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Algériens et monarchie saoudienne : les raisons de l’inimitié

La visite officielle du prince héritier saoudien en Algérie, effectuée dans le cadre « des relations fraternelles et étroites entre les deux pays », passe mal auprès de la société civile algérienne, qui se souvient notamment du rôle de Riyad durant la décennie noire

Intervenant dans le cadre de sa première tournée à l’étranger depuis l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, perpétré le 2 octobre dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, la visite de Mohamed ben Salmane, dont la position à l’international est de plus en plus contestée, suscite de larges critiques et réprobations en Algérie, notamment sur les réseaux sociaux.

En effet, pour une large partie de l’opinion publique algérienne, le prince héritier saoudien est sans doute l’un des commanditaires, si ce n’est le commanditaire, de l’assassinat du journaliste dissident.

Toutefois, force est de constater que la polémique déclenchée par cette visite n’est qu’une nouvelle manifestation de l’hostilité – toujours croissante – des Algérien(ne)s à l’égard de la monarchie saoudienne. Cette hostilité est d’autant plus manifeste que le fossé est de plus en plus grand entre l’opinion publique et la position officielle des autorités algériennes.

On se souvient notamment de l’épisode de la banderole déployée par des supporteurs du club d’Ain M’lila (à 400 km au sud-est d’Alger) lors d’un match du championnat algérien de deuxième division, le 15 décembre 2017, affichant un portrait mêlant les visages du roi Salmane et du président américain Donald Trump, au côté de l’image de la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, avec le slogan : « les deux faces d’une même pièce ».

Alger avait dû s’excuser auprès de Riyad pour cette banderole déployée le 15 décembre 2017 lors d’un match du championnat algérien de deuxième division (Facebook)

Cette banderole, quoique affichée lors d’un match de football de second plan, n’avait pas manqué de déclencher une vive réaction chez les autorités saoudiennes, poussant Alger à réagir afin de contenir l’incident.

Pétrole et salafisme

C’est que le passif diplomatique entre Alger et Riyad est compliqué et beaucoup d’Algériens ont toujours en mémoire les fatwas appelant au djihad en Algérie émises à partir de l’Arabie saoudite pendant la « décennie noire », la guerre civile algérienne. Durant les années 1990, la monarchie saoudienne fournissait ouvertement de l’aide au Front islamique du salut (FIS) et recevait ses dirigeants dans son ambassade à Alger.

Beaucoup d’Algériens ont toujours en mémoire les fatwas appelant au djihad en Algérie émises à partir de l’Arabie saoudite pendant la guerre civile algérienne

Plus récemment, au début de l’année 2018, la presse algérienne a fait état d’un courrier, émanant de l’Arabie saoudite, désignant des activistes salafistes algériens élus à partir de Riyad comme chefs de cette mouvance en Algérie. Cette information venait apporter la preuve, s’il en était besoin, de l’implication directe du royaume wahhabite dans la propagation de la pensée salafiste en Algérie.

L’affaire a été perçue comme une ingérence inacceptable d’un pays tiers dans les affaires intérieures de l’Algérie, avec une intention manifeste de nuire à la cohésion nationale et de porter atteinte à la sécurité du pays tant certains prêches salafistes prônent explicitement le djihad en Algérie.

Un membre des forces de sécurité algériennes arrête deux sympathisants du FIS dans le quartier de Bab El Oued à Alger le 31 janvier 1992 (AFP)

Par ailleurs, pendant longtemps – et cela remonte aux années 1970 –, les différends entre Alger et Riyad se sont cristallisés autour des positions prises à l’OPEP.

Au sein de cette organisation, l’Arabie saoudite a toujours été apparentée, chez les Algériens, au rôle de noyeur du marché. Cela ne s’est pas démenti, très récemment, quand le président américain a remercié Riyad pour la baisse du prix du pétrole. « Les prix du pétrole baissent. Génial ! », s’est félicité Donald Trump sur Twitter. « 54 dollars, c’était 82 dollars avant. Merci à l’Arabie saoudite, mais allons encore plus bas ! », a-t-il poursuivi.  

Condamnations

Dans une déclaration commune, dix-sept intellectuels, universitaires et journalistes algériens ont dénoncé la visite du prince saoudien. Le texte est signé, entre autres, par Rachid Boudjedra, Kamel Daoud, Nacer Djabi, Mohamed Sari, Hmida Layachi, Mustapha Benfodil et Mohamed Zaoui.

Tout en condamnant « un crime abominable contre la personne du journaliste Jamal Khashoggi », les signataires se présentent en leur « qualité de citoyens et d’intellectuels d’un pays qui a été à la pointe de la lutte contre toutes les formes d’oppression, d’injustice et d’obscurantisme […] pour dire non à cette visite inopportune et injustifiée du point de vue tant politique qu’éthique ».

Ils s’interrogent ainsi sur le risque « d’accorder une prime d’encouragement à la politique rétrograde de cette monarchie, exportatrice non seulement du pétrole, mais aussi de l’intégrisme wahhabite qui se dégrade rapidement en intégrisme violent […] ».

Les partis de l’opposition ne sont pas en reste. La porte-parole du Parti des travailleurs (PT), Louisa Hanoun, a qualifié la visite de Mohammed ben Salmane de « mauvaise blague » et de « grosse provocation ».

« En plus de l’affaire du journaliste Khashoggi, […] ce régime obscurantiste et assassin nous a asséné un coup en cassant le consensus au sein de l’OPEP sur la baisse de la production de pétrole pour plaire à Trump », a-t-elle ajouté.

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De son côté, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) s’est interrogé sur l’empressement d’Alger à « dérouler le tapis rouge » au prince héritier saoudien alors que pèsent sur lui des présomptions de culpabilité dans l’assassinat du journaliste Jamal Kashoggi.

Par ailleurs, Abderrazak Mokri, président du Mouvement de la société pour la paix (MSP), proche de la mouvance des Frères musulmans, s’est prononcé contre la venue du prince héritier saoudien. Évoquant « la mort d’enfants et de civils au Yémen », Mokri a déclaré : « En vérité, accueillir le prince héritier durant cette période n’est favorable ni à l’image de l’Algérie, ni à sa réputation ».

Des relations de plus en plus encombrantes

L’Arabie saoudite est aussi et surtout le chef de file et le principal pourvoyeur de fonds dans la guerre qui se déroule actuellement au Yémen.

S’étant longtemps déroulé en catimini, le conflit au Yémen est sorti de l’oubli suite à la publication par le journal américain The New York Times, le 27 octobre passé, de photos montrant notamment des enfants dont les corps décharnés ont ému le monde entier, devenant le symbole des souffrances de la population au Yémen, pays menacé par une crise humanitaire majeure après trois ans de conflit.

Amal Hussain, 7 ans, est devenue le symbole de la famine qui menace le Yémen après la publication de la photo de son corps frêle dans le New York Times. Elle est décédée peu après (Tyler Hicks pour le The New York Times)

Les images de ces civils yéménites broyés par une guerre menée à coups de milliards de dollars par le royaume wahhabite sont largement commentées sur les réseaux sociaux en Algérie, provoquant une onde de choc au sein de l’opinion publique. Cela n’aide certainement pas à l’amélioration de l’image du royaume, largement entamée en Algérie et sur la scène internationale d’une manière générale.

Ainsi, ce qui serait intéressant à suivre, c’est la manière dont les autorités algériennes continueront à entretenir des relations de plus en plus encombrantes avec la monarchie saoudienne, tout en s’accommodant d’une opinion publique locale de plus en plus hostile et qui n’hésite pas à l’afficher de manière à mettre ces mêmes autorités dans un embarras diplomatique.

Nourredine Bessadi est enseignant-chercheur à l’Université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, en Algérie. Il est en même temps traducteur et consultant indépendant. Il travaille sur les questions se rapportant au genre, aux politiques linguistiques, aux droits humains ainsi qu’à la gouvernance Internet. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @NourrBess.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, à gauche, et le Premier ministre algérien Ahmed Ouyahia à l’aéroport d’Alger dimanche (AFP).

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