Barbie : pourquoi le film de Greta Gerwig provoque la colère du monde arabe
Voici une petite rétrospective de mon histoire avec Barbie. J’ai grandi à la fin des années 1980 avec une grande sœur et plusieurs cousines qui ne partageaient pas ma passion éphémère pour les super-héros.
Les États-Unis étaient la force culturelle dominante dans nos vies et il n’était donc pas surprenant que Barbie soit omniprésente dans notre enfance.
À 5 ans, timide et solitaire, il m’était plus facile de rejoindre un clan de filles que de nouer des liens d’amitié avec d’autres garçons. Il n’y avait pas de figurines, de voitures ou de fausses armes à feu dans notre monde. Le seul jouet masculin que j’ai trouvé dans ce monde était Ken.
Soucieux de rester dans le moule, j’ai fait le meilleur usage possible du jouet le moins cool que l’on puisse imaginer, en le plongeant dans des histoires d’amour imaginaires non réciproques, où j’en faisais un héros hétérosexuel brisé mais noble qui trouvait l’amour auprès de la brune Kira, que je trouvais plus attirante que Barbie, qui, soit dit en passant, avait rejeté Ken.
Les scénarios que j’imaginais pour Ken étaient influencés par des films égyptiensclassiques dont la politique subversive en matière de genre avait échappé à mon jeune esprit.
Jouer avec ces poupées a été mon premier moyen de raconter des histoires : un moyen par lequel l’enfant que j’étais pouvait activement transmettre une partie de son identité à un autre objet et reproduire des aspects primitifs de sa personnalité dont il n’était pas conscient à l’époque.
Je n’ai jamais demandé à mes sœurs ce que Barbie représentait pour elles, mais de mon point de vue, elle avait une signification différente pour chacune.
Cette poupée a toujours été une manifestation du capitalisme et de l’hégémonie de la culture américaine, mais ce qui m’a le plus intrigué est la part d’imaginaire – un élément qui est resté en moi alors que je me trouvais rapidement entraîné dans l’orbite violente du machisme légitime qui informait la culture de l’école catholique irlandaise pour garçons dans laquelle j’ai été éduqué.
Ce que la débâcle de Barbie a révélé, c’est qu’en dépit d’améliorations considérables de la condition des femmes dans le monde arabe, le patriarcat règne toujours d’une main de fer
Ces souvenirs d’enfance me sont revenus dans le chahut entourant la sortie arabe de Barbie de Greta Gerwig, le film le plus rentable de l’année, qui a enchanté les spectateurs du monde entier et irrité de nombreux hommes – blancs, asiatiques et, comme on pouvait s’y attendre, arabes.
J’ai vu le film dès sa première semaine de sortie à Berlin et, naïvement, je ne pensais pas qu’il serait censuré dans ma région d’origine. Après tout, il s’agit d’un film classé PG-13, approuvé par la société de jouets Mattel dont il est issu, et qui a également été critiqué par certains dans les milieux queer pour son « excès d’hétéronormativité ».
Le discours féministe au cœur du film n’est pas novateur ; sa critique du patriarcat est enrobée d’un gros coussin rose qui éloigne l’histoire de la réalité.
Et Hollywood n’a pas été avare de ce que certains experts médiatiques de droite qualifient de « films féministes agressifs » au cours des trois dernières décennies, notamment Thelma et Louise (1991), Promising Young Woman (2020) ou encore Don’t Worry Darling (2022) l’an dernier.
Le cinéma arabe grand public ne manque pas non plus d’œuvres qui affichent un féminisme sans complexe, qu’il s’agisse des sagas de vengeance avec Nadia El Gendy dans les années 1980 en Égypte, des drames sensibles de Moufida Tlatli en Tunisie ou des comédies douces-amères de Nadine Labaki au Liban.
Un reflux conservateur
Mais aucun de ces films n’a connu la vague médiatique sur laquelle Barbie a surfé, pas plus qu’ils ne s’adressaient à un public élargi composé d’enfants et de familles. Et si ces films condamnaient fermement le patriarcat, peu d’entre eux étaient aussi désobligeants et dépréciatifs à l’égard des hommes que Barbie.
Pour les responsables politiques arabes et les détracteurs de sexe masculin, cela allait trop loin et représentait une menace directe pour leur existence fondamentale ainsi qu’une atteinte à leur ego fragile.
Ce que la débâcle de Barbie a révélé, c’est qu’en dépit d’améliorations considérables de la condition des femmes dans le monde arabe, le patriarcat règne toujours d’une main de fer. Et tandis que la culture américaine continue de s’emparer des cœurs et des esprits arabes, un violent reflux conservateur contre l’éthique progressiste d’artistes comme Greta Gerwig prend de l’ampleur de jour en jour.
Tout le monde connaît désormais l’histoire de Barbie. Margot Robbie incarne la poupée éponyme, une habitante initialement indiscernable de Barbieland, un monde imaginaire entièrement peuplé de Barbie et de Ken sans organes génitaux de toutes les couleurs et de toutes les ethnies.
Barbieland est un étrange monde fantastique où les femmes semblent avoir tout accompli dans la vie et contrôler entièrement leur destin. Les Ken sont présentés comme de simples suiveurs, des accessoires destinés à dynamiser ce territoire féminin par ailleurs excessivement joyeux.
L’harmonie monotone de Barbieland est perturbée lorsque Barbie est soudainement prise de pensées existentielles sur la mort – un mal humain qui lui fait perdre ses attributs de poupée du jour au lendemain. Déterminée à retrouver son statut de figurine comme les autres, Barbie est chargée de se rendre dans le monde réel et de retrouver sa propriétaire, qui lui a transmis ce mal-être spirituel.
Arrivée dans le sud de la Californie – un endroit dont l’artificialité n’a rien à envier à Barbieland –, Barbie prend conscience que le monde réel n’est ni aussi féministe ni aussi juste qu’elle l’a longtemps cru.
Pour ne rien arranger, le très collant Ken (Ryan Gosling) découvre le patriarcat et le ramène à Barbieland, renversant la dynamique du pouvoir et la transformant en un lieu qui ressemble davantage au monde réel qu’à l’ancien cosmos gouverné par les Barbie.
Des interdictions régionales
La nature largement asexuée de Barbie dispense Greta Gerwig et les producteurs de Warner Brothers de présenter des personnages explicitement queer – une partie intégrante des récentes satires hollywoodiennes qui aurait néanmoins pu limiter la portée commerciale du film au niveau mondial. Cela n’a toutefois pas empêché des experts médiatiques arabes de trouver des raisons d’attaquer le film.
Tout a commencé au Koweït – un pays avec une longue histoire de censure –, qui a interdit le film en l’accusant de défendre « des idées et des croyances qui sont étrangères à la société koweïtienne et à l’ordre public ».
Le Liban lui a emboîté le pas : selon le nouveau ministre de la Culture, Mohammad Mortada, le long métrage « encourage l’homosexualité et les transformations sexuelles » et « contredit les valeurs de la foi et de la morale » en rejetant l’importance de la cellule familiale.
Le film a également été interdit par Oman en raison de « scènes inappropriées pour les enfants », selon les informations relayées.
L’Algérie a interdit le film alors qu’il était déjà à l’affiche depuis plusieurs semaines. En Jordanie, le Front islamique d’action a condamné les autorités pour avoir autorisé la projection du film et a demandé son interdiction, citant « des scènes explicites qui défient la Constitution et contredisent les valeurs de la nation, l’identité arabe et les principes islamiques ». À Bahreïn, un autre parti politique, le Rassemblement de l’unité nationale, a également condamné le film, le décrivant comme « l’image la plus dangereuse produite par les forces occidentales destructrices ».
Un avocat égyptien a pour sa part demandé le retrait du film, le qualifiant d’« œuvre du diable » et lui reprochant de « véhiculer des idées étrangères à la société égyptienne ».
À l’instar du commentateur conservateur américain Ben Shapiro, de nombreux youtubeurs arabes de sexe masculin se sont attaqués au film.
« Diabolique », « catastrophique », « un exemple parfait de féminisme radical », a- t-on ainsi pu entendre. Un autre a rejeté la représentation du patriarcat en tant que réalité dominante dans la vie, insistant sur le fait que ce sont les qualifications d’une personne qui comptent sur le marché du travail mondial, et non son sexe.
Le discours des détracteurs qui se revendiquent de gauche ne s’est pas écarté de celui des conservateurs, se faisant l’écho des propos de Piers Morgan selon lesquels il serait « exécuté » s’il réalisait une « version masculine » du film et laissant entendre que celui-ci n’est rien d’autre qu’une œuvre de propagande féministe mesquine et simplifiée à l’extrême.
Barbie et l’homme arabe
Le dénominateur commun entre les factions conservatrices et les détracteurs « libéraux » est le rejet de toute représentation féminine qui ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du rôle de la femme dans la société.
Pour les conservateurs, la liberté des femmes est admissible tant qu’elle ne diminue pas la stature de l’homme et ne remet pas en cause les valeurs familiales religieuses.
Pour les libéraux autoproclamés, cette forme de « féminisme agressif », comme ils l’appellent, s’oppose à ce qu’ils considèrent comme l’idéal libéral de la féminité : la femme ouvertement sexualisée, serviable, qui accepte d’être réduite à l’état d’objet (ce qui, en soi, est apparemment un outil crucial pour lutter contre l’extrémisme religieux).
La réaction à l’égard de Barbie en dit plus sur les hommes arabes que le film lui-même. Barbie est après tout une comédie fantastique qui ne se prend pas trop au sérieux et ne prétend pas être un traité profond sur le féminisme.
Tout dans Barbie est délibérément exagéré : de la conception loufoque et de l’action frénétique qui évoquent les satires des années 1950 de Frank Tashlin aux costumes aux couleurs criardes, en passant par les extraits musicaux rappelant l’œuvre du grand réalisateur français Jacques Demy.
Les analogies avec la vie réelle ne manquent pas, notamment à travers un humour satirique mordant qui n’épargne rien, que ce soit l’abominable bro rock des années 1990 (l’utilisation de Push de Matchbox Twenty est à mourir de rire), l’obsession masculine pour Le Parrain, l’hypocrisie de la culture d’entreprise dominée par les hommes ou la monétisation de la diversité raciale.
La satire prend une forme allégorique absurde – peut-être la seule forme dont disposait Greta Gerwig pour concrétiser sa vision et proposer certaines de ses idées dans le cadre hollywoodien.
Se plaindre du caractère trop direct ou « illogique » du discours féministe du film paraît ainsi dénué de sens – cela revient à se plaindre que Star Wars n’est pas scientifique.
Les luttes de la masculinité
Barbie relève du b.a.-ba du féminisme et Greta Gerwig ne prétend pas être Simone de Beauvoir. Mais pour le grand public qui n’a droit qu’à des super-héros dépolitisés depuis des décennies, la franchise – et peut-être la simplicité – du féminisme de Barbie est une étape essentielle dans la reconquête de l’âme des blockbusters hollywoodiens.
Au-delà de l’état de décomposition et d’inanité pure et simple de l’intellectualisme arabe, l’aspect le plus décourageant du fiasco de Barbie est le refus des hommes arabes de voir la région telle qu’elle est réellement.
Malgré tout le tintamarre autour des valeurs traditionnelles et religieuses que l’Occident, incarné par Barbie, chercherait à démanteler, le fait est que les jeunes Arabes perdent de plus en plus leur foi dans la religion organisée.
Il s’agit d’une région où 37 % des femmes ont subi une forme de violence au cours de leur vie, où le taux de participation des femmes au marché du travail est le plus faible au monde [… ] et où la représentation des femmes dans les Parlements est inférieure à 20 %
La région est aujourd’hui divisée entre des États riches et autocratiques qui interdisent la liberté d’expression et le pluralisme, et des nations pauvres qui continuent d’abandonner leur population avec des politiques économiques imprudentes.
C’est une région que plus de la moitié de la jeune population aspire à quitter. Qu’est-ce qui est si efficace dans la région pour qu’il faille le protéger de la méchanceté d’une Greta Gerwig misandre ?
Il s’agit d’une région où 37 % des femmes ont subi une forme de violence au cours de leur vie, où le taux de participation des femmes au marché du travail est le plus faible au monde, où moins d’une entreprise sur quatre est détenue par des femmes contre une sur trois au niveau mondial et où la représentation des femmes dans les Parlements est inférieure à 20 %.
Pour les détracteurs et les hommes politiques arabes, cependant, ces faits brutaux font pâle figure face au grand danger que représente un film hollywoodien absurde qui « dévie de la réalité ».
Contrairement à ce que ses détracteurs arabes l’accusent d’être, Barbie n’est pas un film misandre pompeux. Les nuances qui viennent enrichir le portrait des Ken dressé par Greta Gerwig sont empreintes d’une observation perspicace et d’une compassion palpable : le « mansplaining » que tout homme s’est rendu coupable d’exercer à un moment ou à un autre de sa vie, le manque de conscience de soi, la dépendance émotionnelle excessive à l’égard des femmes.
Sa critique corrosive est réalisée de manière volontairement exagérée, dans le droit fil de l’excentricité du film, mais elle contient des vérités indéniables. La culture traditionnelle est ce qui a fait des hommes ce qu’ils sont, et comme le souligne la réalisatrice à la fin du film, le fardeau de la masculinité peut souvent être trop lourd à porter.
« Critique mais pas révolutionnaire »
Cependant, même si le film ne contenait pas ces nuances, même s’il n’était vraiment qu’une comédie fantastique misandre, qu’y aurait-il de si calamiteux là-dedans ? Nous avons eu droit à une infinité d’histoires fantastiques masculines au cinéma, comme L’Inspecteur Harry ou Le Parrain. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas avoir les leurs, même s’il elles sont aussi sensationnalistes et réductrices que les hommes arabes veulent le faire croire ?
À cet idéal masculin déformé est lié un filigrane gay-friendly que les politiciens arabes prêtent au film. Les fiers hommes d’Arabie sont choqués par la vue de dandys en haut rose et en baskets vert fluo, puisque selon leurs convictions, ce n’est pas « très viril » et ces hommes doivent donc être queer.
La logique de ces détracteurs découle d’une conception fasciste de ce que les hommes devraient être, du comportement et de l’apparence qu’ils devraient adopter. Mais encore une fois, qu’est-ce que ces mâles alpha ont apporté de bon au monde ?
Les souvenirs de mes années d’école me reviennent à l’esprit lorsqu’on me présente des idées aussi régressives : le sexisme flagrant, l’agressivité ordinaire, l’intolérance et l’oppression écrasante définissaient la culture masculine dans laquelle j’ai grandi, une culture pour laquelle je n’éprouve que du mépris.
Pour les hommes arabes hétérosexuels comme moi, il a fallu des années de désapprentissage et de déprogrammation pour reconnaître le traitement injuste que nous avons infligé par ignorance aux femmes et aux personnes queer lorsque nous étions enfants, pour reconnaître la brutalité et la bêtise qui nous ont été transmises par des hommes de la trempe de ces responsables politiques arabes.
Il y a aussi la question pas si anodine de l’« identité arabe », quelle qu’elle soit, mais c’est là un autre sujet épuisant et insoluble.
Barbie n’est en aucun cas irréprochable. Le film de Greta Gerwig est fortement influencé par le roman fantastique culte de Charlotte Perkins Gilman, Herland(1915), qui imagine une société entièrement composée de femmes perturbée par l’arrivée de trois explorateurs masculins.
Pour les détracteurs et les libéraux arabes, l’indignation actuelle est le signe d’une masculinité en crise, un rappel de la faillite intellectuelle d’une politique arabe éhontément patriarcale
Comme Barbie, la vision utopique de Charlotte Perkins Gilman d’une société féminine comporte un défaut majeur : l’absence d’esprit de compétition ou d’égo parmi ses personnages féminins, qu’elle considère comme des traits strictement masculins et non comme une construction commune à l’espèce humaine.
En outre, Barbie rate cruellement le coche en matière de positivité corporelle, ne remettant jamais en question les normes de beauté autoritaires établies par Mattel et célébrées par ses interprètes féminines. Et bien qu’elle s’en prenne à la machine capitaliste, Greta Gerwig, comme la plupart de ses confrères et consœurs américains, ne suggère jamais une refonte du système. Le film est critique mais certainement pas révolutionnaire.
Barbie est néanmoins l’un des rares blockbusters lucides du XXIe siècle, l’une des quelques mégaproductions qui ont réussi à susciter un débat mondial pour la première fois depuis des années.
Pour les détracteurs et les libéraux arabes, l’indignation actuelle est le signe d’une masculinité en crise, un rappel de la faillite intellectuelle d’une politique arabe éhontément patriarcale, autant que de celle d’une critique idéologique qui est loin d’être aussi progressiste qu’elle le pense.
- Joseph Fahim est un critique et programmeur de films égyptien. Il est le délégué arabe du Festival international du film de Karlovy Vary (Tchéquie), ancien membre de la Semaine de la critique de Berlin et ancien directeur de la programmation du Festival international du film du Caire. Il est co-auteur de plusieurs livres sur le cinéma arabe et a écrit pour de nombreux médias et think tanks spécialisés sur le Moyen-Orient, notamment le Middle East Institute, Al Monitor, Al Jazeera, Egypt Independent et The National, ainsi que pour des publications cinématographiques internationales telles que Vérité Magazine. À ce jour, ses écrits ont été publiés en cinq langues.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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