rarement s’offrir.
Alla al-Dakhly, du syndicat, explique : « Quand une personne est blessée, le propriétaire de la carrière paie à la famille deux ou trois visites, lui fournit une voiture pour transporter le travailleur blessé à l’hôpital et paie le traitement. Les gens ici sont simples ; après tout ça, si on leur donne 20 000 livres [environ 3 000 dollars], ils n’ont souvent d’autre choix que d’accepter avec gratitude. »
Les choses ont commencé à changer dans les carrières en mai dernier lorsque le gouvernement a appliqué une vieille loi qui avait été annulée et inutilisée pendant les 60 dernières années. Elle force les propriétaires de carrières à payer six fois plus d’impôts au gouvernement. Officiellement, la raison est d’aider à la recherche de nouvelles sources de revenu par le gouvernement, alors que la crise budgétaire de l’Égypte ne cesse de s’aggraver sous le règne de Sissi.
Mais les ouvriers ont leur propre interprétation de cette décision soudaine. Abd al-Aati Hamada, un fermier de 41 ans qui a commencé à travailler dans la carrière il y a cinq ans pour arrondir ses fins de mois, a sa propre réflexion religieuse sur la question. « Allah punit les propriétaires cupides pour leur mauvais traitement des pauvres ouvriers. » Il cite alors le prophète Mohammed : « Les choses qui vous arrivent sont le résultat de vos propres actions. »
D’autres pensent qu’il y a une autre raison, plus pratique, derrière la décision du gouvernement. Au moins 50 % des carrières ont été contraintes de fermer, leurs propriétaires ayant décidé de vendre en raison de leur incapacité à s’acquitter du nouvel impôt.
L’acquéreur de ces carrières a été l’armée, selon Tarek abd al-Baset, un ouvrier de 29 ans. « L’armée a conclu un accord avec Ibrahim Mahlab, l’ancien Premier ministre. Il a probablement augmenté la taxe tout simplement pour que les propriétaires soient obligés de vendre les carrières à l’armée, qui bien sûr ne paie aucun impôt », a-t-il déclaré.
Traduction de l’anglais (original).
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