Al Akhareen, la musique qui donne le goût des autres
À l’heure où notre rapport au prochain est plus que jamais questionné, Al Akhareen (« les autres » en arabe) est une interrogation poétique sur l’altérité – l’autre, cet étranger, cet alter ego. La formation, composée par la flutiste Naïssam Jalal et le rappeur Osloob, offre une exploration sonore qui vient brouiller les frontières entre jazz, hip hop et musique arabe.
Middle East Eye a rencontré le duo à la coopérative Pointcarré, un petit café tranquille de Saint-Denis, en région parisienne. Autour d’un thé à la menthe et d’un jus d’orange, les deux artistes ont retracé leurs parcours respectifs.
Lui, un peu effacé sous sa casquette, nous raconte dans un français timide son enfance dans le camp de réfugiés palestiniens de Burj al-Barajneh, à Beyrouth. Elle, plus à l’aise, nous évoque son adolescence parisienne tiraillée entre un héritage arabe enfoui et une société qui ne l’accepte pas toujours.
Un parcours initiatique à la recherche de soi
Fille d’immigrés syriens, Naïssam doit valser avec des origines qui ne lui collent pas vraiment à la peau. À la maison, elle ne parle jamais l’arabe et à l’extérieur, elle étudie la flûte traversière au Conservatoire de Paris. Rien d’un parcours oriental.
« J’ai grandi avec ce sentiment d’avoir un corps étranger en moi, une partie que j’ai longtemps rejetée sans m’en apercevoir. Même si ce n’est pas toujours explicite, il y a quelque chose d’ancré dans l’inconscient collectif qui associe toujours le mot arabe à quelque chose de ‘’sale’’ »
- Naïssam Jalal, musicienne
« J’ai grandi avec ce sentiment d’avoir un corps étranger en moi, une partie que j’ai longtemps rejetée sans m’en apercevoir. Même si ce n’est pas toujours explicite, il y a quelque chose d’ancré dans l’inconscient collectif qui associe toujours le mot arabe à quelque chose de ‘’sale’’. Mes parents voulaient que je m’intègre donc je parlais toujours français et je n’ai pas appris à connaître cette part de moi. »
Osloob, lui, est enfant de réfugiés palestiniens au Liban, pays dont il n’obtiendra jamais la nationalité, toujours renvoyé à son statut d’apatride. Il grandit en écoutant les rêves brisés de ses voisins : l’espoir d’un retour impossible sur une terre qu’il n’a jamais connue.
De cette quête identitaire, et de la douleur qui en découle, provient le trait d’union entre les deux artistes.
Un parcours initiatique qui conduira Naïssam à Damas, où elle part à 18 ans étudier la flûte traditionnelle (le ney) au Grand institut de musique arabe. Un périple de réconciliation avec ses racines.
« Ce voyage fut une thérapie personnelle. Là-bas, j’étais syrienne, et non française, ce qui m’a amenée à vivre les choses terribles que doit endurer le peuple quotidiennement. La traque permanente des services secrets, la dictature du régime… »
L’expérience ne sera que de courte durée. L’appel de la florissante scène musicale égyptienne l’attirera au Caire trois mois plus tard.
Là-bas, elle fait la rencontre du père de la musique moderne égyptienne, Fathi Salama, un pianiste de jazz renommé qui lui propose de l’accompagner sur les prestigieuses scènes d’Égypte, comme l’Opéra du Caire.
De son côté, Osloob grandit et découvre la musique dans les rues de la banlieue sud de Beyrouth. En 2008, il décide de mettre des mots sur les histoires de son peuple et fonde le groupe de rap Katibeh 5 (la 5e brigade), avec d’autres rappeurs rencontrés à l’école.
Deux albums naîtront de cette association : Ahla fik bil mokhayamat (« Bienvenue dans les camps de réfugiés ») et Al-tariq wahid marsoum (« Un seul chemin est tracé »), des fables décrivant la réalité des réfugiés palestiniens.
Parolier et musicien, il multiplie aussi les collaborations avec de nombreux rappeurs et musiciens du monde arabe, tels qu’AlTofar, Edd Abbas, Rayess Bek, MC Gaza, Khaled Harara, Macadi Nahhas, Rami el Sabbag, Abdallah Minyaoui, Diaz de MBS, etc.
Également producteur, il conçoit une trilogie de mixtapes : Osloob/Maqdessi (« habitant de Jérusalem »), Fasl (« chapitre »), qui réunit des rappeurs palestiniens de l’ensemble du Moyen Orient, et Aal Heffe (« au bord »), un film sonore dont chaque chanteur est le narrateur. À chaque fois, la même envie de rapporter les récits de ceux dont on ne parle jamais.
Au carrefour des chemins
En 2006, lassée de ses pérégrinations égyptiennes et confrontée à la difficulté d’être une femme artiste dans un pays conservateur, Naïssam revient en France. Elle repart à zéro et rencontre rapidement des musiciens de tous bords, qu’elle joints lors de différentes tournées. Parmi eux : le rappeur libanais Rayess Bek, le célèbre joueur de oud égyptien Hazem Shaheen, des musiciens africains de la scène parisienne, des grands noms du jazz français et international, mais aussi de la musique arabe.
En 2009, elle créé le duo Noun Ya et signe l’album Aux Résistances, suivi, deux ans plus tard, du quintet Naïssam Jalal & Rhythms of Resistance, dans lequel elle rend hommage aux martyrs du régime syrien. Du jazz à l’afrobeat en passant par la musique arabe, la musicienne choisit l’éclectisme en refusant de se cantonner à un style musical.
Ce n’est pourtant ni en France, ni en Égypte qu’elle croise pour la première fois son acolyte, mais à Beyrouth, lors d’un festival de musique alternative en 2008. La flûtiste est alors invitée à jouer sur scène avec le Palestinien et son groupe Katibeh 5. Une sorte d’évidence artistique : la facilité de Naïssam à naviguer entre différents territoires musicaux séduit immédiatement le rappeur.
« Les autres, c’est un concept ; c’est nous et tout le monde : les handicapés, les gens de couleur, ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances, l’homme qui attend son visa au bureau d’immigration … »
- Osloob, rappeur
« Naïssam sait intuitivement comment communiquer avec ma musique. Elle comprend l’émotion du rythme, elle saisit très vite ce que je veux et c’est très important pour un producteur d’avoir cette alchimie », commente le rappeur.
La musicienne loue, pour sa part, les qualités de conteur de son partenaire.
« Parmi tous les rappeurs avec lesquels j’ai travaillé, Osloob est celui qui me comprend le mieux parce qu’il est également musicien. Il compose des beats, lignes de base, fait des samples. J’aime aussi sa mélancolie et sa rage, le côté sombre de ses instrumentalisations. C’est un merveilleux narrateur d’histoires et, en même temps, ce n’est jamais un donneur de leçons. »
Elle retournera à Beyrouth pour travailler avec lui sur divers projets, prêtant sa voix et ses instrumentalisations à son flow dévastateur.
Al Akhareen : une musique pour bâtir des ponts
En 2014, Osloob quitte le Liban et s’installe en France. Des années qui marqueront le début de nouvelles collaborations entre les deux artistes, parmi lesquelles Al Akhareen, un projet qui exhorte à dépasser les frontières que l’on se fige, pour aller voir de l’autre côté des murs qui nous sont imposés.
« Les gens pensent que l’on naît avec une identité fixe, mais c’est aussi quelque chose que tu construis et que tu décides. L’idée d’identité est souvent liée à celle de frontières, lesquelles n’existent que dans nos têtes. Nous, on invite à dépasser cela et à aller regarder de l’autre côté »
- Naïssam Jalal, musicienne
« Les gens pensent que l’on naît avec une identité fixe, mais c’est aussi quelque chose que tu construis et que tu décides. L’idée d’identité est souvent liée à celle de frontières, lesquelles n’existent que dans nos têtes. Nous, on invite à dépasser cela et à aller regarder de l’autre côté », explique Naïssam.
Cet album parle de son exil à lui, mais aussi de celui des personnes qu’il a rencontrées sur sa route.
Son aurevoir amer au Liban, une nation qui ne l’a jamais acceptée (« Mafraq tareeq », « carrefour »), l’annihilation des peuples et de la mémoire collective par l’occupation israélienne (« Aadani al-waqt », « le temps m’a trahi »), la situation des réfugiés qui traversent les mers en quête d’une vie meilleure (« Al-may al-malha », « eau salée »), ou encore la manipulation politique de la religion (« Bayaeen », « les marchands »)...
... au fur et à mesure que les titres se succèdent, une volonté se dévoile, celle de donner une voix à ceux que l’on n’écoute pas. Comme dans « Al Kalimat » (« les mots »), une analogie métaphorique entre les hommes et les mots qui incite à découvrir la polysémie en chacun de nous.
« En tant qu’artistes, on a beaucoup de chance d’être écoutés, c’est notre responsabilité de donner la parole à ceux qui n’ont pas cette chance », souligne Naïssam. Une voix harmonieusement portée par Osloob qui déclame sa prose à la manière du tajwid, l’art de récitation du Coran, s’expliquant sûrement par les cours de religion qu’il prenait à l’école, où il a appris à chanter les versets coraniques.
« Les autres, c’est un concept ; c’est nous et tout le monde : les handicapés, les gens de couleur, ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances, l’homme qui attend son visa au bureau d’immigration … », observe-t-il.
« En tant qu’artistes, on a beaucoup de chance d’être écoutés, c’est notre responsabilité de donner la parole à ceux qui n’ont pas cette chance »
- Naïssam Jalal, musicienne
Sur scène, ils se produisent parfois en trio ou en sextet avec d’autres musiciens, dont le saxophoniste Mehdi Chaïb.
Al Akhareen laisse finalement une empreinte mélodique métissée : la marque d’un art fédérateur nécessaire pour résister à la violence individualiste du monde actuel. Un appel du cœur à regarder là-bas, cet endroit où le « tu » se substitue au « je » et les récits personnels renferment tous quelque chose d’universel.
Le duo Al Akhareen est en concert au New Morning le 3 mai.
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