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Une aide vitale pour les femmes victimes des atrocités de l’État islamique

« Le niveau de traumatisme infligé par Daech aux femmes, aux filles, aux enfants, à tout individu sous leur emprise, est différent de tout ce que l’on pourrait imaginer »
Yézidis déplacés dans un abri de fortune à Khanke (avec l’aimable autorisation de l’AMAR Foundation)

LONDRES – « Elle ne pouvait pas dire un mot. Elle ne pouvait pas émettre le moindre son. Elle était assise dans mon bureau et fixait le mur. Elle ne pouvait tout simplement pas accepter ce qu’elle avait traversé. » Le docteur Taib s’arrête. Son visage rougit. « Je suis désolé, ça me met tellement en colère. Le niveau de traumatisme infligé par Daech aux femmes, aux filles, aux enfants, à tout individu sous leur emprise, est différent de tout ce que l’on pourrait imaginer. »

Le docteur Nezar Ismet Taib, directeur général de la direction de la santé de Dahuk, dans le nord de l’Irak, et psychiatre de formation, est d’habitude un homme tranquille. Mais lorsqu’il commence à parler de son travail avec ceux qui se sont échappés ou qui ont fui le groupe État islamique et des profondes cicatrices psychologiques qu’il perçoit chez eux, il se met en colère et son visage se transforme à mesure que le désespoir le gagne.

« La mère était si terrifiée qu’elle envisageait de [jeter sa fille] par la fenêtre, dans l’espoir de la voir trouver au moins la paix dans la mort »

« Sa mère et elle ont été kidnappées en 2014, explique-t-il après quelques instants. La fille semblait avoir seulement 7 ou 8 ans, donc Daech les a gardées ensemble. La mère a été violée à plusieurs reprises, à chaque fois devant sa fille. Quand ils ont découvert que la fille avait en fait 12 ans, ils ont menacé de la violer aussi. La mère était si terrifiée qu’elle envisageait de [jeter sa fille] par la fenêtre, dans l’espoir de la voir trouver au moins la paix dans la mort. Pouvez-vous imaginer cela ? D’une manière ou d’une autre, elles ont réussi à échapper à leurs ravisseurs, mais elles sont toutes deux profondément hantées par leur expérience. »

Le docteur Taib sort son téléphone et fait défiler ses photos. « Voici la fille. Elle a 13 ans aujourd’hui. » Il n’est pas surprenant que sa mère ait réussi à convaincre ses ravisseurs qu’elle était plus jeune. Elle est petite. « Elle va un peu mieux maintenant, et elle et sa mère veulent que je dise au monde entier ce qui leur est arrivé. Elles ont peur que dans le cas contraire, personne ne se rende compte à quel point Daech est dangereux. »

Une montée en flèche des cas de traumatisme

Mais il y a peu de risque que le monde oublie l’étendue de la barbarie de l’État islamique. La violence génocidaire contre des minorités telles que les Yézidis, les scènes de boucherie spectaculaires et les témoignages de ceux qui ont réussi à échapper à la captivité ont fait les gros titres dans le monde entier.

« Lorsque les filles qui avaient été enlevées par Daech ont commencé à arriver à Dahuk et que j’ai entendu parler pour la première fois du traitement qui leur a été réservé par leurs ravisseurs, c’était presque trop horrible pour y croire, affirme le docteur Taib. J’étais tellement en colère. Pas en tant que père, mais en tant qu’être humain, je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait faire cela. »

Mais ce sont les répercussions de cette violence qui ne sont pas mentionnées. « Il y avait au départ très peu de soutien psychiatrique pour ceux qui fuyaient Daech, explique le docteur Taib. Les filles qui étaient retenues comme esclaves sexuelles sont retournées chez elle comme des fantômes sans y trouver de soutien post-traumatique. Heureusement, il y a maintenant des organismes de bienfaisance qui travaillent en vue de résoudre ce problème. » Le docteur Taib a lui-même également orchestré la création d’un centre pour femmes à Dahuk pour aider les femmes et les filles victimes de l’État islamique. Le centre compte désormais 778 patients et chaque nouvelle personne ayant réussi à s’évader s’y rend pour être dépistée et renvoyée vers des spécialistes.

« En tant qu’être humain, je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait faire cela »

Et ce n’est pas seulement au traumatisme subi par les femmes et les filles ayant survécu à l’esclavage sexuel que Taib et son équipe font face. La tension engendrée par une vie d’exil, la perte d’amis et de proches et la peur constante de ce que l’avenir réserve ont entraîné une montée en flèche des cas de traumatisme au cours des deux dernières années – et aujourd’hui, le nombre de personnes qui ont besoin d’aide semble appelé à augmenter.

« Alors que la bataille pour libérer Mossoul est aujourd’hui en cours, nous prévoyons l’arrivée d’un grand nombre d’adultes et d’enfants ayant besoin urgence d’une thérapie post-traumatique, prévient le docteur Taib. Nous ne sommes pas équipés pour cela. Nous sommes sur le point d’être submergés par une nouvelle crise. »

Des services débordés

La population de Dahuk a plus que doublé au cours des deux dernières années. En plus de 120 000 réfugiés syriens, plus de 680 000 Irakiens ont fui vers le gouvernorat le plus septentrional de l’Irak. Déplacés par l’État islamique, ils sont devenus des réfugiés dans leur propre pays, forcés de subsister dans des camps tentaculaires, des bâtiments abandonnés et des centres de fortune.

Le docteur Nezar Ismet Taib, directeur général de la direction de la santé de Dahuk et psychiatre de formation (avec l’aimable autorisation de l’AMAR Foundation)

Vivant dans des camps surpeuplés, souvent sans accès suffisant à une eau propre et exposés à des étés chauds tout comme à des hivers étonnamment glaciaux, les familles déplacées sont particulièrement vulnérables à la propagation de maladies. Dans une clinique médicale du camp de Khanke, gérée par l’AMAR Foundation, un organisme de bienfaisance britannique, les médecins fournissent plus de 450 services médicaux par jour tant la demande est importante.

Mais alors que les Irakiens déplacés font gonfler la population de Dahuk et que les autorités sont confrontées à des perspectives économiques de plus en plus sombres, les principaux services de santé ont du mal à faire face.

« Le règne de Saddam Hussein, les sanctions et les guerres ont abouti à la désintégration de nos services de santé au cours des dernières décennies. Mais aujourd’hui, nous sommes au point de rupture. Il y a un besoin énorme d’assistance médicale, et pourtant, il n’y a que 4,5 médecins pour 10 000 personnes. Nous avons encore moins de psychiatres. »

« Il n’y a que 4,5 médecins pour 10 000 personnes. Nous avons encore moins de psychiatres »

De nombreux services essentiels tels que les soins de santé primaires dans les camps de déplacés, les cliniques mobiles pour ceux qui se trouvent à l’extérieur des camps et les soins de santé mentale sont désormais fournis uniquement grâce au soutien des organismes de bienfaisance.

« Sans les organismes d’aide humanitaire, notre système de santé se serait complètement effondré, déplore le docteur Taib. Mais même avec leur soutien, nous ne pouvons pas nous reposer. Nous ne pouvons pas nous arrêter. Il y a trop de choses à faire pour nos équipes. Aucun de mes collègues n’a pris une journée de congé depuis deux ans ; ils sont complètement épuisés. »

Camp de déplacés internes à Dahuk (avec l’aimable autorisation de l’AMAR Foundation)

Une crise imminente

Et la situation est seulement appelée à empirer. Alors que les forces de la coalition dirigées par l’Irak et les États-Unis intensifient leurs efforts pour libérer Mossoul de l’emprise de l’État islamique, l’ONU met en garde contre une crise humanitaire imminente.

Depuis le 17 octobre et le début de la campagne, plus de 17 000 personnes ont fui des villes et des villages entourant Mossoul. Mais ce n’est que le début. Selon Stephen O’Brien, secrétaire général adjoint des Nations unies aux affaires humanitaires, les combats pourraient forcer jusqu’à 1,5 million de civils à fuir la zone, la plupart à pied et juste avec leurs vêtements sur le dos.

Comme l’État islamique a balayé la plaine de Ninive pour entrer dans Mossoul avant de s’emparer des rues et de présenter la ville comme le plus gros trophée de son califat autoproclamé, le docteur Taib et ses collègues attendent désespérément sa libération. « Nous attendons depuis deux ans, mais nos émotions sont empreintes d’une peur très réelle. Nous savons que l’opération entraînera une nouvelle crise humanitaire pour l’Irak et nous ne sommes pas équipés pour cela. »

« Nous attendons depuis deux ans, mais nos émotions sont empreintes d’une peur très réelle. Nous savons que l’opération entraînera une nouvelle crise humanitaire pour l’Irak »

Alors que la moitié de ceux qui fuient la ville devraient partir en direction du sud, vers Salaheddine, il est prévu que le reste se déplace vers le nord et le territoire contrôlé par le Gouvernement régional du Kurdistan. Environ 290 000 d’entre eux devraient arriver dans la province de Dahuk.

Activement engagé dans le plan de réponse de Dahuk à la crise à venir, le docteur Taib essaie de faire en sorte que des programmes soient en place pour prévenir la propagation de maladies parmi les communautés déplacées. « Les familles arriveront à Dahuk affamées, assoiffées, épuisées et avec un besoin d’assistance médicale. Des services de santé insuffisants pourraient être synonymes de désastre, explique-t-il. Nous sommes dans une période de l’année propice à la rougeole et au choléra et des rapports indiquent que les enfants vivant à Mossoul n’ont pas été vaccinés. Nous devons mettre en œuvre immédiatement un programme de vaccination pour protéger ces communautés. »

Le tribut psychologique de l’occupation de l’État islamique est particulièrement préoccupant pour le docteur Taib. « Pendant deux ans, les habitants ont vécu dans la peur constante. Beaucoup d’entre eux auront été témoins de châtiments et d’exécutions en public. Nous l’avons tous vu aux informations, mais cela a été la réalité quotidienne pour la population de Mossoul. Maintenant, ils vont bientôt se retrouver pris entre deux feux »

« Ce que beaucoup de gens oublient, c’est que les habitants de Mossoul n’ont pas eu d’autre choix que de vivre sous Daech. Les gens peuvent penser qu’ils sont des sympathisants de Daech et certains le seront évidemment ; toutefois, la majorité des habitants n’ont pas pu s’échapper à temps en 2014 ou espéraient simplement que l’occupation fût de courte durée. Ce sont des civils innocents qui ont été contraints de vivre dans ce qui ne peut être décrit que comme une prison infernale. »

« Ce sont des civils innocents qui ont été contraints de vivre dans ce qui ne peut être décrit que comme une prison infernale »

« Nous avons besoin de soutien international »

Malgré l’ampleur de l’opération requise pour venir en aide à ceux qui fuient Mossoul, il reste encore des déficits majeurs de financement. Lorsqu’en juin, il est devenu évident qu’une offensive de Mossoul était inévitable, l’ONU a lancé un appel éclair de 280 millions de dollars pour préparer la crise attendue. Ce montant a grimpé depuis à 365 millions de dollars, mais seule une faible proportion de celui-ci a été reçue. Bien que des organismes de bienfaisance tels que l’AMAR Foundation intensifient leur travail d’intervention d’urgence et lancent des appels publics pour obtenir de l’aide, il reste un long chemin à parcourir.

Alors que les spectateurs regardent la bataille pour Mossoul en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux et espèrent que la défaite de l’État islamique dans cette ville marquera le début de la fin pour le groupe en Irak, ce n’est manifestement qu’un début pour le docteur Taib et son équipe.

* Le docteur Taib se trouve actuellement au Royaume-Uni, où il travaille aux côtés de l’AMAR Foundation en vue de souligner les besoins humanitaires croissants de l’Irak.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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