Le sniper : un commerçant yéménite tue pour « libérer [sa] ville des envahisseurs »
Taïz, YÉMEN – Comme de nombreux Yéménites, Ahmed aimait se promener dans les montagnes surplombant Jabal Habashi, dans l’ouest du Yémen, en particulier pendant les vacances.
Souvent, il en profitait pour tirer sur des boîtes de conserve. Ce n’est pas surprenant au Yémen, un pays qui présente le deuxième taux de possession d’armes à feu au monde et où la plupart des familles ont au moins une kalachnikov, avec laquelle des coups sont tirés en l’air lors de célébrations telles que les mariages.
Le deuxième jour de l’Aïd, les habitants de son village organisaient des concours de tir. Ahmed, qui s’est exprimé sous un pseudonyme, savait qu’il était l’un des meilleurs tireurs du coin.
Lorsque le conflit est arrivé dans sa région en août 2015, ce commerçant âgé de 30 ans sans expérience du service militaire a décidé de s’engager. Sa kalachnikov était l’une des meilleures armes dont il disposait et était plus adaptable à l’activité de sniper que d’autres.
« J’ai rejoint la résistance pour libérer ma province des Houthis, qui sont venus de Sa’dah pour répandre des pensées chiites dans ma province, a-t-il déclaré à Middle East Eye. Je serais un lâche si je ne combattais pas les rebelles houthis. La lutte contre les Houthis relève du djihad et les sunnites doivent se battre pour leur religion. »
Certaines personnes qu’il connaissait sont devenues des combattants sur les lignes de front, d’autres conduisent des véhicules militaires. Mais pour Ahmed, il n’y avait qu’une seule option. « J’ai préféré m’engager en tant que sniper parce que j’ai de l’expérience dans ce domaine. »
Son premier mort
La première expérience de combat d’Ahmed a eu lieu quelques semaines plus tard, en septembre, dans le quartier d’al-Haseb, à Taïz. Au début, il avait du mal à tuer des combattants ennemis.
Mais il a appris à le faire en travaillant aux côtés d’un autre sniper expérimenté. À Taïz, les snipers ont tendance à ne pas travailler seuls : si les Houthis avancent rapidement, il faut alors plus d’un tireur pour les tenir à distance. Et quand Ahmed a vu les victimes faites par son collègue, il a osé tirer.
« La première fois, j’ai hésité à tirer, mais mon collègue m’a encouragé à le faire. Donc j’ai tiré et j’ai ressenti que je faisais quelque chose de grand pour libérer ma ville des envahisseurs »
« La première fois, j’ai hésité à tirer, mais mon collègue m’a encouragé à le faire, se souvient-il. Donc j’ai tiré et j’ai ressenti que je faisais quelque chose de grand pour libérer ma ville des envahisseurs. Depuis, je travaille comme sniper. »
Armé de sa kalachnikov, Ahmed a servi depuis dans les conflits qui ont sévi à al-Dhabab, al-Gahmalya, al-Askari, Thaabat et dans d’autres parties de Taïz, principalement dans des quartiers résidentiels presque déserts. Pour la résistance, le rôle des snipers est précieux dans le dédale de rues bondées qui forme la deuxième plus grande ville du Yémen.
« Nous travaillons depuis des lieux cachés, parfois depuis des maisons, parfois derrière des rochers, souvent derrière des barricades, explique-t-il. En général, nous nous positionnons derrière les combattants, de sorte que nous puissions nous retirer facilement si l’ennemi avance vers nous. Cela signifie que nous sommes plus en sécurité que les combattants et moins en danger de mort. »
S’il reconnaît que la kalachnikov n’est pas la meilleure arme à feu pour un sniper, c’est cependant avec elle qu’il a grandi.
« J’ai reçu ce fusil en héritage de mon père et je l’utilise depuis mon enfance, se souvient-il. C’est le meilleur pour moi et je ne serais pas capable de faire ce que je fais avec un autre. »
« Il y a des fusils américains avec des viseurs, qui sont les meilleurs, mais la résistance n’en a pas assez pour tous les combattants. Ils sont donnés aux nouveaux snipers car c’est plus facile pour eux. »
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À la place, Ahmed utilise des jumelles pour voir ses cibles. Lors d’une attaque des Houthis ou d’une offensive lancée par la résistance, Ahmed et ses collègues tirent tout le temps. Toutefois, pendant une journée typique, ils passent une grande partie de leur temps à observer l’avancée des Houthis, avant d’essayer de les éliminer.
Les snipers comme Ahmed sont payés 2 000 rials yéménites (environ 8 dollars) par jour, soit le même salaire que les autres combattants de la résistance. Il garde la moitié de cette somme pour couvrir ses dépenses quotidiennes, tandis que le reste part chez lui, dans sa famille. Mais il n’a pas rejoint la résistance pour l’argent.
« Je tire sur les Houthis avec ma propre kalachnikov, qui a coûté plus de 1 600 dollars. Je n’ai pas un besoin urgent d’argent. J’ai rejoint la lutte pour libérer ma province des envahisseurs qui veulent répandre des pensées chiites à Taïz. »
Les snipers travaillent sous forme d’unité rapprochée, avec leur propre structure de direction, et se réunissent chaque mois pour discuter de leur progression et proposer leurs idées, comme de nouveaux postes de guet.
Ils envoient également des observations sur les positions ennemies aux dirigeants de la résistance, qui se coordonnent alors avec la coalition dirigée par les Saoudiens pour lancer des frappes aériennes contre les Houthis avant qu’ils n’avancent.
Combien de personnes Ahmed a-t-il donc abattu ?
Il fait une pause. Il sait qu’il a tué au moins dix combattants houthis. Mais au-delà de ce chiffre, il n’a pas de certitudes. « Je ne peux pas vous donner de chiffre exact parce que nous tirons au hasard pendant les attaques », explique-t-il.
La vie dans une zone de snipers
Les Houthis, qui disposent également de leurs propres snipers, ont assiégé la ville de Taïz avec des snipers et des mines terrestres, et tirent sur tous ceux qui tentent d’entrer par les routes principales.
« Mohammed voulait aller à l’hôpital le plus tôt possible pour voir son oncle. Mais il y est arrivé mort à cause de ces infâmes snipers »
Tallal Abdulwali, un habitant
Les snipers des deux camps accompagnent les combattants sur le champ de bataille, mais à Taïz, les zones de conflit sont dans la ville, qui est remplie de civils. Les deux camps affirment ne cibler que les combattants ennemis, mais les civils sont souvent pris dans le conflit.
En mars 2015, des snipers à al-Dhabab, au sud-ouest de la ville de Taïz, ont tué le photojournaliste Mohammed al-Yemeni et blessé deux de ses collègues alors qu’ils accompagnaient des forces de la résistance parties rompre le siège de Taïz.
« Je suis fier de travailler comme sniper, confie Ahmed. Je ne pense pas avoir commis de péché, je n’ai tué aucun civil. Mais parfois, des journalistes et des photographes accompagnent les forces armées sur le champ de bataille – et les tireurs d’élite ne peuvent pas faire la différence entre des journalistes et des combattants.
« Si vous vivez dans une zone de conflit dans la province de Taïz, vous devez passer par des routes spécifiques. Si vous êtes un étranger, ne tentez pas d’entrer dans une zone de conflit, car il y a des snipers qui attendent de vous abattre. »
« Certains habitants insistent pour traverser une zone de conflit qui est ciblée par des snipers des deux camps. Alors les snipers des Houthis et de la résistance tirent sur les passants et ces derniers deviennent des victimes innocentes. »
Comme Mohammed Abdulwali, 29 ans. Mohammed vivait dans le quartier d’al-Zahraa, une zone de conflit sous l’observation des Houthis. Quand son frère lui a dit que son oncle était malade, il a enfourché sa moto et a pris une route observée par des snipers.
« Mohammed voulait aller à l’hôpital le plus tôt possible pour voir son oncle, a raconté à MEE Tallal, le frère de Mohammed. Mais il y est arrivé mort à cause de ces infâmes snipers. »
« Nous n’avons pas quitté la ville à cause du danger représenté par les snipers – pas à cause des affrontements ou des missiles. Les snipers sont un danger caché dans la ville. »
« Ma famille est fière de moi »
La famille et les amis d’Ahmed sont au courant de ce qu’il fait. Il affirme que ses proches sont fiers de lui : de nombreux habitants de sa région sont des combattants de la résistance.
Il reconnaît que certains de ses amis le considèrent comme un tueur, avant d’indiquer toutefois qu’il les a convaincus qu’il ne faisait que tuer des Houthis et non des civils.
« Je rends visite à ma famille au village tous les mois et mes filles pleurent au moment où que je quitte la maison », explique-t-il.
« Elles insistent pour que je reste à leurs côtés, mais ce sont encore des enfants et elles ne connaissent pas les dangers que représentent les Houthis. »
« Je ne veux pas être un sniper, mais les Houthis m’y ont forcé. Je veux seulement retourner chez moi pour le bien de mes deux filles. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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