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Ce qui se cache sous la nouvelle image progressiste du Canada

Même si les libéraux ont réussi à dévier la rhétorique nationale pour l’écarter de thèmes franchement anti-musulmans, la réalité du Canada demeure pratiquement inchangée

Un changement radical de l’image internationale du Canada s’est engagé, quoique laborieusement, lorsque le Parti libéral du Canada a gagné les élections fédérales en octobre dernier. Cette victoire a mis fin aux dix ans de règne du Parti conservateur de Stephen Harper, dont les politiques sécuritaires se focalisaient sur les menaces de l'extrémisme musulman, danger qui inspirait l’ensemble des politiques sécuritaires publiques du gouvernement.

Avec #RealChange comme titre de campagne, les libéraux se sont vendus comme le parti de la réforme, et ils ont été à la hauteur de ce slogan à bien des égards. Pourtant, compte tenu de l'entêtement des conservateurs à faire preuve de rigidité idéologique et de campanilisme, aucun autre parti, en prenant le relais, ne sera jamais en mesure d'effacer d’un seul coup de torchon cette ardoise.

Ceci est particulièrement vrai des questions de sécurité nationale, que les conservateurs ont dominées en faisant voter de grands projets de loi englobant des mesures diverses (ils détenaient la majorité parlementaire), qui ont étendu le domaine des interventions policières et accru les tactiques de surveillance. Par conséquent, les libéraux se sont retrouvés face à une tâche difficile : devenir le parti qui allait rééquilibrer la politique canadienne de sécurité, ainsi que les affaires étrangères au Moyen-Orient. Or, on n’en a guère l’impression à entendre la rhétorique globale du parti libéral.

Le Premier ministre Justin Trudeau, contrairement à Harper, n’ira pas déclarer à la télévision nationale que « l’islamisme radical » est le plus grand ennemi du Canada au point de menacer son existence même. Et grâce à sa singularité progressiste et sa popularité internationale (contrastant surtout avec l'avènement de Donald Trump au sud de la frontière), le Canada, comme la plupart des autres pays du monde, semblait prêt à s’adapter à une nouvelle réalité : cesser de vouloir s’opposer aux musulmans, et de penser que le Moyen-Orient n’est plus que le cloaque extrémiste de l’axe du mal, tout juste bon à être bombardé année après année.

Nouveau visage, vieux préjugés

C’est ainsi que, pendant le printemps et l’été 2016, on a bien cru que le Canada « version Harper » avait été relégué aux marges du nouveau paysage sociopolitique. On n’a pas affaire ici à un simple changement de gouvernement et de politique, nous disait-on, mais à un retournement complet de la culture et de la politique canadienne, loin d’une relation idéologique intransigeante avec le Moyen-Orient et les musulmans. Contrairement au glissement vers la droite que les États-Unis semblent avoir amorcé, le Canada – Trudeau et son cabinet en tête – a pris la direction opposée et une attitude beaucoup moins partisane.

Seulement voilà, tout ça n’est qu’affaire d’image. Même si les libéraux ont réussi à dévier la rhétorique nationale pour l’écarter de l’obsession sécuritaire ou de thèmes franchement anti-musulmans, la réalité du Canada, à Ottawa comme ailleurs dans le pays, reste pratiquement la même. Encore une fois, il s’avère que l'héritage de Harper – dix années de gouvernance minimale et (paradoxalement, diraient certains) d’une politique sécuritaire nationale à la main lourde – reste une réalité qui anime encore et toujours une grande partie de l'appareil politique canadien. Et Trudeau aura beau dire qu’il souhaite ne pas s’aliéner les musulmans, il n’est pas certain que toutes les institutions canadiennes s’alignent docilement.

L'industrie artisanale sortie de la culture paranoïaque post-11 septembre 2001 qui a fait florès au Canada n'a pas disparu avec le gouvernement conservateur. Tout comme Donald Trump et le Parti républicain ont offert un moyen d’expression à certaines des franges les plus nauséabondes de la droite américaine, la réussite et le pouvoir de Stephen Harper ont contribué à cultiver une sous-culture auto-entretenue de paranoïa anti-musulmans. Les exemples en sont bien sûr nombreux et souvent contradictoires.

Une réalité paranoïaque

De plus en plus d’études, énoncés de position et articles de presse s’accordent globalement sur un point : leur acharnement à défendre l’hypothèse ou l’idée qu’un vaste réseau d’extrémisme islamique affleure, juste sous la surface de la société canadienne, et que pendant ce temps-là, les autorités judiciaires, la société civile et le gouvernement lui-même se font rouler dans la farine.

Prenez ce rapport récent d’une maison d’édition indépendante, Second Star Publishing, rédigé par les analystes de sécurité Thomas Quiggin et Saied Shoaaib sous le titre « Lovers of Death? » (Amants de la mort ?). En résumé, ce rapport conclut que la littérature extrémiste est systématiquement achetée et distribuée dans de nombreuses grandes mosquées et centres religieux canadiens, ce qui prouverait que ces endroits constituent des foyers de radicalisation et d’idéologie extrémiste.

Bien que ce rapport n’ait pas été soumis à une évaluation collégiale par une autre institution reconnue, il a bénéficié d’une couverture médiatique nationale. La méthodologie des auteurs consiste principalement à se rendre dans les bibliothèques des mosquées pour photographier la littérature qu’ils y trouvent et analyser les ouvrages. Aucun des co-auteurs n’a la moindre compétence en théologie et, pour étayer leur thèse, ils utilisent le type d'observations suivant :

« De nombreux usagers des bibliothèques avaient l’air maussade, hargneux même, parfois. Exit les salutations amicales traditionnelles. C’est en cohérence avec la violence générale croissante des déclaration islamistes ou extrémistes, encouragées dans certaines mosquées locales. »

Sahih al-Bukhari, recueil canonique de paroles et actes du prophète Mohammed, est taxé de littérature extrémiste, et la célèbre université d’al-Azhar en Égypte est accusée de s’être muée en « organisation extrémiste ». Ces conclusions reviennent alors à dire que les enseignements de Saint Thomas d'Aquin et du catéchisme officiel incitent à la pédophilie et en facilitent la pratique au sein de l'Église catholique.

En outre, ce rapport ne semble pas s’émouvoir du fait que ses conclusions vont à rebrousse-poil d’une étude majeure menée par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en 2010-211. Document qui conclut en effet : on ne saurait rendre mosquées traditionnelles et centres islamiques responsables de la radicalisation de certains musulmans canadiens.

La peur comme seul moyen de pression

Et pourtant, la sempiternelle culture de la paranoïa post-11 septembre suffit largement à permettre à des thèses de ce genre de s’insinuer au cœur du discours national. Les effets ultérieurs de telles allégations et analyses dénuées de fondement apportent de l’eau au moulin de débats similaires, jusque dans les cercles politiques. Et même si le Parti libéral met plus rarement le Moyen-Orient en cause dès qu’il s’agit d’affaires étrangères, la politique de sécurité nationale est toujours engluée dans l'héritage que Stephen Harper a légué au Canada.

Outre ses ventes d’armes à l’Arabie saoudite et son soutien redoublé à l’État d’Israël, le gouvernement libéral maintient le statu quo sur les thèmes de sécurité nationale intérieure, car il ne ressent aucune urgence sérieuse à mener à bien de réelles réformes politiques. Les Canadiens ne sont pas moins impressionnés que les autres populations occidentales par les images sinistres diffusées par Daech, et les attentats à Paris, Orlando, Nice et Istanbul, entre autres, ne font qu’accroître un sentiment de vulnérabilité généralisée.

Ces circonstances systémiques, tant au sein qu’à l'extérieur du système politique canadien, pointent une réalité beaucoup plus familière que l’image de renouveau et de volte-face que le marketing du Parti libéral voudrait faire passer. En matière de sécurité et de politique étrangère, le contexte politique qu’ont trouvé les libéraux ne diffère guère de l’époque de Stephen Harper. Peur du terrorisme et « islamo-fascisme » ont la même réalité que dix ans en arrière, et il en va de même de ce besoin politique d’exploiter cette crainte pour gagner des voix aux élections et influencer toute la vie du pays.

- Steven Zhou est un collaborateur régulier d'Al-Jazeera English, The American Conservative, Ricochet Media et Muftah, entre autres. Il rédige régulièrement des chroniques pour The Islamic Monthly, dont il est rédacteur adjoint. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @stevenzzhou

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : photo d’archives du Premier ministre canadien Justin Trudeau (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies

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