Turquie : une nouvelle génération de chefs veut en finir avec le mythe du kebab
ISTANBUL, Turquie – Un peu avant 18h, par un samedi d’automne venteux, Maksut Askar, chef cuisinier au Neolokal, le fameux restaurant d’Istanbul, prend une pause avant que démarre le service du soir. Il a encore quelques heures de travail intense avant l’ouverture.
Bientôt, les habitants de la ville et les touristes vont envahir la terrasse du restaurant chic qui donne sur la vieille ville illuminée pour profiter de la touche de créativité contemporaine que Maksut Askar ajoute aux plats traditionnels d’Anatolie.
Il se prépare également à faire le voyage pour participer à un colloque mondial sur la cuisine, où il mettra fin l’un des plus grands mythes autour de la cuisine turque : tout n’est qu’une histoire de kebab.
« Notre gastronomie repose en réalité sur une cuisine familiale, une ‘’cuisine de bonne femme’’ qui ne se limite pas aux kebabs, notamment aux döners [kebabs dont la viande est grillée à la broche] »
- Maksut Askar, chef cuisinier, Neolokal
« Notre gastronomie repose en réalité sur une cuisine familiale, une "cuisine de bonne femme" qui ne se limite pas aux kebabs, notamment aux döners [kebabs dont la viande est grillée à la broche] », explique Maksut Askar à Middle East Eye dans la cour de la SALT Galata, la prestigieuse banque ottomane qui abrite le Neolokal.
« Je me rends en Irlande demain où j’interviens dans le cadre de l’événement Food on the Edge sur le thème : ‘’Sommes-nous le pays du kebab, ou cette spécialité ne représente que la partie émergée de l’iceberg ?’’
La réponse à la première partie de la question est tout simplement non. La Turquie n’est pas le pays du kebab, malgré ce que peuvent penser les dizaines de touristes. Pendant des années, le kebab döner – un pain pita fourré à la viande, découpée sur un tournebroche géant vertical – est devenu la spécialité culinaire turque pour les touristes qui visitent le pays : c’est un plat bon marché, rapide, que l’on peut acheter dans la rue aux premières heures du jour comme remède contre la gueule de bois.
Mais ces dernières années, les chefs turcs ont repris à leur compte dans leur restaurant des recettes familiales traditionnelles. Grâce à la tendance internationale qui consiste aujourd’hui à utiliser les ingrédients « de la fourche à la fourchette », alliée à une variété incroyable de saveurs régionales en Turquie, les restaurants d’Istanbul peuvent aujourd’hui offrir une variété de choix pour qui cherche à goûter des plats un peu plus subtils.
Les chefs qui proposent des menus différents selon la saison, voire quotidiennement, sont à la recherche de fournisseurs de produits locaux dans tout le pays pour remplir leur garde-manger.
Au restaurant Neolokal, chaque met est une recette classique de la région revisitée, chacun a sa propre histoire.
« Je dirais que la cuisine turque n’existe pas. La cuisine n’a rien à voir avec vos origines ethniques »
- Maksut Askar, chef cuisinier au Neolokal
Le tarhana, soupe réalisée traditionnellement à partir d’un mélange simple de céréales fermentées, d’épices, de yaourt et de tomates, est améliorée grâce à l’ajout de tirit – bœuf cuit lentement dans de la graisse de canard plutôt que dans du bouillon. Le gambilya, qui est un simple haricot jaune originaire de l’est de la Turquie, est transformé en crème à base de fève et de sauge servie avec du poulpe grillé et de la sauce au poivre.
« Je dirais que la cuisine turque n’existe pas. La cuisine n’a rien à voir avec vos origines ethniques », précise Maksut Askar.
« Votre cuisine est empreinte de la géographie de votre pays, de la région dans laquelle vous vivez, et de ce que vous inspire cette géographie. Ainsi, si vous respectez les traditions, les cultures ou les peuples, vous ne pouvez pas mettre toutes ces influences dans le même panier. Ici vivent des Géorgiens, là [vivent] des Grecs, des Arméniens, des Turcs, des Syriens, des Kurdes et des Circassiens qui ont leur propre culture, c’est pourquoi nous avons décidé de parler de cuisine anatolienne », ajoute-t-il.
« Je suis né dans ce lieu – ce que je connais le mieux, c’est ma propre culture », constate Maksut Askar. « C’est pourquoi je m’inspire de ma propre culture pour cuisiner. Je cuisine à partir des traditions et des souvenirs d’enfance qui me sont propres. »
Avant de se lancer dans l’art culinaire, Maksut Askar a d’abord étudié la gestion dans le domaine culinaire à l’Université de Boğaziçi à Istanbul. Après avoir passé environ dix ans à travailler dans le management, il a investi les cuisines des restaurants d’Istanbul, comme Lilbitz et Sekiz en tant que chef cuisiner, puis il a ouvert le Neolokal en mai 2014.
À l’autre bout de la ville, dans le quartier de Nişantaşı, la cheffe Semsa Denizsel fut l’une des premières à faire connaître la cuisine familiale auprès du grand public. Son restaurant, le Kantin, existe depuis dix-sept ans, et propose au menu des plats qu’elle a appris à cuisiner dans la cuisine de sa mère.
Pendant qu’un poulpe frais est en cours de préparation derrière le comptoir, elle prend sa pause pour un déjeuner tardif. Au menu : un mélange d’aubergines, de boulettes de viande, de pois chiches, le tout mijoté à feu doux dans un plat unique avec un soupçon de purée de piment et de menthe fraîche. Le plat est tellement simple à réaliser qu’il n’a même pas de nom officiel.
« La cuisine telle que je la conçois est à base de plats qui procurent du bien-être », révèle à MEE Semsa Denizsel, Stambouliote depuis sept générations.
« Mais les plats qui procurent du bien-être s’inspirent de ce que vous mangiez dans votre enfance. Vous ne pouvez pas réduire la cuisine stambouliote à une seule influence : Istanbul est une terre d’immigration, ce qui a des répercussions sur la nourriture », constate-t-elle.
« La nourriture est influencée par la culture, elle-même influencée par les hommes. Et puisque les mouvements migratoires fluctuent, la culture ne cesse elle aussi de changer. C’est pourquoi la cuisine ici évolue constamment. »
Le menu de Semsa Denizsel change tous les jours, selon la saison et la qualité des produits – une expérience gastronomique que ne connaissaient pas les habitants en 2000. Pour créer ses plats, elle s’inspire de toute une palette d’influences régionales qui viennent de sa ville natale.
Elle a donné à ses plats le nom de « nouvelle cuisine stambouliote » – une formule qui évoque parfaitement le métissage de la cuisine que l’on trouve dans cette ville.
« Vous n’allez pas trouver [au] Kantin des plats issus de la cuisine turque traditionnelle », explique Samsa Denizsel. « Par exemple, nous proposons ici un plat à base d’aubergines avec une grande quantité d’oignons, appelé imam bayildi ou « l’imam s’est évanoui ». Mais à Istanbul il n’est pas cuisiné comme en Anatolie. Contrairement à nous, ils le font frire, ce qui donne un résultat totalement différent ».
On ne connaît pas avec certitude l’origine du nom de ce plat, mais certains disent qu’un imam a défailli de plaisir en goûtant le plat pour la première fois.
Près de la rue Istiklal, principale rue commerçante d’Istanbul, un autre jeune chef, Civan Er, a fait de son restaurant, Yeni Lokanta, un lieu dédié à l’expérimentation. Er a été formé à la Leiths Cookery School de Londres, puis a travaillé dans le restaurant très tendance d’Istanbul, le Changa, pendant environ six ans avant sa fermeture.
« Nous essayons de faire des plats qui sont nouveaux pour nous », indique-t-il à MEE. « C’est pourquoi le restaurant s’appelle Yeni – ce qui signifie littéralement "nouveau" en turc ».
Le restaurant d’ambiance, décoré de carreaux illustrés et d’étagères remplies de pain frais au levain, abrite un four en briques qui précisément ce soir-là renferme un faitout où mijotent lentement des travers de porc.
« La nourriture est influencée par la culture, elle-même influencée par les hommes »
- Semsa Denizsel, cheffe au Kantin
Pour Er, la « nouvelle » cuisine ne fait pas nécessairement référence à la cuisine moléculaire avec ses mousses et ses gelées – mais plutôt à des manières innovantes d’associer des ingrédients avec lesquels il a grandi, et de créer des saveurs multiples, au-delà des goûts sucré et salé.
« Nous cuisinons les manti (les raviolis traditionnels turcs) avec notre touche personnelle » explique-t-il. « Normalement les manti sont préparés à base de yaourt nature et de beurre fondu. Nous, nous récupérons du yaourt salé qui provient d’Antioche au sud-est de la Turquie que nous mélangeons avec du gingembre, de la mélasse de grenade, beaucoup de piments et des oignons pour en faire une sauce, c’est autre chose. Toutes les recettes de nos plats sont revisitées d’une certaine manière et les gens commencent à s’intéresser à ce style de nourriture qui s’inspire de notre géographie ».
Traduit de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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