Vous ne nous empêcherez pas de dénoncer le pinkwashing d’Israël
En mars, la campagne américaine pour les droits des Palestiniens a organisé un webinaire (réunion interactive de type séminaire faite via internet), « Palestine as a Queer issue » (enjeux homosexuels en Palestine), que j’ai eu l’honneur d’animer. Il a exploré le pinkwashing, tactique de propagande utilisée par Israël pour faire passer, faussement, ce pays pour progressiste, tout en présentant les sociétés palestiniennes, arabes et musulmanes comme arriérées et intolérantes.
Dernièrement, j’ai longuement réfléchi à cette accusation lancée contre d’autres militants et moi : pendant que nous dénonçons la ruse israélienne autour du pinkwashing, nous fermons les yeux sur l’homophobie et le sexisme omniprésents dans la société palestinienne.
L’accusation s’apparente aux tactiques destinées à désarçonner ceux qui dénoncent les meurtres d’Afro-Américains par la police : on les enjoint alors d’évoquer la criminalité des Noirs entre eux – comme si l’existence d’une criminalité entre personnes du même groupe ethnique minimisait – on se demande bien comment – le racisme institutionnalisé des agents censés « servir et protéger ».
Comprendre les restrictions culturelles
Je ne suis pas naïf au point d’auréoler de romantisme mes origines culturelles. Palestinien élevé au Liban, je suis pleinement conscient de la dynamique d’oppression contre les minorités sexuelles dans la culture palestino-libanaise, mais je sais aussi que cette même culture compte parmi les cultures les plus libérales du monde arabe.
Je connais beaucoup de jeunes femmes palestiniennes qui luttent contre les contraintes sociales imposées par leurs parents et la société. Certes, aucun Arabe n’ignore les nombreuses restrictions imposées aux femmes – dont beaucoup sont légales alors que d’autres relèvent de pratiques sociales – et les tabous qui étouffent les minorités sexuelles dans les pays les plus répressifs, de l’Arabie saoudite à l’Égypte.
Si un seul d’entre nous détournait pudiquement les yeux de ces contraintes, le reste du monde s’empresserait de nous les mettre sous le nez. Notre réponse : la misogynie est un mal universel.
Aux États-Unis, le « leader du monde libre » autoproclamé se vante de ses agressions sexuelles, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de femmes de tous les horizons se joignent au mouvement #MeToo.
Au Royaume-Uni, on lit dans The Guardian que 30 % des femmes ont signalé des cas de violence familiale. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : selon le Crime Survey for England and Wales (enquête sur la criminalité en Angleterre et au pays de Galles), environ 80 % des victimes ne déposent pas plainte auprès de la police.
La violence conjugale est également très répandue en Israël, où la plupart des jeunes sont formés à violence et à la déshumanisation pendant leur service militaire. Cet entraînement systématique à pratiquer une violence instinctive n’a rien d’anodin pour les jeunes Israéliens : lorsqu’ils atteignent l’âge adulte, ils sont incapables, en retournant à la vie civile, de laisser tout cela sur le paillasson, comme une paire de bottes boueuses.
Si un seul d’entre nous détournait pudiquement les yeux de ces contraintes, le reste du monde s’empresserait de nous les mettre sous le nez. Notre réponse : la misogynie est un mal universel
Selon les Nations unies, 40 à 70 % des femmes assassinées en Israël sont victimes de leurs partenaires. Viols et abus sexuels restent les crimes les moins signalés dans le monde, ce qui explique pourquoi l’écart entre ces chiffres est d’une ampleur si affligeante.
Bien sûr, homophobie et transphobie sont également omniprésentes en Occident, où, par exemple, le président américain Donald Trump s’est engagé à interdire aux transgenres de servir dans l’armée, tandis que le vice-président, Mike Pence, demeure l’un des politiques en fonction les plus haineux et homophobes.
La semaine dernière, une candidate républicaine américaine à la Chambre des représentants du Maine a sali Emma Gonzales, en taxant cette jeune femme – militante en faveur de règlementations plus strictes en matière de possession d’armes à feu – de « lesbienne skinhead ». Voilà qui en dit long sur le prétendu « libéralisme » occidental, qui ne s’abstient pas pour autant de taxer les sociétés arabes d’exceptionnellement répressives.
Apartheid, patriarcat et capitalisme
Seulement, voilà : personne ne prétend que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes arabes. Je connais de nombreuses organisations en Palestine et au Liban qui dénoncent misogynie et homophobie au sein de leur pays et militent contre elles. Même si nous remettons en question le féminisme impérialiste occidental et dénonçons le pinkwashing, nous n’avons pas le front de faire passer nos propres cultures comme des parangons d’égalité.
Les problèmes y sont abordés sous divers angles croisés, en pleine conscience du fait que la justice est indivisible et que toute libération nationale ne saurait advenir si elle faisait l’impasse sur les questions de genre.
Comme l’a noté Ghaith Hilal, membre de l’organisation palestinienne de défense des droits, Al-Qaws : « La libération des homosexuels n’est qu’un leurre tant que perdurent apartheid, patriarcat et capitalisme, entre autres oppressions ».
« La libération des homosexuels n’est qu’un leurre tant que perdurent apartheid, patriarcat et capitalisme, entre autres oppressions »
- Ghaith Hilal, organisation palestinienne Al-Qaws
Les Palestiniens savent parfaitement, bien sûr, que le sionisme se nourrit du racisme. Les organisations féministes libanaises que je connais dénoncent également le racisme – endémique au Liban et cause de la déshumanisation de la main d’œuvre immigrée.
Voici une autre accusation fréquemment portée contre les activistes anti-pinkwashing : nous nous focaliserions sur « un seul et unique problème ». Faux : nous dénonçons sans complexe le pinkwashing, mais aussi le sexisme de notre propre société, sans oublier bien d’autres systèmes d’oppression.
Je peux affirmer ceci, sans crainte de me tromper : tous les militants que je connais dénoncent le pinkwashingmais s’activent également à défendre bien d’autres enjeux de justice sociale dans leur propre communauté en dehors d’Israël, et unissent leurs efforts à ceux d’autres communautés opprimées.
Au Liban, les militants de la justice pour les femmes se sont organisés autour de nombreuses causes : traitement abusif des travailleurs migrants et des réfugiés ; âge minimum du mariage ; violence domestique ; possibilité offerte aux mères de transmettre leur nationalité à leurs enfants dont le père n’est pas libanais, j’en passe et des meilleures.
Les liens établis en Palestine avec les minorités ethniques aux États-Unis – de la violence policière à l’incarcération, aux droits des immigrants et des réfugiés en passant par la souveraineté indigène – attestent d’une vision transnationale du racisme structurel et de la violence sanctionnée par l’État, qui dépasse largement la « seule question » de la propagande israélienne.
Intersection de systèmes oppressifs
Israël, d’autre part, se targue d’être un modèle en matière d’équité entre les sexes. Israël s’affiche « gay-friendly » (tolérant envers les homosexuels), car c’est pour lui la cerise sur le gâteau de toutes les merveilles de la « démocratie juive ».
Or, de même qu’Israël ne mérite pas encore le nom de « démocratie » – vidant ainsi le terme de son sens – il devrait mériter le label « gay-friendly », mais c’est loin d’être le cas.
L’ensemble d’Israël n’est pas « gay friendly », et même dans les rares cercles où c’est effectivement le cas, on est « amis des homosexuels blancs et juifs ». Pour les Palestiniens, Tel-Aviv, ville juive à plus de 90 %, n’est pas tant un « paradis pour gays » qu’une ville construite sur les ruines de Jaffa, après en avoir expulsé les autochtones – hommes, femmes, gays et hétéros, sans distinction.
Pendant que j’écris ces lignes, des mouvements de protestation ont éclaté en Palestine. Les tireurs d’élite israéliens ont reçu l’ordre d’abattre quiconque s’approche de la « frontière » – illégale – et ils ne s’inquiètent guère, avant de tirer, de l’identité sexuelle de leur cible
Je suis pleinement conscient qu’Israël refuse le droit au retour à tous les réfugiés palestiniens, toutes orientations sexuelles confondues. Je suis aussi douloureusement conscient que certains des soldats qui tuent mes proches sont gays, lesbiennes et trans, eux aussi. Mais ils ne portent pas dans leur cœur un homosexuel palestinien comme l’un des leurs : ce n’est qu’un terroriste, un émeutier, bref, l’ennemi à abattre.
Vous ne nous réduirez pas au silence en suggérant que nous avons pour seul but de dénoncer la propagande israélienne. Si un militant dénonce le pinkwashing, c’est parce qu’il comprend parfaitement qu’un ensemble de systèmes oppressifs s’entremêlent autour de cet enjeu particulier – de l’orientalisme à la suprématie blanche en passant par le colonialisme sioniste et, bien sûr, l’homophobie et la misogynie mondiales.
Le pinkwashing n’est indubitablement qu’une ruse israélienne, conçue pour détourner l’attention des violations flagrantes des droits de l’homme commises dans ce pays, mais notre dénonciation de ce problème particulier ne suggère en aucune façon l’« oubli » des nombreux autres systèmes oppressifs au sein desquels nous fonctionnons – et nous œuvrons activement à faire bouger toutes ces lignes.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des membres de la communauté LGBTQ libanaise assistent à un pique-nique dans la ville côtière de Batroun, au nord de Beyrouth, le 21 mai 2017, lors de la semaine de la Gay Pride à Beyrouth, visant à sensibiliser la population aux droits de la communauté (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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