Tunisie : quand votre maison se transforme en prison
TUNIS – Nizar Dabbachi, 38 ans, vit dans un quartier huppé de Tunis, que les nouvelles maisons et les détails en marbre démarquent du quartier moyen tunisien. Pourtant, la maison de Dabbachi est devenue sa prison et la seule chose qui le garde en contact avec la vie à l’extérieur de ses murs est son large téléviseur à écran plat.
En novembre 2015, Dabbachi a été assigné à résidence et son monde s’est réduit à un rayon de 2 km autour du poste de police, où il doit se présenter tous les quinze jours, et de la mosquée voisine, où il va prier. Avant que son calvaire ne commence, Nizar gagnait sa vie en vendant des téléphones mobiles puis des compléments alimentaires pour la musculation. Mais depuis sa détention, il n’a pas pu travailler et sa maison, auparavant un lieu de réconfort, s’est transformée en une cellule de prison.
Des détentions illégales
« Je sortais de la mosquée lorsque des policiers m’ont demandé de les suivre. Ils m’ont interrogé au sujet de mon statut de résident et ils m’ont donné un document, me demandant une signature », a raconté Dabbachi, expliquant comment il a été assigné à résidence.
« J’ai demandé une copie et ils m’ont répondu "Non, c’est interdit". Ils ne m’ont pas donné de document, ils n’ont rien expliqué », a-t-il ajouté, tout en soulignant qu’il ne savait pas pourquoi ils l’avaient arrêté.
Mouna Elkekhia, chercheuse pour Amnesty International en Afrique du Nord et auteure d’un récent rapport sur les violations des droits de l’homme en Tunisie intitulé « Nous ne voulons plus avoir peur », a expliqué que les détenus n’obtenaient généralement pas de documents juridiques indiquant pourquoi ils étaient assignés à résidence.
« Sans cela, il est très difficile de porter cette détention devant les tribunaux et de contester sa légalité », a-t-elle indiqué.
« Ils ne savent pas combien de temps l’assignation à résidence durera ; la police leur dit que ce sera jusqu’à la fin de l’état d’urgence », a-t-elle ajouté.
Me Rafik Ghak, avocat travaillant pour l’Observatoire tunisien des droits et libertés (ODL), a partagé cet avis, affirmant qu’il était illégal d’assigner des personnes à résidence pour une durée indéterminée. Légalement, un individu peut être assigné à résidence pendant un mois. Cette période peut ensuite être prolongée pendant quatre mois, mais il est illégal d’aller au-delà, selon un décret présidentiel de 1978.
Pourtant, nombreux sont ceux qui se plaignent d’être assignés à résidence depuis bien plus que quatre mois.
Des « preuves » invisibles
Auparavant, Dabbachi avait été arrêté et emprisonné pendant six mois en avril 2013. Il a expliqué que la police l’avait battu et qu’il n’avait jamais été convenablement informé des raisons pour lesquelles il avait été arrêté.
D’après Dabbachi, lorsque sa maison a été fouillée à l’époque, le responsable des services de sécurité avait indiqué qu’« ils [avaient] trouvé un livre d’autodéfense sur [son] ordinateur et un livre religieux provenant de [sa] mosquée ».
Lorsque l’affaire a été présentée plus tard devant un tribunal, un juge a rejeté l’affaire, ne donnant aucune raison à l’arrestation initiale.
« Une fois qu’un individu est inscrit sur une liste de terroristes présumés, la police le considérera toujours comme un terroriste, même si le juge affirme que cette personne est innocente »
– Me Rafik Ghak, avocat au sein de l’ODL
Mouna Elkekhia a indiqué que Dabbachi lui avait expliqué qu’il avait été emprisonné auparavant sous le président déchu Ben Ali, après avoir assisté au mariage d’un homme que des responsables des services de sécurité avaient décrit plus tard comme un « terroriste » présumé.
Dabbachi, qui se trouve dans l’impossibilité de financer une représentation juridique, pense que le dossier qui est toujours conservé dans son poste de police local continue de le hanter.
« Cela pourrait très bien être la raison pour laquelle il est assigné à résidence aujourd’hui, a expliqué Me Ghak. Une fois qu’un individu est inscrit sur une liste de terroristes présumés, la police le considérera toujours comme un terroriste, même si le juge affirme que cette personne est innocente. »
Une intervention chirurgicale refusée
À ces problèmes s’ajoute le fait que Dabbachi a besoin d’une intervention chirurgicale pour retirer une plaque de métal logée dans son genou suite à un accident de moto. Toutefois, l’hôpital où il devrait recevoir un traitement se situe à 30 km et il n’est pas autorisé à s’y rendre. Et sans travail, il ne peut financer l’intervention chirurgicale ou les avocats qui pourraient l’aider à obtenir la permission de recevoir une aide médicale.
Le jeune homme souffre constamment et se sent plus vieux qu’il ne l’est. « J’ai 38 ans mais je ressemble à un vieillard », a-t-il déploré.
« J’ai 38 ans mais je ressemble à un vieillard »
– Nizar Dabbachi, assigné à résidence
Pour les personnes dans des situations similaires, les restrictions de déplacement entravant l’accès aux soins médicaux sont un problème commun, selon Me Ghak. Il a cité l’exemple d’un de ses clients, un homme handicapé de 34 ans qui souffre de problèmes de santé multiples. « Il doit demander la permission chaque fois qu’il a besoin de se rendre à l’hôpital », a-t-il expliqué.
En vertu de la loi, les autorités doivent fournir « les moyens de subsistance à la personne [assignée à résidence] et à sa famille ». Pourtant, Dabbachi, qui vit avec ses parents, a affirmé avoir été surpris d’entendre qu’il avait droit à un quelconque paiement de la part du gouvernement.
« Je n’ai reçu aucun paiement du gouvernement – pas un centime », a-t-il affirmé.
L’état d’urgence
En 2015, le Quartet du dialogue national tunisien a remporté le Prix Nobel de la paix pour avoir œuvré à la transformation de la Tunisie en un modèle de démocratie largement acclamé dans le monde arabe. Pourtant, six ans seulement après la révolution, la Tunisie est désormais surveillée pour son non-respect des droits de l’homme et son recours largement abusif à l’assignation à résidence comme moyen de contrôle.
Les Tunisiens vivent sous état d’urgence depuis six ans, avec seulement une pause de dix-huit mois en 2014-2015. En juillet 2015, l’état d’urgence a été rétabli suite à l’attentat très médiatisé perpétré à Sousse par un homme armé isolé qui a causé la mort de 38 touristes.
L’assignation à résidence n’est qu’un des nombreux outils utilisés par les forces de sécurité dans le but présumé de s’attaquer au terrorisme local. Régi par l’article 5 du décret présidentiel de 1978, l’état d’urgence accorde au gouvernement des pouvoirs étendus qui incluent la proclamation de couvre-feux et d’assignations à résidence.
Après un autre attentat terroriste qui a visé les gardes présidentiels en novembre 2015 à Tunis, lors duquel 12 gardes ont été tués et 17 autres blessés, le ministère de l’Intérieur a annoncé avoir assigné 92 personnes à résidence.
Marwen Jedda, directeur exécutif de l’ODL, a déclaré que le gouvernement préférait ce type de procédure afin de surveiller de près les suspects.
Le décret de 1978 stipule que l’assignation à résidence peut être utilisée pour toute personne dont « l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ».
Le 28 novembre 2015, le ministère de l’Intérieur a indiqué dans une déclaration que les personnes assignées à résidence étaient des personnes qui revenaient de zones de conflit ou qui étaient soupçonnées d’entretenir des liens avec des groupes militants comme Ansar al-Charia.
Une loi en cours de réexamen
Les effets de l’assignation à résidence vont au-delà des détenus : des familles entières sont soumises à des interrogatoires extrêmement stressants. Le rapport d’Amnesty International est rempli d’histoires troublantes de raids nocturnes et d’interrogatoires imposés à des familles et des épouses de détenus. Les rapports indiquent que des femmes enceintes qui ont été interrogées ont même fait une fausse couche à cause du stress subi.
Mounia Elkekhia a expliqué que de nombreuses personnes qu’elle a interviewées pour le rapport d’Amnesty ont décrit des violations des droits de l’homme semblables à celles qui ont été signalées sous Ben Ali.
« Nous avons interviewé des personnes qui ont été victimes de ces raids nocturnes chez elles, lors desquels des membres des services de sécurité étaient complètement armés et masqués et terrorisaient les gens dans les maisons », a-t-elle indiqué.
Le ministre des Droits de l’homme Mehdi Ben Gharbia a répondu au rapport en affirmant que « toutes les violations mentionnées dans le rapport [d’]Amnesty sont des violations individuelles [et] font l’objet d’une enquête. Nous ne pouvons pas accepter ce genre de violations dans la nouvelle Tunisie », a rapporté Reuters en février.
Ces propos entrent en contradiction avec une déclaration antérieure accordée à Amna Guellali, directrice de Human Rights Watch en Tunisie, qui justifie le recours à l’assignation à résidence. « Le ministre a déclaré que "ces mesures sont justifiées par l’état d’urgence, [qu’]elles sont de nature exceptionnelle et prises contre des personnes qui représentent une menace pour la sécurité" », a-t-elle indiqué.
Les experts des droits de l’homme affirment que la loi est en cours de réexamen, mais qu’il n’y a pas de détails sur la nature des amendements qui seront adoptés. Ben Emmerson, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, a déclaré en février lors d’une visite en Tunisie qu’il était certain que la loi sur les assignations à résidence serait réexaminée, puisque la Tunisie est soumise à l’Examen périodique universel de l’ONU.
« Je pense que l’examen est encore à un stade préliminaire. Je n’ai pas vu d’ébauche », a confirmé Guellali.
Hantés par le passé
Comme pour les autres personnes assignées à résidence, la famille et les amis de Dabbachi vivent également sous la menace d’intimidation et sont parfois interrogés ou arrêtés par la police pour leurs liens avec Dabbachi.
« J’ai l’impression que mes amis ont peur de la police. Ils ont emmené un de mes amis parce qu’il avait bu un café avec moi », a-t-il raconté.
Aujourd’hui, il a le sentiment que les gens l’évitent : certains de ses amis trouvent des excuses pour ne pas prendre le café avec lui et les gens à la mosquée « disent juste "bonjour" et c’est tout ».
Des craintes plus importantes au sujet de la sécurité de ses parents subsistent également dans un coin de son esprit. « Ils ont peur toute la journée ; ils ont peur d’être emmenés au poste de police. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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