Antiterrorisme : la banalité de la violence libérale
Rares sont les événements à propos desquels chacune et chacun se souvient avec précision de la manière dont elle ou il a appris la nouvelle. Le 11 septembre 2001 en fait sans conteste partie. Les images des tours en feu, filmées depuis quantité d’angles différents par des touristes présents sur les lieux, ont fait immédiatement le tour du monde. L’événement est inséparable de sa mise en image.
Ce jour-là, les pirates de l’air n’ont pas seulement fauché des milliers de vies à New York en détruisant les tours du World Trade Center et leurs occupants. Ils ont porté la mort dans « une zone de vie », censée être à l’abri des calamités qui sèment le chaos depuis le ciel. Cette attaque a intensifié un interventionnisme militaire occidental au bilan humain effroyable.
L’anti-terrorisme est plus destructeur que le mal qu’il prétend combattre. L’attention politique, médiatique et scientifique s’est pourtant concentrée quasi exclusivement sur le phénomène terroriste. En proposant une analyse rigoureuse des discours par lesquels s’énoncent les politiques anti-terroristes et la violence libérale en général, Ce que vaut une vie : théorie de la violence libérale, de Mathias Delori, prend le contre-pied de cette tendance. Une entreprise hardie tant le terrain est miné.
Manières libérales de tuer
L’antiterrorisme oppose un nous libéral à un autre terroriste érigé en ennemi de la démocratie. Que cette dernière idée soit fondée ou non, elle constitue un fait vrai dans la mesure où elle fait sens pour les acteurs et oriente leurs actions. Si elle n’est pas plus ou moins violente que d’autres traditions guerrières, la violence libérale présente selon l’auteur une singularité : « Elle se rend invisible ou presque, et ce même quand elle opère à ciel ouvert. »
La politique de torture et les bombardements sont soumis à des procédés de naturalisation, le principal étant l’idée selon laquelle « la manière de tuer compte plus que le volume réel de la violence ». Trois principes structurent la violence libérale : la non-intentionnalité de la mise à mort, la maîtrise de la force et l’inscription de cette violence dans le droit. « Le raisonnement du moindre mal constitue la clef de voute de la violence libérale. »
L’auteur rappelle que depuis 2001, le terrorisme a causé la mort d’environ 4 000 civils dans l’espace euro-atlantique (attentats du 11 septembre compris). Quelques semaines seulement après le début de l’invasion de l’Afghanistan, les pertes afghanes dépassaient les 4 000 victimes civiles.
La disproportion entre le mal et le remède jette une lumière crue sur l’apathie des sociétés européennes et nord-américaines au sujet de violences pourtant commises en leur nom. Un silence qui révèle l’ampleur des procédés de désensibilisation à l’œuvre en Occident.
Novlangue antiterroriste
L’euphémisation est consubstantielle à la violence libérale. Celle-ci s’énonce à travers un lexique militaire, « techno-stratégique », qui vise à en minorer les destructions et souffrances. On parle le plus souvent d’« interrogatoires renforcés » pour évoquer la torture, et de « frappes chirurgicales » pour les bombardements aériens. Il est aussi question de « neutraliser » des ennemis, « sécuriser » une zone, « traiter » des cibles…
La disproportion entre le mal et le remède jette une lumière crue sur l’apathie des sociétés européennes et nord-américaines au sujet de violences pourtant commises en leur nom. Un silence qui révèle l’ampleur des procédés de désensibilisation à l’œuvre en Occident
Les opérations militaires européennes et nord-américaines ne tueraient que des « terroristes » et ne feraient que des « dommages collatéraux », deux mots qui contribuent selon Mathias Delori à « effacer le visage des personnes qu’ils désignent ». Ces énoncés, précise l’auteur, ne tiennent que parce certaines personnes sont privées de parole, constituées en objet de discours et « maintenues en dehors des cadres de guerre contre-terroristes ».
« La thèse défendue dans le livre est que les guerriers européens et nord-américains du contre-terrorisme défendent une société imaginaire transnationale incluant les personnes qui vivent de manière conforme au canon libéral de la "vie bonne" et exclut, d’un même geste, toutes les autres. »
La dialectique bombardements-attentats
Une étude basée sur plus de 12 000 attaques terroristes depuis les années 1960 a établi que les pays qui interviennent militairement à l’étranger au cours d’une année donnée sont 55 fois plus touchés par des attentats que les pays qui ne le font pas. Les interventions militaires précèdent souvent les attentats. Ces derniers sont pourtant présentés comme la violence « primaire » qui appellerait une contre-violence nécessaire.
L’existence de cette covariation n’implique pas nécessairement celle d’une causalité. Selon l’auteur, terrorisme et contre-terrorisme participent d’un « même mouvement historique et/ou se répondent mutuellement ». Ils dessinent ce que l’anthropologue Talal Asad nomme, dans son étude sur les attentats suicides, un « territoire de la violence ».
La France a rejoint la coalition militaire (menée par les États-Unis) contre le groupe État islamique en septembre 2014, soit quelques mois avant d’être touchée sur son sol par des attentats. Les interventions militaires, le soutien à certaines dictatures et les contrats de ventes d’armes composent ce territoire de la violence, rendu invisible par la focalisation exclusive sur la violence terroriste.
Changer de perspective
Mathias Delori relève lui-même : « Du point de vue des victimes, la manière avec laquelle une action guerrière est menée n’a pas d’importance. » Nous souscrivons totalement à ce propos. Mais alors, quel est l’intérêt pour l’auteur d’éplucher par le menu les documents officiels qui ont justifié la torture et les bombardements, d’examiner toutes les nuances du régime de justification des guerriers de l’antiterrorisme ?
Les interventions militaires, le soutien à certaines dictatures et les contrats de ventes d’armes composent ce territoire de la violence, rendu invisible par la focalisation exclusive sur la violence terroriste
La parole de ces guerriers occupe une place démesurée dans le livre et devient étouffante. Le livre se perd et finit par perdre lectrices et lecteurs dans une certaine forme d’exhaustivité, qui fait disparaître les enjeux politiques et éthiques de la guerre en cours contre le terrorisme. Si la perspective critique de l’auteur est indiscutable, revenir sur l’ensemble des arguments avancés par les acteurs de l’antiterrorisme, en particulier ceux émanant des institutions étatsuniennes, est une entreprise vaine sur le plan politique.
Elle a pour effet paradoxal de reléguer la parole des victimes de l’antiterrorisme à l’arrière-plan. Les quelques récits d’Afghans ou d’Irakiens n’ont qu’une valeur ornementale dans le livre. Pour éviter de tomber dans le manichéisme de certains énoncés anti-impérialistes, l’auteur insiste sur un point : « Les libéraux savent qu’ils font du mal quand ils ont recours à la violence. » Mais quelle importance cela a-t-il du point de vue des victimes ?
Une « déshumanisation » est toujours totale
Le livre contient des extraits d’entretiens menés par l’auteur avec des pilotes français de chasseurs bombardiers qui ont mené des opérations au Mali, en Afghanistan et en Libye. Il en ressort que ces militaires accordent une importance à toutes les vies, certaines (les « vies bonnes ») ayant simplement la primauté sur d’autres. Mathias Delori en conclut que les déshumanisations libérales ne sont jamais totales et souvent partielles. Que le racisme peut dessiner des nuances de gris.
Ce concept de « déshumanisation partielle » est problématique car il n’existe tout bonnement pas de degré de déshumanisation. À partir du moment où existe du racisme, c’est-à-dire des régimes différenciés d’humanité, prévenait l’essayiste anticolonialiste Frantz Fanon, les camps, la torture et quantité de choses encore existent à l’horizon. L’humanité d’un individu est totale et ne peut souffrir d’aucune coupe. Il n’existe pas de degré de déshumanisation.
Délaissant l’approche empirique pour une logique normative, l’auteur invite en conclusion de son ouvrage à développer des approches qui cassent les procédés d’euphémisation de la violence libérale. Elles consistent à rendre visible cette violence, à compter les morts et à privilégier les resignifications poétiques. Des propositions qui paraissent dérisoires compte tenu des moyens alloués à la guerre contre le terrorisme et des innombrables destructions dont cette guerre s’accompagne.
« Toutes les nations occidentales sont prisonnières d’un mensonge, celui de leur prétendu humanisme », affirmait l’écrivain James Baldwin. C’est ce mensonge que se propose de disséquer Mathias Delori. S’il souffre de quelques faiblesses, son livre constitue néanmoins une invitation bienvenue à amplifier la contestation contre une violence libérale effroyablement destructrice.
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