Tous les livres sont sacrés : un texte inédit de Kamel Daoud
Il y a quelques temps, une journaliste française m’a posé cette question obsédante depuis : « Quelle est la question philosophique la plus urgente pour ce nouveau siècle ? ».
Je ne suis pas philosophe, mais écrivain et journaliste. C’est à dire un homme préoccupé par le sens et l’actualité, l’immédiat et ce qui est passible d’approcher l’éternité. Mais je reste un homme inquiet, soucieux de son temps de vie et attentif aux possibilités de réponses à l’énigme de ma présence au monde.
Pendant longtemps, j’ai pensé que la mort est un mystère auquel il faut consacrer de la réflexion. Je m’étais trompé, je le sais depuis peu : l’énigme, c’est de vivre. Cette coïncidence entre ma banalité essentielle, l’accident de ma naissance et l’absolue singularité de ma vie est un énorme mystère.
Pendant longtemps, j’ai pensé que la mort est un mystère auquel il faut consacrer de la réflexion. Je m’étais trompé
Une sorte d’énigme policière où l’on mène l’enquête pour savoir non qui a tué mais qui est vivant et pourquoi. À la question de la journaliste française, j’ai réagi presque spontanément. J’ai répondu que la grande question est celle de l’altérité. La grande question du siècle, selon moi, est celle-ci : « Que faire de l’Autre ? ».
On peut y répondre, en temps de paix et de puissance, par la curiosité exotique, l’orientalisme ou le safari, le voyage, la mixité ou la compassion. En temps de crise, on y répond par le déni, le meurtre, l’indifférence ou la phobie.
J’ai pensé, en préparant ce texte, vous parler de l’identité et de ses pièges et merveilles. Ce mot résume à la fois la nécessité d’être différent et de le préserver pour pouvoir enrichir chaque rencontre avec autrui, mais recèle aussi une trace d’égoïsme, de refus de l’Autre et d’unanimisme qui peut devenir radicale et suicidaire. L’identité est ce que je suis pour que je puisse le partager, mais c’est aussi ce que je suis quand je refuse les différences.
L’identité : un lieu de paradoxe
Dans l’art, c’est ce que j’expose, mais dans la peur, c’est vers quoi je me replie. L’identité peut être un partage ou un intégrisme. Elle est donc ambiguë comme richesse. L’identité est un lieu de paradoxe.
Dans mon pays, l’Algérie, certains en font un prétexte pour refuser de s’ouvrir au monde. Dans d’autres pays, en Occident, certains en font une raison pour refuser le monde dans sa diversité. Ce mot approche l’intégrisme et la singularité, tout à la fois.
Si on remonte vers le mythe et les histoires anciennes, on peut parler de l’altérité avec des récits connus : Abel et Caïn, son frère. Meursault et son « Arabe » tué. Vendredi et Robinson, André Gide et le jeune « Arabe » désiré. Il existe mille variantes de ce récit de rencontre.
Parfois, c’est un récit heureux, d’autres fois, malheureux et insupportable de mépris et de condescendance. Le colonialisme est une histoire de l’altérité, mais l’amour l’est aussi, quotidiennement.
L’Autre est le miroir déformé de soi-même et on peut donc soit casser le miroir, nier le reflet, vouloir en faire un portrait retouché de son narcissisme, soit y contempler ses propres secrets. Dans son merveilleux Vendredi ou les Limbes du Pacifique, l’écrivain français Michel Tournier en explore les racines les plus érotiques et les plus philosophiques.
On peut aussi parler de l’altérité en évoquant l’actualité de la Méditerranée. La migration est aujourd’hui une variante tragique de la question du siècle : « Que faire avec l’Autre ? ».
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Ainsi, on peut tirer sur le migrant aux frontières, bronzer pendant qu’il se noie, l’aider au détriment de son propre équilibre dans des pays déjà inquiets, y voir une source d’abus de culpabilité, le spectacle d’une tragédie dont on n’est pas responsable ou le chiffre d’une menace qui va noyer le confort de chacun sous le poids du monde.
L’immigration et « Que faire du migrant ? » sont les questions qu’on me pose le plus souvent avec celle de « Que veut l’islamiste ? » et « Pourquoi vous écrivez ? ».
Quand on remonte vers la mythologie biblique, il y a cette histoire fascinante de Jonas, le fameux prophète. Ce prophète est connu pour sa malchance, son naufrage et son repentir rocambolesque. Dieu lui intime l’ordre de sauver une ville de gens complètement étrangers à sa croyance, il le refuse et s’enfuit.
Jonas est capable de s’émouvoir pour la mort d’une plante ou pour un engagement écologique, et pas pour une ville entière qui peut être soumise au feu et au châtiment
Ce qui m’a souvent bouleversé dans son récit, c’est la raison de son refus d’obéir à son Dieu. Jonas dit en substance : « Pourquoi irais-je sauver une ville habitée par des gens qui me sont indifférents et différents ? Qui sont étrangers à ma race et à ma peau ? Pourquoi la question du salut doit-elle être étendue à l’étranger à qui rien ne me lie ? ».
Jonas fuit et fait un long détour pour revenir sur le lieu de son indifférence et de sa lâcheté. Le long de son périple, entre Ninive, la ville des étrangers, et Tharsis, la ville de son exil, son Dieu s’incarne sous la forme d’une voix injonctive, d’un tirage au sort pernicieux fait par des marins qui le jettent par-dessus bord, d’une baleine géante qui l’avale, d’une tempête et d’un arbre, le ricin.
À la fin, Jonas revient vers Ninive, qui a entre-temps été sauvée par ce Dieu. À la conclusion de cette histoire, ce Dieu biblique fait la démonstration d’une autre leçon qui m’intrigue encore : il fait pousser un arbre, le ricin, sur la tête de Jonas, puis fait mourir cet arbre, très vite. La mort de l’arbuste fait pleurer Jonas. C’est l’illustration de ce que j’appelle le cloisonnement de conscience.
Le cloisonnement de la conscience
Il est capable de s’émouvoir pour la mort d’une plante ou pour un engagement écologique, mais pas pour une ville entière qui peut être soumise au feu et au châtiment. Le mythe raconte que Jonas pleure la mort d’un arbre, sous lequel il avait trouvé de l’ombre, que son Dieu a fait pousser puis dépérir, mais ne pleure pas les victimes possibles, ailleurs. Jonas, l’homme, se révèle insensible à la mort de son semblable.
Ce cloisonnement de la conscience, parfois de bonne foi, on en accuse aujourd’hui l’Occident. Il est dit que l’Occident est coupable par son passé de colonisateur, de voleur de terres, de richesses et de dignité.
Aujourd’hui encore, on accuse l’Occident au nom de ce passé et de cette indifférence sophistiquée qui le fait pleurer pour un film, Titanic, et pas pour des centaines de noyés en Méditerranée. Cela est vrai. L’Occident est coupable.
Mais moi aussi.
C’est un peu l’expression la plus crue de mon indignation contre les miens : cette capacité à accuser l’Occident de tous nos maux, et de nous absoudre de nos propres responsabilités, chaque jour, face à chaque échec.
Dans le pays où je vis, on me reproche une langue crue, l’exercice d’un droit de lucidité qu’on a qualifié à tort de haine de soi alors qu’il s’agit d’une exigence excessive envers ma personne et les miens.
Pour moi, l’Occident n’est ni juste, ni injuste. Je n’aime pas attendre la justice comme largesse d’autrui, comme un don. Mon monde, j’en suis responsable et cette responsabilité ne peut être masquée par le discours postcolonial, qui est devenu une rente idéologique après avoir été un plaidoyer pour la réparation et la reconnaissance.
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Cette exigence s’étend à tous et à chacun. Je suis un homme fatigué d’entendre que nous sommes victimes et que l’Occident est notre bourreau et qu’il est seul responsable de notre sort actuel. J’ai appelé, autant que j’ai pu, à endosser le poids du monde et à décloisonner nos consciences sclérosées par le militantisme dépassé.
Comment être clair dans mon propos ? Souvent, je suis invité chez vous à parler de la tragédie du migrant et une partie de ceux qui m’interrogent attend de moi soit un procès, soit une réclamation. On s’indigne, à juste titre, de ce défaut de solidarité envers la tragédie du monde. On me demande d’accuser et de juger, et j’y cède. Mais je le fais dans le mouvement ample et équitable de l’inculpation de tous pour pouvoir imaginer un salut dont nous serons tous auteurs.
Ce qui m’importe le plus, moi habitant du Sud, ce ne sont pas les conditions d’accueil, mais les raisons de départ
Je me souviens de cette rencontre, à l’occasion de la Foire du livre de Francfort, où on supposa presque que j’allais parler des migrants comme d’un crime commis par l’Occident.
J’y avais répondu en affirmant presque mon indifférence aux traitements réservés aux migrants à leur arrivée. Ce qui m’importe le plus, moi, habitant du Sud, ce ne sont pas les conditions d’accueil, mais les raisons de départ, affirmai-je. Comment les réparer, les démentir, les récuser.
Cela ne plaît pas à la longue tradition intellectuelle du postcolonialisme mais c’est ainsi : je laisse à d’autres le soin légitime de plaider pour un accueil humain, je me réserve le droit de dénoncer des raisons de départ inhumaines. Je refuse de cloisonner ma conscience pour en faire l’instrument d’un procès de l’Occident, sans endosser ma propre inhumanité envers les migrants dans mon propre pays.
Le salut pour l’étranger
Bien sûr, il ne s’agit pas d’absoudre l’Occident pour lui plaire : je n’y habite pas et je ne suis pas amateur des compromissions ni des dénis. La colonisation a été un crime, mais le présent de nos échecs l’est aussi.
Les élites du « Sud » doivent l’assumer et cesser de le nier en accusant ceux qui ne pensent pas comme eux d’être des traîtres. Ce déni des responsabilités nous a conduits, au Sud, à défendre un cloisonnement de conscience tout aussi désastreux que la complicité de crime.
Chaque jour dans mon pays, je lis et relis des articles de presse, dans des journaux conservateurs ou islamistes, où l’on traite les migrants subsahariens « d’Africains », comme si nous, Maghrébins, nous étions des Japonais. Ces migrants, on les rend coupables de crimes, de violences, de maladies, de menaces. C’est à dire, les mêmes délits dont un Maghrébin est accusé en Europe quand il est clandestin.
Ce cloisonnement de conscience qui fait préférer le bronzage à l’aide au noyé en Occident, nous l’exerçons nous aussi, Sud, face aux flux migratoires subsahariens.
On peut lire dans le même journal un article s’indignant du refoulement musclé d’immigrés algériens de France, mais on publie comme un fait divers la déportation de 500 migrants subsahariens d’une ville algérienne pour la seule raison supposée d’un crime commis par l’un d’entre eux.
La conscience intellectuelle et morale du Sud ne vaut pas plus que le procès qu’elle fait de la conscience occidentale face aux tragédies du monde.
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Il faut le dire et le dénoncer pour mieux réparer en nous le vivant et le monde. Ce refus du salut pour l’étranger, Jonas en a été coupable, des courants idéologiques et des électeurs en Europe en sont coupables et des intellectuels et des populations du Sud en sont coupables.
Pour pouvoir accuser l’Occident, il faut avoir les mains blanches et les miennes ne le sont pas.
Jonas est chacun de nous parfois. L’idée du salut pour l’étranger et la nécessité de fonder une éthique de la solidarité qui va au-delà du spectacle des différences sont importantes pour moi.
Pour pouvoir accuser l’Occident il faut avoir les mains blanches et les miennes ne le sont pas
On peut parler sans fin de l’identité, de la colonisation, de l’Occident et du Sud. Mais on n’en parle jamais aussi bien que lorsqu’on vit le mal et la douleur en soi. J’ai un enfant d’un an qui a été gravement malade.
Brusquement, au-delà du périmètre de mes idées, de mes livres et de ma propre pensée, s’est posée la question de l’exil, mais cette fois par la chair. La chair la plus douloureuse : pour sauver mon fils, j’étais et je suis prêt à partir, m’exiler, alors que j’ai toujours refusé l’idée de partir.
La raison ? Évidente : sauver mon enfant. C’est un droit. Un devoir. Une exigence qui dépasse ma réflexion et plonge dans les racines du pur instinct. Cette nécessité se pose pour des milliers de personnes qui veulent sauver leurs vies ou leurs enfants.
Héraclès face à Antée
Mais, de l’autre côté, je suis algérien, oranais : le spectacle des migrants subsahariens, à quelque cents mètres de ma maison, m’angoisse aussi. Je ne sais faire l’équilibre entre ma peur, mon indifférence et, d’autre part, mon humanité et ma générosité.
J’ai peur pour ce confort que j’ai mis des années à construire. J’ai peur pour ma sécurité. Je suis à la fois vous et le migrant, l’Occidental et le Subsaharien. C’est ainsi ce monde, celui d’aujourd’hui, pour chacun. Je ne sais trancher et j’ai parfois le courage d’imaginer sans aboutir. Je comprends les raisons de ceux qui refusent d’accueillir et de ceux qui partent.
Il y a un mythe fascinant chez les Grecs : Héraclès s’est confronté longtemps à Antée, le monstre. À chaque fois qu’il le terrassait, le monstre touchait le sol et ressuscitait. Il revenait à la vie à chaque fois qu’il touchait à la terre, sa mère. Héraclès le vainquit quand il comprit qu’il fallait le soulever sur son propre dos et l’étouffer.
C’est à dire qu’il nous faut assumer le Mal, les radicalismes et les porter sur nos dos pour pouvoir les étouffer.
Les radicalismes ont ceci de propre qu’ils reviennent à la vie quand on les jette à terre au lieu de les assumer, d’écouter, pour les démanteler, leurs discours et de leur enlever le don de mieux parler de nos peurs que nous-mêmes. On ne peut pas vaincre Antée par le déni, mais par la responsabilité.
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Dans un article sur les « événement de Cologne » il y a deux ans, j’avais conclu à la nécessité d’aider mais aussi au devoir du refugié de préserver et de défendre cette liberté et cette sécurité qu’il est venu partager au nord du monde.
On ne peut pas marcher des milliers de kilomètres pour être libre et refuser cette liberté pour son épousequi a marché derrière vous ! Je pensais, et je pense, qu’on ne peut rêver la liberté et la détruire, qu’on doit la construire par ses différences mais aussi par ses consentements, sacrifier et donner, accepter mais aussi préserver. Racines et récoltes.
Dans chaque vie je vois mon devoir, ma responsabilité, ma lâcheté et mon droit de vivre
Partir pour bénéficier de soins pour mon fils est un impératif, mais dénoncer ce qui se passe dans nos hôpitauxen Algérie, les saletés, les démissions morales, les découragements, les échecs retentissants, est un devoir éthique.
Je me suis posé, pour l’une des rares fois de ma vie, la question de mon exil. Depuis cette douleur, je regarde différemment chaque enfant subsaharien porté par sa mère aux feux rouges des carrefours d’Oran. Dans chaque vie, je vois mon devoir, ma responsabilité, ma lâcheté et mon droit de vivre.
Une conscience religieuse cloisonnée par le déni
Attendant que le feu ne « passe » au vert, dans la banlieue oranaise, j’ai remarqué une affiche collée sur un poteau : « Profite de ces quelques minutes pour demander pardon à Allah ». Elle avait été collée, un peu partout, par des zélés religieux.
Cela m’avait offusqué au plus haut point : voilà que sous le même feu rouge où attend une femme subsaharienneavec un bébé, cette conscience religieuse cloisonnée par le déni trouve le moyen de m’interpeller sur ma culpabilité supposée envers un dieu, et pas envers un être humain. Je veux parler, le reste de mes années de vie, de ce déni. Je suis, là aussi, Jonas.
Je rêve d’une éthique de la responsabilité qui ne soit pas conditionnée par le postcolonial, la jérémiade, le refus de lucidité, le confort, l’Orient ou l’Occident, une religion ou son contraire.
Et il est si difficile de défendre cette position qui veut comprendre la peur de l’un et admettre le droit de vivre de l’autre. Je rêve d’une sorte de Jonas qui ne perd pas son temps à fuir, à se noyer, à revenir sur la terre, à pleurer pour un arbre. Je plaide pour la responsabilité.
À la fin, je veux conclure sur le droit de se battre pour avoir des hôpitaux dignes et humains dans mon pays et sur le devoir de chacun de sauver la vie de ses enfants. C’est la loi fondamentale de notre histoire : voyager, espérer, dépasser et se battre. Mourir et faire vivre.
Ma vision est celle d’un Sud responsable et d’un Nord qui assume. Le migrant n’arrive pas sans sa culture et, cette culture, il peut décider d’en faire un partage et non une réclusion ou un repli sur soi.
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Le pays qui l’accueille fera de sa culture une valeur humaine et non un prétexte de repli sur les siens. La terre est ronde et non plate malgré ce que disent les complotistes. C’est à dire que lorsqu’on en fait le tour, on revient à soi. Par n’importe quel chemin.
L’orientalisme est un peu mort. Presque mort depuis un demi-siècle. On y a vu l’apogée des malentendus alors qu’il était la possibilité paisible, désordonnée ou limitée de se comprendre.
Aujourd’hui, il n’en reste rien. Le discours sur soi est revendiqué par la différence radicale et raciale, et le discours sur l’Autre est de l’ordre de la phobie, pas de la curiosité. On se récuse.
Là aussi, j’ai une sorte de rêve de métier : celui de me faire « occidentaliste ». De penser l’Occident, décortiquer mes fantasmes sur cette géographie, mes contradictions, mes désordres. Raconter mes voyages aux miens et confronter mes différences.
Le discours sur soi est revendiqué par la différence radicale et raciale, et le discours sur l’Autre est de l’ordre de la phobie, pas de la curiosité
L’Occident est l’espace imaginaire des ambiguïtés du Sud. On rêve d’y aller mais aussi de le détruire. D’y vivre et de le faire mourir. De le convertir mais d’y jouir de la possibilité de la liberté. L’Occident est un sexe, un corps, une liberté, une histoire mais aussi une mémoire de violence, un lieu de nos contradictions, une limite et un lieu de déni.
Le migrant rêve de venir y vivre tout en rêvant d’y maintenir sa différence. L’islamiste soumis à la répression des régimes vient s’y refugier et pourtant, c’est cet Occident qui est l’objet de son rejet.
Le Régime s’aide de la mémoire coloniale pour « travailler » sa légitimité face à des populations désenchantées – le populisme du postcolonial – et pourtant, c’est en Occident qu’il envoie ses enfants, achète ses biens et se replie en cas de chaos et de révolution.
L’Occident sert à tout et surtout à ne pas être responsable de son propre monde.
Le fameux « que faire ? »
Espace des contradictions, cet Occident piège du coup l’intellectuel libre du Sud. Nous voilà accusés, du Maroc à Oman, de tous les maux parce que nous défendons des valeurs humaines comme la liberté, l’orgasme, le corps, la démocratie ou l’égalité, qui ne sont pas étendards de l’occidentalité, mais des valeurs salutaires pour tous.
Parce que ces valeurs sont aussi occidentales, celui qui en fait la cause de sa vie se retrouve frappé d’exclusion, occidentalisé, donc traître. Les conservateurs comme les religieux se sont octroyé ce rôle de dépositaires de la valeur de l’authenticité dans le monde dit « arabe », de la tradition et du patriotisme en nous repoussant vers les marges et la mort.
L’intellectuel du Sud qui se révolte contre les religieux et les Régimes est confronté au dilemme de Jonas : rester et se sacrifier pour le salut des siens, pour la possibilité de salut même dans deux ou trois générations ? Ou partir, sauver sa vie, son corps, ses enfants ? S’engager au profit d’une population qui peut être indifférente à votre argument, vos livres et vos articles, ou partir ?
Jonas a refusé de sauver une ville d’inconnus, d’étrangers. Il est parti puis il est revenu. L’une des leçons de sa fable est l’extension du domaine de la responsabilité intellectuelle au périmètre de l’Autre inconnu, étranger.
C’est une réponse longue à la question « Que faire pour l’Autre ? ». Lorsque l’Occident nous aide, il nous condamne. Mais lorsqu’il reste indifférent à nos engagements, il se condamne lui-même à la solitude et à la défaite.
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Le meilleur sentier pour cette solidarité reste, pour moi, la culture. Ce vaste champ du sens, de l’œuvre et de l’effort, et de prétention à l’éternité. La culture est ce à quoi s’attaquent, en premier, les fascismes et les radicalismes, les folies cycliques.
Car la culture affirme l’essentiel : la différence. Elle relativise les croyances, rappelle la valeur de l’individu au-delà de l’utopie de la cité, offre le voyage et la rencontre à celui qui n’en a pas les moyens, ouvre l’Autre à l’intime en soi et réduit la distance au bénéfice de la curiosité.
Puisqu’on peut tuer au nom d’un livre, j’aime imaginer que l’on peut sauver par d’autres livres
C’est donc la circulation de la culture qu’il faut aider. Dans les deux sens, dans tous les sens possibles. J’aime plaider pour les traductions, le voyage des livres, des œuvres, l’échange des langues et des récits. J’y vois une possibilité de sauver le monde par la traduction.
La littérature peut-elle sauver le monde ? Un livre peut-il faire vivre ? Je réponds souvent par oui : puisqu’on peut tuer au nom d’un livre, j’aime imaginer que l’on peut sauver par d'autres livres.
J’ai un rapport de foi vis-à-vis de la littérature. Lire m’a offert le monde, cette intimité universelle avec les époques et les géographies, alors que je vivais dans un village sans lien avec le reste du monde.
Lire c’est apaiser
Lire m’a fait voyager, partager mille vies et m’a mené à penser mes différences non comme des vérités mais comme des négociations heureuses et confiantes. Écrire est un exercice fabuleux de don de soi et d’affirmation de sa singularité. C’est le lieu de la parfaite identité ludique et généreuse. Il me reste peu de croyances avec l’âge et j’entretiens celle-ci, avec ferveur.
La littérature est le seul dialogue presque universel qui nous soit possible et qui a ce privilège unique de pouvoir assurer la conversation avec les étrangers, les lointains, les morts, ceux qui ne sont pas encore nés et ceux qui ne s’aiment pas. Lire, c’est apaiser et pas seulement voyager.
La littérature aide à convertir l’identité en solidarité et ouvre l’humain à son inquiétante condition. Nous y sommes égaux et communs, singuliers et distincts, et nous y occupons tour à tour le centre du monde, son nombril mouvant. C’est ce dialogue par les livres et l’œuvre que l’on doit poursuivre.
La littérature peut guérir du repli sur soi, sur les siens et offre le monde comme un spectacle pour tous. Elle m’a aidé à survivre et j’aime, parfois, partager ce conte de survie, le défendre et plaider un peu pour la possibilité d’écrire et de lire.
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On connaît tous cette question fréquente : « Quels livres emporteriez-vous sur une île déserte ? ». Chacun a sa liste. Mais si la question est toujours fascinante, ce n’est pas à cause du choix qu’elle impose, mais à cause de la métaphore qui s’y glisse : cette question démontre que la seule possibilité de guérir une île de son désert et de son enfermement, le seul contrepoids possible à la prison, ce sont justement les livres.
Plus on emporte de livres dans une île déserte, moins elle le sera. Et à la fin, elle devient un continent ou un monde.
- Kamel Daoud, 48 ans, est un écrivain et journaliste algérien. Auteur et intellectuel mondialement reconnu, il est l’auteur de Ô Pharaon (récit), La Préface du nègre (nouvelles), Meursault, contre-enquête (roman multi-primé, traduit dans plus de vingt langues), Mes Indépendances (chroniques), Zabor ou les psaumes (roman), Le Peintre dévorant la femme (essai). Ses prises de positions sur la religion, la langue arabe ou encore la sexualité dans le monde musulman ont souvent nourri de violentes polémiques. Un prédicateur salafiste algérien a même demandé aux autorités de le condamner à mort. Ce texte a été lu par l’écrivain lors d’une conférence donnée au Théâtre de Vidy à Lausanne, le lundi 12 novembre 2018.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Kamel Daoud, ici à Paris en 2017, est aussi chroniqueur pour Le Quotidien d’Oran, le New York Times et Le Point, entre autres (AFP).
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