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Émissaire de l’ONU en Libye : à travers le blocage de Lamamra, c’est l’Algérie qui est ciblée

L’ex-chef de la diplomatie algérienne aurait pu remettre en cause les desseins des Émiratis, des pays du Golfe en général ainsi que du Maroc et de l’Égypte, pour le seul intérêt de la Libye
Le Maroc, l’Égypte et les Émirats arabes unis ne s’opposent pas simplement à l’homme qu’il est, mais plus à son pays, l’Algérie (AFP)

Suite à la démission de l’ancien envoyé spécial des Nations unies pour la Libye, Ghassan Salamé, l’Algérien Ramtane Lamamra était donné favori pour lui succéder. C’était sans compter l’intense lobbying de plusieurs États au sein même du Conseil de sécurité des Nations unies, qui ont fini par convaincre les États-Unis de s’opposer à sa nomination.

Pourtant, Ramtane Lamamra était – et demeure – le candidat idoine pour cette mission diplomatique ô combien périlleuse. 

L’ancien ministre algérien des Affaires étrangères et ancien Commissaire au département paix et sécurité de l’Union africaine (UA) est un diplomate chevronné. Le quotidien français Le Monde le qualifiait même récemment de « Rolls Royce » de la diplomatie algérienne, elle-même riche et crédible de décennies d’expériences.

Le Sahel a été historiquement le théâtre de multiples flux religieux, démographiques, militaires et financiers

Aussi, au-delà de la personnalité et du CV de Ramtane Lamamra, le Maroc, l’Égypte et les Émirats arabes unis – qui sont les premiers responsables de cette obstruction – ne s’opposent pas simplement à l’homme qu’il est, mais plus à son pays, l’Algérie, État pivot de la région chevauchant le Maghreb et le Sahel.

Cette politique empreinte d’animosité trouve ses origines dans la chute de Mouammar Kadhafi en 2011 et est étroitement liée à la crise sahélo-malienne.  

Le Sahel a été historiquement le théâtre de multiples flux religieux, démographiques, militaires et financiers.

La plupart des États du Sahel ont non seulement été colonisés par la France, mais même après leur indépendance respective, leur politique demeure profondément influencée, contrôlée, voire dictée par le Quai d’Orsay. 

Depuis des décennies, cette région est indéniablement le champ de batailles de différents acteurs régionaux et internationaux qui, sans forcément avoir des intérêts communs, ont néanmoins une stratégie convergente. 

À cet égard, le père Charles de Foucauld, qui était plus qu’un homme d’église, avait dès 1910 compris et informé le gouvernement français de la localisation géostratégique du Sahel, conseillant les militaires de son pays d’opposer les Touaregs (blancs), plus assimilables aux valeurs et à la civilisation occidentales, aux noirs (de Bamako) afin de permettre à la France de contrôler le Sahel.

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En vue de contrecarrer cette influence française, la Libye de Kadhafi était donc très impliquée dans ses relations avec ses voisins sahéliens.

Aussi, en analysant de plus près une carte de l’Afrique et de la région de la CEN-SAD (communauté des États sahélo-sahariens), est-il possible d’avoir une perspective différente de ce qui se trame non seulement en Libye mais, plus encore, à travers cette vaste région du Sahel qui s’étend de l’océan Atlantique à Djibouti et à la mer Rouge.

Plus encore, une analyse claire nécessite d’avoir une vision de long terme tenant compte de l’histoire complexe de la région. À travers ce prisme régional, il devient plus clair de comprendre que la crise et les enjeux en Libye ne peuvent être dissociés de ce qui se passe au Mali et, plus largement, au Sahel. 

Cela nécessite donc d’élargir le champ d’analyse et d’adopter une approche globale et holistique afin d’avoir une meilleure compréhension des enjeux en Libye et, plus largement, au sein de la région maghrébo-sahélienne.

Le rôle marocain

Kadhafi était une réelle épine dans le pied de la France – et l’ouest en général – vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines. En versant ses pétrodollars au sein de la CEN-SAD, qu’il avait créée en 1981, l’ancien leader libyen avait essayé de diminuer l’influence de Paris sur ces États. 

Cependant, depuis sa chute, la CEN-SAD se retrouve orpheline de l’apport financier libyen, elle-même au bord de l’effondrement. 

À ce sujet, il est important de rappeler que si les problèmes socio-politico-économiques au Mali couvaient depuis l’indépendance du pays en 1960, la chute de Kadhafi n’a fait qu’accélérer et approfondir la crise nationale malienne. 

Si les problèmes socio-politico-économiques au Mali couvaient depuis l’indépendance du pays en 1960, la chute de Kadhafi n’a fait qu’accélérer et approfondir la crise

Des milliers de Maliens qui travaillaient en Libye, faisant ainsi vivre leurs familles restées au pays, se sont retrouvés du jour au lendemain sans aucun moyen financier. Pareillement, l’État malien, ainsi que ses voisins sahéliens, s’est retrouvé privé de l’aide financière précieuse de Tripoli.

Ce faisant, le Maroc a très tôt entrepris de tenter de prendre la direction de cette même CEN-SAD. Déjà en 2012, une réunion des ministres des Affaires étrangères de ce groupe des États sahéliens avait eu lieu à Rabat. 

Ce fut l’occasion pour le royaume chérifien de réitérer son ambition de piloter la CEN-SAD, qui pourrait éventuellement lui procurer un plus grand support dans son ambition de prendre le leadership de l’Afrique du Nord. 

Depuis, le Maroc tente par tous les moyens d’être un interlocuteur incontournable dans la crise libyenne, comme lors des accords de Skhirat en décembre 2015. 

Avec le Maroc, allié par excellence de la France dans la région, à la tête de la CEN-SAD, ainsi qu’une Libye amie, Paris n’aurait plus rien à craindre pour son influence exercée sur le groupe sahélien. 

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Toutefois, cette stratégie nécessite aussi un apport financier conséquent que seules les monarchies du Golfe peuvent se permettre actuellement. 

C’est donc à travers ce paradigme que l’on se doit aussi d’analyser la crise libyenne et le conflit armé qui oppose les forces loyales au gouvernement d’« union nationale » (GNA) de Fayez al-Sarraj, reconnu par la communauté internationale, appuyé dorénavant par les Turcs et les unités assaillantes du maréchal dissident Khalifa Haftar épaulées par les Émirats arabes unis, l’Égypte, la Jordanie et l’Arabie saoudite.

En aidant le maréchal Haftar, ces monarchies du Golfe entendent bien marquer de leur empreinte religieuse d’obédience wahhabite la Libye, et éventuellement, toute la région. Et c’est cette même ambition religieuse qui les pousse à investir dans le Sahel. 

En augmentant leur présence dans la région, ces pays du Golfe, gouvernés par des musulmans sunnites, tendance wahhabite, espèrent contrecarrer l’influence grandissante de l’Iran en Afrique. 

Une telle stratégie iranienne est donc un danger pour les pays du Golfe où vit une minorité chiite – et même une majorité dans le cas de Bahreïn – qui pourrait un jour se retourner contre leurs dirigeants sunnites.

Bellicisme religieux wahhabite

En effet, l’Iran s’est depuis plusieurs années engagé dans une politique subtile afin de non seulement tisser des liens commerciaux avec les États de l’Afrique de l’Ouest tels que le Sénégal, mais a aussi l’ambition d’encourager l’islam chiite en Afrique. L’importante communauté libanaise en Afrique de l’Ouest pourrait servir de relais afin de prêcher la parole de Téhéran.

De plus, l’Iran demeure la bête noire par excellence des Occidentaux, États-Unis à leur tête. En plus des inquiétudes des États du Golfe, une présence chiite en Afrique francophone serait donc un réel défi stratégique, politique et économique pour les intérêts de pays tels que la France et, de manière générale, les Occidentaux.

Jacques Berque écrivait un jour que les puissants de ce monde ne laisseront jamais se développer à leur guise trois pays arabes : l’Irak, l’Égypte et l’Algérie

Aussi, ce qui pourrait se tramer aujourd’hui dans cette immense région sahélo-maghrébine est la création d’un axe politico-économique et stratégique hybride où différents intérêts nationaux se bousculent. Ce faisant, ce groupe pyromane et hétéroclite serait en mesure de renforcer sa position dans cet océan sahélien, au détriment de sa stabilité dans le long terme.

Dans cette configuration géopolitique, l’Algérie semble donc bien seule, malgré son statut de leader régional. Si l’Algérie, « État pivot » par excellence, demeure à ce jour un partenaire régional clé des puissances mondiales, ce pays n’en suscite pas moins rancœur et animosité de la part de certains États, limitrophes ou pas.

À ce sujet, le grand historien français Jacques Berque écrivait un jour que les puissants de ce monde ne laisseront jamais se développer à leur guise trois pays arabes : l’Irak, l’Égypte et l’Algérie. De par leur idéologies politiques, leurs histoires, leurs populations instruites et leurs potentiels économiques, ces trois États doivent demeurer sous un étroit contrôle. 

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Depuis la chute de Saddam Hussein, l’Irak est en lambeaux. L’Égypte est, quant à elle, plongée dans un état de déliquescence avancé.

Les dangers extérieurs qui guettent l’Algérie sont réels et les chaos malien et libyen sont là pour rappeler que ce pays est situé dans une région géostratégique profondément et durablement instable, ce dont les puissances mondiales, aidées en cela par plusieurs pays du Golfe, entendent bien bénéficier. 

Et il est incontestable que cette vaste région maghrébo-sahélienne dont l’Algérie demeure l’épicentre géostratégique est aujourd’hui une zone géographique extrêmement sensible où une grande partie du futur du monde pourrait être décidée.

Et c’est aussi pour cela qu’un diplomate aussi chevronné et professionnel que Lamamra aurait pu remettre en cause les desseins des Émiratis, des pays du Golfe en général ainsi que du Maroc et de l’Égypte, pour le seul intérêt de la Libye et sa population ainsi que pour la région dans sa globalité.

La Libye aux oubliettes

Le nom de l’actuel ministre mauritanien des Affaires étrangères, Ismail Ould Cheikh Ahmed, circule dorénavant comme possible choix d’António Guterres pour succéder à Ghassan Salamé.

Cheikh Ahmed a à son actif une riche carrière passée essentiellement dans les arcanes de la diplomatie de son pays et différents organes des Nations unies. Cela suffira-t-il pour faire l’unanimité au sein du Conseil de sécurité et, plus encore, ramener paix et stabilité aux Libyens ? Rien n’est moins sûr.

Dans l’intervalle, ces monarchies du Golfe continuent, avec l’aide et la complicité de leurs alliés et complices, d’étaler leur haine et leur obscurantisme religieux, semant ainsi le chaos là où bon leur semble, comme aujourd’hui en Libye et lentement à travers les pays de la bande sahélo-saharienne. 

Il est légitime de s’interroger sur le poids réel de l’Union africaine – dont font partie le Maroc et l’Égypte – sur ce dossier libyen

Tels ces nouveaux riches qui étalent des richesses qui ne peuvent toutefois cacher leur absence de bon goût, de savoir-vivre ou encore de culture, ces États voyous habités de projets belliqueux utilisent leurs mannes financières obtenues sans aucun effort grâce au gaz et pétrole extraits de leurs sous-sols à l’aide du savoir-faire et des moyens techniques et technologiques occidentaux. 

Il est donc légitime de s’interroger sur le poids réel de l’Union africaine – dont font partie le Maroc et l’Égypte – sur ce dossier libyen, dont la voix semble moins résonner auprès des Nations unies que celle d’un micro-État tel que les Émirats arabes unis.

Aussi, le premier choix torpillé de Guterres de confier cette périlleuse mission de rétablir la paix et l’unité en Libye à Ramtane Lamamra démontre que le devenir de ce grand pays africain n’est guère une priorité pour ces États incendiaires, pour qui les propres intérêts géostratégiques et idéologies priment sur tout un pays, un peuple, une région.

Un paramètre essentiel que le prochain envoyé spécial pour la Libye se devra de ne point ignorer. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abdelkader Abderrahmane est chercheur en géopolitique et consultant international sur les questions de paix et de sécurité en Afrique
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