Comment la crise économique jordanienne a révélé au grand jour le vide de leadership saoudien
L’Arabie saoudite n’a pas volé au secours de la Jordanie avec un programme d’aide de 2,5 milliards de dollars, contrairement à ce que le roi Salmane tenait tant à faire croire.
En réalité, le roi Salmane a tenté de s’attribuer le mérite de l’argent que le Koweït avait déjà promis de verser. S’est ensuivie une ruée d’États rivaux du Golfe prêts à soutenir la Jordanie.
Un « soutien financier conséquent »
Le roi Abdallah a envoyé un émissaire au Koweït avant le déclenchement des protestations de rue contre la hausse des prix et une augmentation prévue de l’impôt sur le revenu en Jordanie, a déclaré à MEE une source bien informée proche de la cour royale jordanienne. Un ministre d’État koweïti se trouvait en Jordanie pendant les manifestations et, par conséquent, le Koweït s’est engagé à déposer 500 millions de dollars à la Banque centrale de Jordanie et a promis 500 millions de dollars supplémentaires de prêts à faible taux d’intérêt.
C’est ensuite le Qatar qui est venu frapper à la porte. Le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, l’émir du Qatar, a appelé Abdallah pour lui proposer un « soutien financier conséquent » du Qatar. L’appel n’a pas été annoncé, à la demande de la Jordanie qui espérait toujours voir l’Arabie saoudite sortir son chéquier.
L’Arabie saoudite n’a pas volé au secours de la Jordanie avec un programme d’aide de 2,5 milliards de dollars, contrairement à ce que le roi Salmane tenait tant à faire croire
Mercredi, le ministre qatari des Affaires étrangères Mohammed ben Abdulrahman al-Thani et le ministre qatari des Finances sont arrivés en Jordanie pour négocier le programme d’aide. Il s’agit de la première visite de ce genre depuis que la Jordanie a revu à la baisse ses relations avec le Qatar à la suite des pressions exercées il y a un an par l’Arabie saoudite pour imposer le blocus.
Le ministère qatari des Affaires étrangères a annoncé la décision du Qatar de soutenir directement l’économie jordanienne avec plus de 10 000 emplois et 500 millions de dollars.
Quelques heures après l’appel du Qatar, et peut-être parce qu’il avait eu vent de l’initiative qatarie, le roi Salmane a appelé Abdallah. S’est ensuivie une rencontre entre l’émir du Koweït, le cheikh Sabah al-Ahmad al-Sabah, et l’émir de Dubaï, Mohammed ben Rachid al-Maktoum, également Premier ministre émirati, en théorie le numéro deux du pays après le président.
Le roi Salmane a contacté le dirigeant émirati de facto, Mohammed ben Zayed, mais ce dernier a refusé de venir et les Émirats arabes unis ont été représentés par Mohammed ben Rachid al-Maktoum.
Les Saoudiens ont effectué un tour de passe-passe pour inclure le milliard de dollars du Koweït dans le programme d’aide annoncé par Salmane, comme si cela avait été décidé au cours de la rencontre. En réalité, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont donné moins que le Koweït en se partageant la somme restante d’1,5 milliard de dollars.
Le vide de leadership saoudien
La cour royale jordanienne a par conséquent exprimé « une certaine déception » vis-à-vis de la réponse de Salmane, puisque la Jordanie avait déjà reçu 1 milliard de dollars du Koweït et s’attendait à recevoir davantage de l’Arabie saoudite, d’autant que les Saoudiens ne finançaient plus la Jordanie depuis deux ans.
Qu’est-ce que tout cela signifie ?
Premièrement, que le roi Salmane a été pris de panique lorsqu’il s’est rendu compte que le vide de leadership régional de l’Arabie saoudite était comblé par ses rivaux du Golfe. Le Koweït a essayé en vain de jouer le rôle d’intermédiaire dans la crise consécutive au blocus imposé au Qatar par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte. Mais ce pays est également en désaccord avec Israël et les États-Unis au sujet de Gaza.
La réaction du Koweït à la question jordanienne est un autre signe du désamour entre Koweïtis et Saoudiens
Les États-Unis ont bloqué à l’ONU une déclaration rédigée par le Koweït, membre non permanent du Conseil de sécurité, réclamant une enquête indépendante sur le massacre de manifestants palestiniens à la frontière de Gaza.
En tentant d’intimider le Conseil de coopération du Golfe pour le soumettre à sa volonté, l’Arabie saoudite a seulement réussi à diviser l’organisation. Le Koweït poursuit maintenant ses propres politiques avec un degré d’indépendance qu’il n’exploitait pas auparavant. On pourrait dire la même chose du Qatar. La réaction du Koweït à la question jordanienne est un autre signe du désamour entre Koweïtis et Saoudiens.
Deuxièmement, cela signifie que le roi Abdallah de Jordanie, qui s’est rendu mardi au Koweït, est moins lié à l’Arabie saoudite suite à ce programme d’aide qu’on ne l’imagine. Les Saoudiens n’ont pas autant d’influence sur Amman que le chiffre affiché en une de 2,5 milliards de dollars ne le laisse penser.
Certes, il y a aujourd’hui 400 000 Jordaniens qui travaillent en Arabie saoudite et leurs envois de fonds représentent environ 10 % du PIB de la Jordanie. Mais la Jordanie dispose désormais d’autres sources de financement, provenant d’États du Golfe qui sont plus proches que Salmane des questions qui comptent pour les Jordaniens.
Je parle des Jordaniens plutôt que le roi en personne, puisqu’il s’agit là d’un autre facteur.
Changer la formule politique
Le roi Abdallah comprend que sa légitimité ne dépend pas du fait d’acheter le soutien de son peuple. Plus qu’à toute autre époque de son règne, il doit prendre en considération la volonté de son peuple quant à la direction politique prise par le royaume.
Les protestations de la semaine dernière et la poursuite des frictions avec la tribu des Beni Sakhr, dont le chef, Fares al-Fayez, a été arrêté samedi après avoir appelé à un changement politique, constituent un avertissement pour le roi, qui ne peut plus tenir la loyauté de son peuple pour acquise. Al-Fayez a brisé la règle tacite qui empêchait d’attaquer publiquement le roi en personne.
Ce que pensent les Jordaniens a de l’importance et c’est aussi un facteur qui limite l’influence de Salmane, puisqu’en tant que monarque absolu, il n’a aucune notion de ce qu’est la société civile ou l’opinion publique
Il n’a pas seulement déclaré qu’il voulait « changer la formule politique ». Il a ajouté : « Nous ne vous accepterons pas [Abdallah] en tant que roi, Premier ministre, ministre de la Défense, chef de la police et gouverneur. Vous êtes tout à la fois. Cette Constitution a fait de vous un demi-dieu et nous sommes des esclaves. »
Il a également rappelé au roi que sa famille venait d’un territoire qui fait partie de l’Arabie saoudite actuelle. Pour être plus précis, la Jordanie est tout ce qu’il reste du royaume que sa famille a fui autrefois. « Ici, c’est notre pays et notre terre. Vous, votre père et votre grand-père venez du Hedjaz. C’est mon père qui a accueilli votre grand-père. Vous nous êtes redevables, et non l’inverse. »
Le dissident politique expérimenté Laith Shubeilat a remué le couteau dans la plaie du roi en déclarant au journal libanais Al-Akhbar que la Jordanie avait été remplacée par l’Arabie saoudite en tant que fidèle serviteur militaire d’Israël.
« La Jordanie était un allié d’Israël avec un grade de brigadier-général, mais a été rétrogradée aujourd’hui au rang de lieutenant, tandis que l’Arabie saoudite a été érigée au rang de général », a-t-il indiqué.
Une menace existentielle
Ces affronts aussi directs et ouverts à l’encontre de l’autorité royale ne sont pas accidentels. Ils rappellent à la cour royale que l’opinion publique en Jordanie ne s’achète pas aussi facilement ces jours-ci.
Ce que pensent les Jordaniens a de l’importance et c’est aussi un facteur qui limite l’influence de Salmane, puisqu’en tant que monarque absolu, il n’a aucune notion de ce qu’est la société civile ou l’opinion publique.
Pour des raisons différentes, la moitié transjordanienne comme la moitié palestinienne de la population du pays sont totalement opposées au parrainage par l’Arabie saoudite de l’exigence israélienne d’abandon du droit au retour des réfugiés palestiniens.
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Ce fait constitue à lui seul une menace existentielle pour la stabilité de l’État jordanien. Mais il y a également d’autres menaces. La reconnaissance par les États-Unis de Jérusalem comme capitale indivisible d’Israël remet en question, pour le moins, la garde hachémite des lieux saints de Jérusalem, ainsi que l’exigence palestinienne, soutenue par la Ligue arabe, selon laquelle Jérusalem-Est doit être la capitale d’un État Palestinien.
Que le roi Abdallah le veuille ou non, ce ne sont pas des questions sur lesquelles il peut céder. Sa légitimité dépend plus que jamais de son rôle de gardien des lieux saints.
L’Arabie saoudite a de bonnes raisons de penser que la nouvelle vague de pouvoir populaire en Jordanie pourrait facilement migrer au-delà des frontières. L’importance croissante du Koweït et du Qatar en tant qu’acteurs indépendants dans le Golfe et financeurs de la Jordanie donne également au roi Abdallah l’occasion de donner une chance à la réforme politique en Jordanie. S’il ne la saisit pas, l’heure est grave.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le roi Abdallah II de Jordanie (1er en partant de la droite) participe à une rencontre à La Mecque avec le roi Salmane ben Abdelaziz d’Arabie saoudite (2e en partant de la droite), le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane (3e en partant de la droite) et l’émir du Koweït, le cheikh Sabah al-Ahmad al-Sabah (1er en partant de la gauche), pour discuter de la crise économique jordanienne (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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