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De Paris à la Palestine, la psychologie de la solidarité

En se tournant vers les autres parties du monde, il est beaucoup moins stressant et beaucoup moins exigeant sur le plan cognitif de voir des victimes plutôt que des personnes qui nous ressemblent plus ou moins

Cette semaine, j’ai observé tout un éventail de réponses mondiales aux tueries de Paris. En tant que thérapeute, le fait le plus éclairant de mon point de vue a été de voir diverses firmes (Amazon, Facebook et Uber pour n’en citer que quelques-unes) et de nombreuses nations puissantes afficher leur solidarité avec la France en apportant des changements à leur site web ou par d’autres moyens.

À titre personnel, je ne connais personne à Paris, mais il doit être réconfortant à un niveau très basique que l’on nous rappelle que nous ne sommes pas seuls, que ce que nous éprouvons est ressenti et même compris par d’autres, et que la souffrance est confrontée à une reconnaissance et à une réponse empathique. Une réponse qui sert à indiquer aux Parisiens que le monde « saisit » ce qui se passe. C’est peut-être cet alignement qui laisse un peu moins d’espace pour des réalités alternatives et qui laisse un peu moins de place à l’incertitude, même si je suis sûr que ces deux composantes doivent persister.

En tant que thérapeutes, nous apprenons à normaliser la détresse dans les interactions thérapeutiques. C’est ce qui se passe en ce moment même : le monde se normalise. C’est essentiellement instinctif, mais cela peut devenir plus simple quand cela confirme ce que nous voulons croire ou lorsque cela réaffirme notre affiliation à l’« endogroupe ». Ce même groupe auquel nous voulons appartenir, ou auquel nous appartenons : le groupe auquel nous voulons montrer notre amour, un amour qui peut être démontré par des actes réconfortants, aussi simples que le fait de changer le logo d’une firme.

Beaucoup se demandent pourquoi ce même soutien mondial n’a pas été affiché pour d’autres parties du monde, telles que la Palestine ou le Liban. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de raisons, ne serait-ce parce que les gens ont de multiples définitions de la violence et du terrorisme. Une raison sous-jacente pourrait être que pour la plupart des gens, les bombes qui tombent à Gaza n’éveillent tout simplement pas un sentiment de solidarité aussi instinctif.

Peut-être est-ce lié à la politique ou encore au fait que pour la plupart des gens, cela sort complètement de tout cadre de référence. Le langage des droits de l’homme ne délie pas les langues. Se tenir côte à côte face au « mal » lorsqu’il est question de la Palestine ou de Beyrouth est beaucoup plus difficile, car beaucoup de gens ne sont pas certains de ce qu’est ce « mal » ou de ce que à quoi le « terrorisme » ressemble. Israël relève-t-il du « mal » ? Si oui, dans quelle mesure ? Les Palestiniens sont-ils tous innocents ? Les musulmans croient en la violence, n’est-ce pas ?

Jusqu’à ce qu’ils se retrouvent du côté de ceux qui subissent la violence, la plupart des gens n’ont pas de certitude ou n’ont peut-être pas la motivation pour vouloir explorer plus profondément les communautés éloignées, en particulier lorsqu’il y a peu (voire rien) à perdre réellement à ne pas « s’engager » de manière aussi noble. En se tournant vers les autres parties du monde, il est beaucoup moins stressant et beaucoup moins exigeant sur le plan cognitif de voir des victimes plutôt que des personnes qui nous ressemblent plus ou moins.

Je me souviens avoir enseigné dans une école à Gaza. C’était en 2010, juste après l’opération « Plomb durci » qui a emporté plus de 1 400 vies, dont celles de 288 enfants. J’étais avec des élèves et je n’oublierai jamais le moment où un élève m’a confié que pas un seul de ses pairs et amis ou des membres de sa famille n’avait pas connu une personne décédée ou n’avait pas été en quelque sorte affecté par la violence. Mais nous étions là à étudier, à rire et à faire des choses qui les aidaient d’une certaine manière pour leur avenir. Et moi, pourtant, je pensais au moment où je quitterais Gaza et à mon avenir en Angleterre. C’est cette dichotomie qui pousse de nombreux visiteurs en Palestine vers cette question inévitable : comment les Palestiniens s’en sortent-ils ?

Il fut un temps où l’Angleterre était au centre de mon univers. Après les expériences que j’ai vécues à Gaza, ce n’est plus le cas. Elle est au centre quand il est question de mon travail. Je suis citoyen de ce pays. Je connais la langue, la culture et c’est l’Angleterre qui me forme et m’éduque, et qui continuera je l’espère à m’employer. Ce que le temps passé à nouer des relations profondes au sein d’autres communautés m’a appris, c’est que chacun a un centre différent, et que ce centre et cet ensemble d’attaches vis-à-vis de personnes, d’idées et de symboles leur sont en quelque sorte utiles – ce qui est déroutant, tout comme ces attaches peuvent le sembler.

Je comprends maintenant que le fait d’être entouré de personnes qui se trouvent du même « côté » que nous ou qui ont partagé les mêmes expériences, et qui partagent la même vision, peut être extrêmement protecteur sur le plan psychologique et est souvent fortement nécessaire. Lorsque tout le monde partage une même réalité perçue, plus l’écart entre nous et les « autres » est réduit, plus nous nous sentirons apaisés.

Une des raisons pour lesquelles les Palestiniens s’en sortent bien est qu’ils jouissent de liens sociaux étroits et sont ensemble à tout moment, même s’ils sont divisés géographiquement. À l’heure actuelle, à sa propre manière via les réseaux sociaux, le monde est avec Paris : c’est un lien magnifique, important et réconfortant.

Selon moi, le monde n’est pas si complexe, c’est à dire que le plus difficile, la lutte insensée, consiste à essayer d’être conscient en permanence du centre de chacun et à se confronter réellement à la possibilité que son propre centre ne soit pas aussi sacré.

Garder tout cela à l’esprit peut être débilitant, cela rend la vie incertaine et instable et revient presque à adopter plusieurs personnalités. Mais ne pas essayer au moins de « se mettre dans la peau d’un autre », c’est s’abandonner à un confort immédiat qui pourrait ne pas durer. De même, plus nous essayons de nous accrocher à une croyance non viable, plus nous nous replions avec ceux qui sont d’accord avec nous, et plus nous nous retirons.

En vieillissant, nous devenons moins sociables, nous restons plus chez nous, nous sortons moins et nous devenons encore plus réticents à prendre des risques. S’ouvrir vraiment à d’autres centres est exigeant, bouleversant et pénible, mais si je dois m’engager dans une lutte, ce sera dans celle-là. Comme l’a dit Platon, « si l’âme doit se connaître elle-même, n’est-ce pas vers une âme qu’elle devra regarder ? ».

- Wasseem el-Sarraj est un écrivain britannique d’origine palestinienne qui vit actuellement à Londres. Ses écrits sont repris par le New Yorker et d’autres publications.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des personnes se rassemblent autour du Monument à la République sur la place de la République de Paris, le 17 novembre 2015, pour rendre hommage aux victimes des attentats du 13 novembre (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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