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Djihadisme : les émotions du désengagement

Alors que des familles de femmes et d’enfants de membres français de l’EI retenus en Syrie ont récemment porté plainte contre l’État pour « omission de porter secours », la question brûlante des conditions de la déradicalisation et de la réintégration ressurgit
Dorothée Maquere, veuve du Français Jean-Michel Clain, l’un des responsables de la communication de l’État islamique, avec quatre de ses cinq enfants dans la province syrienne de Deir ez-Zor, après avoir fui Baghouz, dernier bastion de l’EI dans le pays, repris par les forces syriennes soutenues par les États-Unis en mars 2019 (AFP)

Comment éclairer ce qui anime un djihadiste – vocable nommant ici tout militant ayant fait allégeance à un mouvement armé se réclamant d’une violence offensive au nom du jihad (dont la signification religieuse originelle n’entretient cependant aucun lien démontré avec cette interprétation) – à se désaffilier, se désengager, et éventuellement à se déradicaliser, autrement dit à se démobiliser ? Par quels biais, dans quels contextes, selon quels instruments, à quels niveaux et suivant quelles temporalités ce processus a-t-il lieu ?

Quelle est la place des émotions dans les dynamiques de démobilisation, émotions telles que la déception, la honte, la culpabilité ou encore le regret ? Au-delà des approches existantes, il nous semble d’un grand intérêt de sonder le potentiel démobilisateur de certaines d’entre elles, négatives en majorité, dans la décision d’un djihadiste d’opérer une rupture avec son passé combattant.

De fait, l’influence exercée par certains affects sur les perceptions, représentations, croyances et attitudes d’individus ayant rejoint des mouvements armés est depuis longtemps mise en exergue par les recherches sur l’action collective, la théorie des mouvements sociaux, mais étrangement négligée lorsqu’il s’agit de l’étude de la violence djihadiste.

Le califat de la désillusion

Les émotions dites « auto-conscientes », qui se distinguent des émotions primaires, sont essentielles à bon nombre de processus psychologiques chez celles et ceux ayant fait le choix de se dissocier de la cause djihadiste et plus particulièrement du « califat » proclamé il y a cinq ans par l’État islamique (EI).

Ancrée dans le registre de la tristesse, mais également de la colère, la déception traduit tantôt une perte, tantôt une insatisfaction, d’autant plus forte que les attentes initiales étaient grandes, que l’espoir suscité par la cause était vif.

La déception se réfère à un résultat considéré comme insatisfaisant et que l’on aurait souhaité déjouer. Elle est placée sur le compte d’une erreur de jugement par celui ou celle qui l’a connue, et nécessite une correction, un dépassement en vue de séparer son désir du réel, de faire le deuil d’une illusion, donc de se mettre à distance.

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On reconnaît ici le parcours de nombreux djihadistes qui, après avoir rêvé du projet panislamiste qui leur était offert, après avoir idéalisé ce dernier – source préalable de leur engagement – se sont trouvés au milieu des destructions, des morts, des ruines, coupés de leurs familles, sans consigne, sans issue, animés d’un puissant sentiment de trahison.

Plusieurs études ont ainsi mis en exergue la place du désenchantement dans le désengagement. Des entretiens menés auprès de partisans de l’État islamique ayant fait défection ont permis de prendre toute la mesure de leur déception face à ce que le groupe leur avait promis et l’organisation impitoyable qu’ils ont en réalité découverte sur le terrain (envers les populations, les otages, les membres du mouvement), hypocrite dans ses objectifs et ses moyens.

D’autres récits ont mis en avant la dureté de la vie à Mossoul et Raqqa, aux antipodes de ce qui devait constituer une existence plus satisfaisante que dans les pays d’origine des combattants du groupe, une vie confortable, lucrative. Au contraire, beaucoup de membres de l'EI n’ont observé que corruption, favoritisme, mauvais traitements, inégalités entre communautés en fonction de la nationalité.

Enfin, la déception a aussi été une résultante de l’hostilité de l’État islamique envers d’autres factions armées sunnites, qualifiées d’« apostates » et prises pour cibles.

Honte, culpabilité et regret 

De même que la honte peut constituer une puissante émotion mobilisatrice, exploitée par les idéologues et recruteurs de nombreux mouvements djihadistes, elle est aussi une source clé de la démobilisation. Par essence, la honte est en effet une perception désagréable, indésirable car éminemment sociale, liée au regard et au jugement des autres sur soi.

Outre leur déception vis-à-vis du projet de l’État islamique et de sa réalité tangible, nombreux sont ceux qui ont quitté les rangs de l’organisation sous le poids de la honte générée par une confrontation, directe ou non, avec leurs propres actes

Envisagée au prisme d’un engagement ou d’une adhésion à des idées extrémistes jugées déviantes par la majorité, la honte peut se traduire chez certains membres de l'EI par leur abandon de la cause du fait d’un sentiment de faute, d’une perte d’estime de soi, d’un désir de rédemption, d’une réintégration à la société de provenance dont ils s’étaient coupés.

Outre leur déception vis-à-vis du projet de l’État islamique et de sa réalité tangible, nombreux sont ceux qui ont quitté les rangs de l’organisation sous le poids de la honte générée par une confrontation, directe ou non, avec leurs propres actes. Ceci est particulièrement vrai concernant les combattants qui furent témoins d’exécutions, d’atrocités, et présentent parfois tous les symptômes du stress post-traumatique.

Avoir été djihadiste représente également une importante source de culpabilité pour celles et ceux ayant à présent renié la cause, car la culpabilité est une émotion encore plus morale que la honte ; elle suppose une distinction claire entre le bien et le mal, centrée sur une évaluation des actes passés, orientée vers la réparation et des comportements prosociaux comme l’altruisme, la bienveillance, la bienfaisance. Elle est l’une des principales émotions auto-conscientes et induit une réalisation par l’individu du tort qu’il a pu causer.

Des hommes blessés, soupçonnés d’être des combattants de l’EI, attendent d’être fouillés par les Forces démocratiques syriennes après la reconquête de Baghouz (AFP)
Des hommes blessés, soupçonnés d’être des combattants de l’EI, attendent d’être fouillés par les Forces démocratiques syriennes après la reconquête de Baghouz (AFP)

La culpabilité consiste en un retour sur ses comportements, en une confrontation intime avec ce qui entoure le sujet et la prise de conscience d’un bien bafoué. Certes douloureuse, elle suppose un mouvement d’empathie, le souci éthique de corriger le mal commis et d’atténuer la blessure. Elle est socialement positive et individuellement inéluctable dans les trajectoires de désengagement. Des djihadistes se sont sentis coupables envers leurs parents, leur entourage, du choix qu’ils avaient fait. Coupables de s’être dans certains cas adonnés à une violence inqualifiable envers ceux qu’ils considéraient alors comme leurs « ennemis ».

La culpabilité va donc de pair avec l’expression du regret qui lui est étroitement amarré, teinté de mécontentement, de tristesse, de chagrin, de désespoir. Dès les premiers revers militaires des mouvements djihadistes qu’ils avaient rejoints au Moyen-Orient et au-delà, et face aux abus des plus radicaux, des membres du groupe ont fait part, lorsqu’ils le pouvaient sans craindre pour leur vie, de leur regret d’avoir intégré les rangs du djihadisme violent.

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Leur évaluation de la situation n’était alors déjà plus la même que dans les prémisses de leur engagement dont ils pouvaient désormais apprécier les conséquences dramatiques pour les autres comme pour eux-mêmes. De simples sympathisants, qui ont pu appuyer la cause djihadiste, songent aujourd’hui avec amertume à leur ralliement passé.

Par le regret, un combattant de la cause djihadiste ne cherche pourtant pas à évacuer la situation ; au contraire, il l’assume, il n’essaie pas de l’excuser. Il ne tente pas non plus de réduire les répercussions de ses actes. Combien de djihadistes étrangers ont demandé à rentrer dans leurs pays quitte à en accepter les effets (séparation de leurs enfants, judiciarisation systématique, incarcération, stigmatisation sociale) ? « Je n’ai pas les mots pour exprimer à quel point je regrette », confessait récemment depuis l’immense camp de réfugiés syrien d’al-Hol l’épouse américaine de plusieurs combattants.

Si chercheurs et spécialistes s’accordent sur l’absence d’une quelconque « recette miracle » en la matière, tant les profils de djihadistes sont variés et multiformes, les cas de désengagement au long cours démontrent comment l’expérience émotionnelle négative de certains d'entre eux a, en définitive, profondément réorienté leurs choix et leurs actions. Aussi mériterait-elle sans doute d’être mieux envisagée, prise en compte et intégrée aux interminables discussions sur la lutte contre la radicalisation et la violence terroriste.

Myriam Benraad est politologue, docteure de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po, 2011) et professeure en science politique. Parallèlement, elle est conseillère technique auprès de l’Union européenne et auprès de plusieurs organisations internationales. Elle est l’auteure, entre autres publications, de L’Irak par-delà toutes les guerres. Idées reçues sur un État en transition et Jihad : des origines religieuses à l’idéologie. Idées reçues sur une notion controversée (Le Cavalier Bleu, 2018).
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