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L’EI en Afghanistan : un révélateur de l’évolution du terrorisme et de l’islam politique

Dans la foulée de leur coup de force le 15 août, à savoir la prise de Kaboul, les talibans se sont heurtés à une violence qui leur échappe : celle de l’État islamique, une franchise transnationale qui bénéficie d’une assise territoriale locale
L’extrémisme de l’EI semble fortement contribuer à offrir à certains groupes, comme les talibans, une forme de « respectabilité » (AFP/Wakil Kohsar)
L’extrémisme de l’EI semble fortement contribuer à offrir à certains groupes, comme les talibans, une forme de « respectabilité » (AFP/Wakil Kohsar)

La lutte contre l’invasion du territoire afghan par l’Armée rouge à la fin de l’année 1979 aura constitué une sorte de matrice du « jihad » transnational contemporain.

Après son expression paroxystique en Syrie et en Irak, avec la montée en puissance de l’organisation État islamique (EI) et la création d’un « califat » improvisé (2014), nous retrouvons ce « jihad » en Afghanistan, mais avec une dimension essentiellement nationale et locale.

L’EI illustre bien les ambiguïtés de ce « jihad » armé. Il se nourrit à la fois des frustrations locales et nationales (suscitées, par exemple, par l’action et la structure des États syrien et irakien) et d’un réseau transnational (capacité de mobilisation à l’échelle du globe).

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Dans son expression, il s’appuie sur des modes transnationaux (attentats lointains soutenus et revendiqués), parfois parallèlement à des ambitions territoriales (comme on l’a vu avec le territoire éphémère du « califat »).

Après la proclamation du « califat » en 2014, des talibans afghans et pakistanais ayant tourné le dos aux talibans « officiels » – jugés conciliants – ont décidé de se mettre sous la bannière de l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi. « L’État islamique au Khorassan » (en référence à la partie orientale de l’empire sassanide) est ainsi né au début de l’année 2015. Parmi leurs cibles, les Américains et l’ancien pouvoir afghan, certes, mais aussi les talibans.

Comme en Syrie et en Irak, l’EI réussit à s’implanter territorialement en Afghanistan (notamment dans les provinces du Nangarhar et du Kunar, près de la frontière avec le Pakistan). Mais comme en Syrie et en Irak, cette implantation territoriale fera chou blanc.

Replié en milieu urbain

En Syrie et en Irak, l’émergence de l’EI comme menace terroriste universelle et son existence territoriale l’ont rendu vulnérable. Des acteurs – étatiques ou adossés à des puissances étatiques (de la coalition menée par Washington à celle menée par Moscou) – ont fini par éliminer le groupe territorialement.

Comme le rappelle Wassim Nasr, journaliste et analyse spécialiste de ces mouvements, l’EI a aussi été défait territorialement en Afghanistan grâce aux actions « parallèles et non conjointes » des Américains, de l’ancien pouvoir afghan et des talibans.

Privé de territoire, l’EI s’est replié en milieu urbain. En Syrie, en Irak, comme en Afghanistan, nous passons ainsi d’un contrôle territorial à la reformation de réseaux terroristes plus classiques dont l’attentat est le principal signe distinctif. C’est ainsi qu’il est en partie possible d’expliquer l’attentat du 26 août aux abords de l’aéroport de Kaboul.

Des Afghans chargent dans une voiture le cercueil d’une victime de l’attentat du 26 août, qui a tué des dizaines de personnes, dont 13 soldats américains, à Kaboul (AFP/Amir Qureshi)
Des Afghans chargent dans une voiture le cercueil d’une victime de l’attentat du 26 août, qui a tué des dizaines de personnes, dont treize soldats américains, à Kaboul (AFP/Amir Qureshi)

Ce n’est pas le pouvoir taliban qui est menacé à Kaboul, mais la capacité des talibans à assurer un semblant de stabilité et de sécurité. Car si les talibans peuvent – dans un effort communicationnel – tenter de rassurer une partie de la population afghane et des puissances extérieures sur leurs intentions (notamment s’agissant de l’amnistie), l’EI est susceptible de les discréditer sur le plan sécuritaire.

Cet attentat révèle aussi l’échec de l’intervention américaine en Afghanistan. Non seulement le retour des talibans à Kaboul vingt ans après l’intervention qui a succédé aux attentats du 11 septembre 2001 s’apparente à un camouflet, mais le retrait bousculé par un tel attentat accentue l’impression de triste pantalonnade.

Rappelons, au passage, que la franchise « EI » est une émanation d’« al-Qaïda en Irak », elle-même difficilement imaginable sans l’invasion américaine en Irak en 2003.

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Ironiquement, Moscou – qui était la cible du « jihad » transnational en Afghanistan dans les années 1980 – semble échapper en Syrie au bourbier subi par l’Armée rouge puis par l’Alliance atlantique en Afghanistan.

Il est néanmoins encore trop tôt pour établir un bilan définitif de l’action russe en Syrie : si la Russie a largement permis une victoire du camp « loyaliste », celui-ci n’est pas à l’abri d’attentats de l’EI ou d’autres groupes terroristes nourris par une frustration politique susceptible de perdurer.

Le parallèle entre la Syrie et l’Afghanistan est tentant. Mais une différence majeure mérite d’être ici soulevée : là où l’EI en Syrie a attiré des combattants du monde entier (y compris d’Europe et d’Amérique), l’EI en Afghanistan mobilise essentiellement des locaux (d’anciens talibans) et on imagine mal un nouveau « jihad » transnational se mettre en place contre le pouvoir taliban à Kaboul.

Une forme de « respectabilité »

Enfin, l’action de l’EI en Afghanistan apporte une nouvelle illustration d’un phénomène déjà perceptible en Syrie : l’élargissement, comme par magie, du cercle de la « modération ».

L’extrémisme de l’EI semble fortement contribuer à offrir à certains groupes « jihadistes » ou anciennement considérés comme terroristes une forme de « respectabilité ». La Russie elle-même, adversaire par excellence de l’islam politique transnational, a octroyé en Syrie le statut de « modérés » à des groupes islamistes armés défaits dans le cadre de la reconquête « loyaliste ». D’ailleurs, au nom d’une forme de réalisme, en Afghanistan, Moscou n’a pas hésité à dialoguer avec les talibans.

En Syrie, la question se pose aujourd’hui à Idleb avec le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS) qui tente de se « respectabiliser » sur la scène internationale. Il est toutefois difficile d’imaginer la Russie et ses partenaires locaux s’accommoder indéfiniment du maintien d’une poche « jihadiste » au nord-ouest de la Syrie.

Deux limites à ce triomphe apparent : les armées nationales ont dû s’appuyer sur des acteurs non étatiques (mercenaires et milices) ; la stabilité est loin d’être assurée et la menace terroriste est permanente

À l’échelle moyen-orientale, notamment avec la victoire « loyaliste » en Syrie, nous assistons depuis quelques années au triomphe des acteurs étatiques.

Menacés un temps (surtout en Syrie et en Irak) par des groupes islamistes armés, ils ont été largement renforcés par l’action militaire russe en Syrie. De même, la convergence russo-turque en Syrie aura contribué à affaiblir un autre acteur non étatique : les combattants kurdes dont l’autonomie vis-à-vis de Damas n’est permise aujourd’hui que par le maintien d’une présence résiduelle américaine.

Deux limites à ce triomphe apparent : les armées nationales ont dû s’appuyer sur des acteurs non étatiques (mercenaires et milices) ; la stabilité est loin d’être assurée et la menace terroriste est permanente.

L’évolution de la politique étrangère turque ces dernières années (convergence russo-turque), voire ces derniers mois (réchauffement des relations avec l’ennemi émirati), révèle une tendance – dont il faudra apprécier la pérennité dans les prochaines années – qui semble profiter au « réalisme » étatique (au détriment des acteurs non étatiques) : à l’image de Moscou, Ankara entend consolider ses relations bilatérales avec les pouvoirs en place, y compris ses adversaires d’hier.

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En d’autres termes, après avoir activement soutenu le réseau des Frères musulmans, perçu comme vecteur d’influence, la Turquie multiplie les signaux d’apaisement à l’égard de ses bourreaux (Riyad, Abou Dabi, Le Caire).

Mais ce « réalisme » turc s’étend aussi à des pouvoirs islamistes, comme on le voit aujourd’hui avec le pouvoir taliban en Afghanistan. Les pourparlers entre la Turquie et les talibans se concentrent actuellement sur la gestion et la sécurité de l’aéroport de Kaboul.

En définitive, la permanence de la menace terroriste représentée par l’EI ne peut être perçue uniquement comme une source d’instabilité. Paradoxalement, et au grand dam des groupes d’opposition dans leur diversité, il est possible qu’elle renforce les pouvoirs en place (y compris le pouvoir taliban) et la coopération interétatique au nom de la sacro-sainte stabilité.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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