Le Liban sur la voie du scénario grec ou argentin de faillite financière de l’État ?
La grève, la semaine dernière, des employés du secteur public au Liban pour réclamer l'adoption inconditionnelle d’une nouvelle grille des salaires plus avantageuse – et l’absence à ce jour des moyens nécessaires pour la financer – a remis sur le tapis le sujet de la gestion des finances publiques et de la qualité du système de gouvernance dans l’un des pays les plus lourdement endettés et corrompus de la planète.
L’horizon n’a jamais été aussi sombre, alors que le pays subit toujours les retombées de la guerre voisine et de la présence de 1,5 million de réfugiés sur son territoire
Elle fait désormais craindre un dérapage financier parmi les plus graves dans l’histoire contemporaine libanaise, en dépit de la décision du gouvernement d’adopter in extremis une nouvelle série de mesures fiscales – qui doit encore être approuvée par le parlement – pour éviter un crash sinon inéluctable.
Retour sur les faits
Le parlement libanais a adopté le mois dernier une loi (no. 46/2017) portant sur une révision à la hausse (de 50 % en moyenne) des salaires des fonctionnaires – après plusieurs années de tergiversations –, accompagnée d’une autre loi comportant une série d’impôts supposés financer la nouvelle grille des salaires, dont le coût total est estimé, dans une perspective dynamique, entre un et deux milliards de dollars par an.
Quelques jours plus tard, une dizaine de députés, menés par le chef du parti Kataëb, Sami Gemayel, ont procédé à un recours en invalidation du deuxième volet des réformes auprès du Conseil constitutionnel, lequel a ordonné le 21 septembre une suspension de la mise en œuvre de la nouvelle loi fiscale.
Cela a marqué le début de la grogne publique, l’invalidation en question faisant craindre un retour à la case départ pour les fonctionnaires. Le 24 septembre, ces derniers ont appelé à une grève ouverte dans toutes les institutions de l'État afin d’inciter les autorités à ne pas retarder l’application de la hausse salariale.
La grève a été largement observée pendant trois jours dans plusieurs institutions, écoles publiques et privées, avant de perdre en ampleur et d’être officiellement suspendue vendredi dernier suite à la réunion du Conseil des ministres. Ce dernier a insisté à cette occasion sur l’application de la loi no. 46 à partir de la fin du mois d’octobre, tout en proposant un nouveau dispositif fiscal tenant compte des remarques du Conseil constitutionnel.
Ce nouveau dispositif fiscal doit encore être approuvé par l’Assemblée nationale tandis que son entrée en vigueur dépendra également d’un nouveau recours, le cas échéant, au Conseil constitutionnel.
Le déficit public en hausse de 111 % depuis 2011
D'un point de vue purement économique, l'adoption de la nouvelle grille des salaires sans financement aucun – même si cette éventualité est très faible – constituerait l’ultime coup de grâce porté à une structure financière déjà très fragile et placerait indiscutablement le Liban face à un éventuel scénario similaire à celui de la Grèce en 2010 ou de l’Argentine en 2001, toutes proportions gardées.
Le déficit public du Liban a atteint un sommet historique de 5 milliards de dollars l'an dernier contre 2,3 milliards en 2011, alors que la dette avoisine désormais les 80 milliards de dollars, contre un peu plus de 50 milliards au début de la crise syrienne
Le déficit public a, en effet, atteint un sommet historique de 5 milliards de dollars l'an dernier et culminerait, dans cette perspective, à plus de 6 milliards – contre 2,3 milliards en 2011 – alors que la dette avoisine désormais le seuil symbolique de 80 milliards de dollars (elle a atteint 76,9 milliards fin juillet). Au début de la crise syrienne, fin 2011, elle s’élevait à 53,7 milliards, soit une hausse cumulée de 43 % en moins de six ans.
Quant au ratio de la dette par rapport au PIB, il frôle désormais les 150 %, soit le troisième niveau le plus élevé au monde, après le Japon et la Grèce.
Il s’agit du pire dérapage des finances publiques depuis la fin de la guerre civile – à l’exception de l’année 2006 où le ratio dette/PIB avait culminé à 180 % après deux années de troubles majeurs, marqués par une série d’assassinats politiques et une guerre contre Israël. Mais les conditions générales à l’époque, notamment sur le plan régional, étaient différentes, tandis que le déficit public s’élevait, en dépit d’un bond de 60 % en une seule année, à 3 milliards dollars, bien moins, donc, que les 5 milliards de dollars actuels.
Preuve de cette évolution pour le moins inquiétante, le Fonds monétaire international (FMI) a souligné dans un rapport publié le 14 septembre dernier, avant même les derniers rebondissements, l’urgence de « placer l’économie [libanaise] sur une trajectoire viable et d’arrêter l’augmentation de la dette publique ».
L’institution internationale a appelé, en parallèle, à l’adoption d’un budget dans les plus brefs délais, alors que le pays fonctionne sans cadre financier de base – outil pourtant essentiel de contrôle des dépenses publiques – depuis 2005 à cause des blocages politiques à répétition ayant marqué cette période.
De son côté, l’agence de notation internationale Moody’s, qui avait déjà mis en garde le Liban en octobre 2016 contre l’exposition croissante des banques locales au risque souverain, a dégradé le mois dernier la note de la dette libanaise de B2 à B3, ainsi que les notes des trois principales banques du pays.
6 milliards de dollars pour 130 000 fonctionnaires
Dans ce contexte, la hausse des salaires, même en cas d’adoption de nouvelles réformes, risque de précipiter l’effondrement d’un système dont l’incurie d’une classe politique rivalisant de corruption et de mauvaise gouvernance a déjà accéléré la date de péremption.
En l’absence de financement total, la majoration des salaires aurait, en effet, des retombées très hasardeuses. Les salaires des fonctionnaires, en sus des indemnités de fin de service, allocations, retraites et autres avantages dont ils bénéficient, ont déjà coûté 4,7 milliards de dollars en 2015, soit 35 % des dépenses totales et 67 % des dépenses primaires.
L’adoption de la nouvelle grille devrait ainsi porter à près de 6 milliards de dollars le coût annuel de l’entretien des quelque 130 000 fonctionnaires d’État, sachant que plusieurs milliers d’entre eux n’assurent aucune permanence physique ou sont quasi-improductifs et que certaines institutions publiques, à l’instar de l’Office des chemins de fer, n’existent plus que sur papier, tandis que leurs employés continuent de peser sur la masse salariale…
L’adoption de la nouvelle grille devrait ainsi porter à près de 6 milliards de dollars le coût annuel de l’entretien des quelque 130 000 fonctionnaires d’État, soit plus de 40 % des dépenses, sachant que plusieurs milliers d’entre eux n’assurent aucune permanence physique ou sont quasi-improductifs
D’autre part, la hausse des impôts, indispensable pour éviter un creusement supplémentaire du déficit public, risque de porter préjudice à la consommation et à l’investissement, et par conséquent à la croissance, déjà atone depuis 2011.
Parmi d’autres, les industriels, qui souffrent déjà d’un problème structurel de compétitivité, craignent que de nouveaux impôts augmentent davantage leurs coûts de production, alors qu’ils peinent déjà à écouler leurs marchandises sur le marché local et à l’export.
Quant aux banques, soumises à une pression croissante depuis plusieurs années, elles redoutent également l’impact d’un relèvement des impôts sur leur performance et leur profitabilité, sachant qu’elles constituent le premier créancier de l’État. Enfin, les consommateurs craignent une nouvelle érosion de leur pouvoir d’achat.
L’adoption de nouvelles mesures fiscales ne sera donc pas sans conséquences, y compris sur le plan purement financier ; si la croissance en est affectée, le ratio de la dette au PIB ne devrait pas reculer (étant donné la faible augmentation prévue du PIB), alors que le malaise socioéconomique ne cesse de croître.
Risque de crise financière ?
Une alternative à ces deux scénarios aux retombées négatives existe pourtant. Mais la classe politique en place depuis les accords de Taëf – composée essentiellement d’ex-seigneurs de guerre – est incapable de l’adopter. Il s’agit de trouver de nouveaux revenus en mettant un terme à la corruption et au gaspillage de l'argent public.
Une alternative existe pourtant. Il s’agit de trouver de nouveaux revenus en mettant un terme à la corruption et au gaspillage de l'argent public. Mais la classe politique est incapable de l’adopter
À elle seule, une lutte sérieuse contre l’invasion fiscale rapporterait, en effet, plus de 1,5 milliard de dollars par an au Trésor, ce qui permettrait de financer la nouvelle grille des salaires sans devoir ponctionner davantage les entreprises et les particuliers.
Pour l’heure, cette alternative relève purement de la chimère. Les partis politiques au pouvoir sont eux-mêmes à l’origine du gâchis et de la détérioration de la situation financière et économique depuis plus d’un quart de siècle.
Aucun chantier de réforme sérieux n’a eu lieu depuis au moins 2005, date du départ des troupes syriennes du Liban et de la fin de la tutelle de Damas, tandis que le pays ne cesse de régresser à plus d’un niveau, qu’il s’agisse du climat d’affaires ou du niveau de corruption.
Le Liban a encore perdu cette année quatre rangs au classement international de la Banque mondiale « Doing Business », arrivant 126e sur 190 pays. L’an dernier, l’ONG Transparency International classait le pays du Cèdre au 136e sur 176 en matière de perception de la corruption, soit parmi les 40 pays les plus corrompus de la planète. En 2005, le Liban était classé 83e sur 158 pays, alors qu’il était déjà considéré comme fortement corrompu…
À moins, donc, d’un renouvellement de l’élite politique et d’un changement de fond en comble du système de gouvernance, le Liban est condamné au scénario grec ou argentin de faillite financière de l’État. Si ce n’est le cas en 2017 ou en 2018, ce le sera sans nul doute dans un avenir proche si rien n’est fait pour réformer le système en profondeur. La bombe ne pourra plus être désamorcée, ni l’implosion reportée, ad vitam æternam.
D’autant que le pays vit déjà dans des conditions de crise financière, selon une récente étude de l’économiste Toufic Gaspard, ayant d’ailleurs provoqué un tollé dans le pays au point de nécessiter une mise au point publique de la Banque du Liban (BDL).
L’analyse, parrainée par l’Institut Konrad Adenauer, a instillé le doute dans les esprits en mettant en garde, chiffres à l’appui, contre une possible débâcle bancaire et monétaire si des mesures de réforme structurelles ne sont pas mises en place rapidement.
L’étude a surtout démystifié la résilience légendaire du secteur bancaire libanais, jusque-là considéré comme « intouchable », arguant que « 60 % des actifs des banques consistent en placements au sein d’un secteur public » de plus en plus déficitaire et endetté.
Les banques au Liban sont soumises, de surcroît, au recul de l’activité immobilière dans le pays ainsi qu’au ralentissement de la croissance de la profitabilité et de l’activité d’emprunt, aux nouvelles sanctions en perspective contre le Hezbollah, et au durcissement des normes internationales de transparence.
Élections 2018 : une porte de sortie ?
Avec la crise des déchets en 2015, le troisième report des élections parlementaires depuis 2013 en juin dernier, et les pressions financières et sociales actuelles, dont le dernier épisode n’est autre qu’une énième manifestation, l’horizon n’a jamais été aussi sombre, alors que le pays subit toujours les retombées de la guerre voisine et de la présence de 1,5 million de réfugiés sur son territoire.
À moins d’un renouvellement de l’élite politique et d’un changement de fond en comble du système de gouvernance, le Liban est condamné au scénario grec ou argentin de faillite financière de l’État
Seule lueur ou porte de secours dans cette configuration de rupture quasi-inévitable vers laquelle se dirige le pays : les législatives de mai prochain, auxquelles la société civile, structurée en divers groupes de pression depuis deux ans, compte participer en portant un programme politique et économique alternatif.
Des réunions de coordination visant à créer un front électoral commun contre l’ensemble de la classe politique, toutes composantes et partis confondus, se multiplient depuis quelque temps.
L’espoir parmi ces forces alternatives est de réussir à rééditer le scénario des élections municipales du printemps 2016, notamment à Beyrouth, où la liste « Beirut Madinati » (Beyrouth ma ville) avait remporté, seule face à tous les partis au pouvoir réunis, 40 % des suffrages. Cette victoire, quoique partielle, avait alors suscité l’espoir parmi de nombreux Libanais.
Mais encore faut-il que les élections aient lieu à la date prévue, que cette même société civile puisse mener d’une seule voix la bataille et qu’elle parvienne à percer l’hémicycle en nombre suffisant… et surtout, qu’une crise financière et économique ne prenne pas de court le pays tout entier avant cette ultime échéance électorale aux relents « salvateurs ».
- Bachir el-Khoury est un journaliste basé à Beyrouth, Liban. Il collabore avec plusieurs médias en France, Belgique et Suisse, dont le JDD, Le Monde diplomatique, Le Soir, La Tribune de Genève et TV5 Monde. Économiste de formation, il enseigne également à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : manifestation dans le centre-ville de Beyrouth dénonçant la crise des déchets le 22 novembre 2015 (AFP).
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