Comment le meurtre d’un expert en drones affilié au Hamas a révélé le dilemme tunisien
Mohamed Zouari, ingénieur tunisien expert en drone affilié au Hamas, a été assassiné le 15 décembre alors qu’il venait de quitter son domicile en voiture. Cet acte a provoqué une forte agitation dans tout le nord du pays, et nombre de gens ont exprimé leur indignation.
Plusieurs manifestations ont été organisées dans la capitale, Tunis, et dans la ville natale de la victime, Sfax. De plus, des milliers de gens se sont joints aux condamnations de ce qui, d’après l’aile militaire du Hamas, doit être vu comme l’œuvre du Mossad – les services secrets du renseignement israélien.
Certains manifestants prétendent que le silence du gouvernement trahit son implication dans ce meurtre
Leur colère a été exacerbée par le manque de compassion, d’honnêteté et de cohérence qui a marqué la façon dont les autorités tunisiennes ont réagi à la situation.
Certains manifestants prétendent que plus que de la négligence, ce silence du gouvernement est révélateur de sa complicité dans ce meurtre. La preuve, avancent-t-ils, étant que le directeur de la sécurité nationale a démissionné de son poste un jour seulement avant l’assassinat.
Cependant, en dépit de la pression populaire, les autorités n’ont pas estimé devoir réagir. Si leur silence assourdissant donne l’impression d’avoir apaisé la colère populaire, il a également considérablement accru critiques et suspicions et exacerbé interrogations et craintes quant à l’engagement du gouvernement en faveur de la cause palestinienne.
Plus grave, cette absence de réaction a plongé les Tunisiens dans le douloureux sentiment d’avoir été trompés et bien mal représentés.
Omerta autour du meurtre
La lutte anticoloniale palestinienne bénéficie du soutien d’une grande partie des hommes politiques tunisiens de tous bords. On estime que le gouvernement aurait réagi différemment au meurtre de Zouari si un article constitutionnel – soutenu par l’opinion publique et affirmant que les relations avec Israël ne seraient pas normalisées – avait été adopté pendant l’assemblée constitutive entre 2011 et 2014.
Les reportages de Canal 10, chaîne de télévision israélienne émettant de Sfax et de l’avenue Habib-Bourguiba – le plus grand boulevard de la capitale – a confirmé aux yeux d’une grande partie du public tunisien que plane une menace sur la souveraineté du pays.
Pour de nombreux Tunisiens, soit l’État est complice de ce meurtre, soit il n’est pas disposé à assurer la protection de ses citoyens. Ce qui ne peut qu’augmenter le sentiment d’insécurité et susciter des troubles
Suite au soulèvement de 2010-2011, ce problème de souveraineté a retenu l’attention de l’opinion publique, d’autant que de plus en plus d’organisations internationales, d’institutions financières et d’États puissants semble jouer un rôle important à tous les niveaux en Tunisie, de la conception du droit sur l’investissement à la sécurité, en passant par la réforme institutionnelle.
Tout ceci s’ajoute à l’aggravation de la dette du pays – supérieure à 60 % du PIB – dont la plus grande partie détenue par des pays occidentaux favorables à Israël.
Plus récemment, le gouvernement a été encouragé à dépenser près de 2 millions de dollars pour organiser la conférence sur l’investissement prévue en 2020.
Cette conférence a été critiquée non seulement pour son coût, très élevé, mais aussi parce qu’elle a renforcé des schémas séculaires par lesquels les investissements créent des conditions d’exploitation abusive du pays, sans atteindre l’un de ses principaux objectifs : détourner l’attention de la presse internationale, qui estime que la Tunisie serait au cœur de l’exportation du terrorisme.
La normalisation, une vieille habitude
Pour comprendre les réactions divergentes de la société civile et de l’État à l’assassinat de Zouari, il est indispensable de comprendre d’abord deux questions controversées :
- les raisons pour lesquelles l’État n’a pas adopté des textes anti-normalisation légalement contraignants
- la conception du développement économique la plus répandue dans les médias : l’exigence d’un compromis nécessaire entre souveraineté nationale et, aux yeux des investisseurs, d’une solide réputation tunisienne de rentabilité
La Tunisie postcoloniale n’a pas adopté de position catégorique quant aux rapports entre l’État et Israël. Dans notre contexte de nationalisme arabe et de Tiers-mondisme, la cause palestinienne a occupé une place centrale dans la plupart des pays arabes et dans le cœur des populations.
En même temps, Habib Bourguiba (le premier président en fonction après l’indépendance du pays), n’était, à l’instar d’autres chefs arabes, pas vraiment en capacité de décider librement de son attitude à l’égard d’Israël.
Si nombre de pays Arabes estimaient qu’il avait trahi la cause en n’exigeant pas la totale libération de la terre palestinienne, beaucoup d’autres États occidentaux ont applaudi sa contribution à modérer les débats et ont reconnu qu’il était le premier chef arabe à suggérer l’idée d’une solution à deux États.
La position de Bourguiba a aussi participé à renforcer l’alliance de la Tunisie avec certains pays occidentaux pro-israéliens – États-Unis, France et Royaume-Uni.
Ben Ali ouvre la porte à Israël
Bien que la Tunisie ait officiellement retiré de agenda sa position anti-normalisation, elle a maintenu son soutien à la cause palestinienne, avec l’intention d’en faire un atout lors de négociations potentielles relatives à la politique étrangère tunisienne.
La position de la Tunisie par rapport à la normalisation est devenue encore plus souple après la prise du pouvoir par Zine el-Abidine Ben Ali en 1987, bien que le nouveau président ait déclaré son engagement en faveur de cette cause, notamment suite aux accords d’Oslo de 1995.
Depuis le début des années 1990, des bureaux d'intérêt à Tel-Aviv et à Tunis ont pratiqué une politique mutuelle de portes ouvertes afin de faciliter l’obtention d’un visa pour les Israéliens désireux de se rendre en Tunisie, notamment pour effectuer leur pèlerinage à la synagogue de Ghriba, à Djerba.
Ce fut un petit pas, certes, mais il joua un grand rôle en faveur d’une normalisation officielle (ces bureaux sont restés actifs jusqu’au déclenchement, en 2000, de la deuxième intifada palestinienne).
Suite aux pressions significatives exercées par des acteurs externes, cette décision de retirer la loi criminalisant la normalisation du premier projet de Constitution n’a pas moins été en droite ligne de l’approche prérévolutionnaire adoptée par l’État sur la cause palestinienne.
La nomination de Nidaa Tounes, l’an dernier, par le gouvernement de coalition de Khemaies Jhinaoui (ancien chef du bureau d’intérêt tunisien à Tel-Aviv au cours des années 1990) au poste de ministre des Affaires étrangères, a porté un nouveau coup à la sensibilité pro-palestinienne de la Tunisie.
Le contexte postrévolutionnaire, surtout après la désignation du pays comme allié non-membre de l’OTAN, a donné lieu à une augmentation des crédits bancaires et de l’aide financière contractés avec des organisations et États occidentaux, ainsi qu’une grande fragilité de la situation économique et sociale. Tous ces facteurs ont rendu le pays d’autant plus vulnérable à de nouvelles pressions allant dans le sens de mesures supplémentaires en faveur d’une normalisation, malgré l’opposition populaire.
Souveraineté nationale : insaisissable ligne rouge ?
Des gouvernements tunisiens successifs se sont présentés comme farouchement favorables à la protection de la souveraineté nationale du pays contre l’agression israélienne.
Après l’attaque israélienne de 1985 contre le quartier général de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), installé dans une ville jouxtant Tunis, la Tunisie s’est immédiatement empressée de déposer plainte auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies pour violation de sa souveraineté nationale et de son intégrité territoriale, au-delà du fait que cette agression avait aussi engendré dégâts matériels et pertes humaines.
Beji Caïd Essebsi, le président tunisien actuel, ministre des Affaires étrangères à l’époque, a taxé l’offensive israélienne d’« acte terroriste » et déclaré que « la Tunisie ne tolèrerait aucune violation de son territoire ».
La plainte exigeait la condamnation et le versement de dommages et intérêts. Bourguiba est même allé jusqu’à menacer d’interrompre ses relations diplomatiques avec les États-Unis, s’ils décidaient d’opposer leur veto à cette résolution.
Résolution qui, si elle a effectivement censuré Israël et fourni à la Tunisie le droit d’exiger des réparations, n’a fixé ni échéances ni mécanismes susceptibles de contraindre le pays fautif à initier un réel processus de réparation.
De fait, l’action en dommages et intérêts n’a jamais été poursuivie et la résolution du Conseil de sécurité en est restée symbolique. Israël a de nouveau attaqué trois ans plus tard.
La réaction tunisienne à l’assassinat, en 1988, de Khalil al-Wazir, collaborateur de haut rang auprès du chef palestinien Yasser Arafat, souvent appelé Abu Jihad – après le coup d’État qui porta Ben Ali au pouvoir – fut similaire.
La Tunisie a accusé Israël de ce meurtre, opération qu’a reconnue Israël en 2012 seulement. Ce cas émergea de nouveau après la révolution tunisienne, quand Israël admit la responsabilité de l’assassinat. À l’époque de ces révélations, certains représentants à l’assemblée constitutive ont accusé le président déposé et son gouvernement de complicité dans cette affaire.
Ils ont évoqué certaines rumeurs suggérant que les archives de la sécurité nationale étaient parties en fumée quelques jours après la révolution, ce qui, prétendaient-ils, apportait bien la preuve qu’il s’agissait d’une tentative d’étouffer l’affaire.
Alliés secrets
Un doute subsiste, sous-jacent à l’engagement hypocrite des autorités tunisiennes de soutenir l’OLP et la cause palestinienne : la Tunisie maintenait-elle toujours, secrètement, des liens avec Israël ? Un doute renforcé par les liens étroits de la Tunisie avec des pays pro-israéliens.
La position de la Tunisie à l’égard de l’assassinat de Zouari est loin d’apaiser ces soupçons. Si les Tunisiens tiennent à ce que leur gouvernement protège l’intégrité territoriale du pays, la Tunisie subit en même temps des pressions, externes et intérnes, pour l’inciter à promouvoir son image de pays « sûr » aux yeux des investisseurs étrangers. Il est donc crucial qu’elle contribue à la lutte contre le terrorisme.
États-Unis, UE, Canada et Royaume-Uni qualifient le Hamas d’organisation terroriste. Prendre la défense de Mohamed Zouari, affilié au Hamas, écornerait cette image, car elle confirmerait le soupçon de soutien tunisien au terrorisme.
Il semblerait que tous les gains en souveraineté nationale obtenus par le pays pendant la période postcoloniale aient été perdus à cause de la révolution.
En dépit d’évidentes similarités avec les assassinats de 1985 et 1988, le gouvernement s’est interdit de donner des suites diplomatiques à l’affaire Zouari ou de déposer une plainte officielle auprès du Conseil de securité. En fait, Essebsi, qui a mis Israël en accusation suite à l’attaque lancée en 1985 par Tel-Aviv contre le quartier général de l’OLP à Hammam Chat, ne s’est plus jamais manifesté depuis l’assassinat de Zouari.
Visiblement, la direction actuelle du pays donne priorité à une image publique de malléabilité et de proximité avec l’Occident, aux dépens de sa souveraineté et de son engagement en faveur d’une cause d’importance, et de longue date, aux yeux des Tunisiens et des pays voisins plus largement.
La ligne rouge préservant intégrité territoriale et souveraineté a été franchie par les choix politiques et économiques des gouvernements tunisiens successifs et les mesures politiques prises par la Tunisie postrévolutionnaire. Le pays a pris des engagements qui réduisent sa capacité à prendre position avec force et indépendance pour défendre ses priorités fondamentales.
Et maintenant, que se passe-t-il ?
Aux yeux de nombreux Tunisiens, ce problème a fait passer au premier plan la souveraineté territoriale, si importante pour accroître la souveraineté populaire – l’un des objectifs centraux de la révolution.
Mais alors, comment le gouvernement peut-il continuer à prendre des positions si impopulaires aux yeux de sa population ?
Comment le gouvernement peut-il continuer à prendre des positions si impopulaires aux yeux de sa population ?
Le gouvernement s’est fait discret et n’a pas réussi à exiger de nouveau des comptes à ceux qui ont permis qu’un meurtre supplémentaire soit commis sur le territoire tunisien – accroissant d’autant plus le niveau des frustrations populaires.
Aux yeux de nombre de Tunisiens, soit l’État est complice du meurtre, soit il n’est pas disposé à protéger ses citoyens, ce qui ne peut qu’augmenter le sentiment d’insécurité, facteur aggravant du risque de soulèvements.
Si la Tunisie est dans un état de dépendance économique envers des pays dont les agendas vont à l’encontre de ceux souhaités par le peuple tunisien, cela jettera le doute sur la revendication fondamentale d’intégrité territoriale affichée par le gouvernement. Comment donc affirmer que la Tunisie est effectivement « libre, indépendante et souveraine » – comme le prévoit l’article 1 de la Constitution ?
- Nada Trigui habite en Tunisie, où elle étudie l’économie. Elle est aussi écrivaine indépendante.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Un manifestant brandit une affiche de Mohamed Zouari – ingénieur et expert en drones affilié au Hamas – après son assassinat à Sfax, le 15 décembre 2016 (MEE)
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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