Politique étrangère américaine : les quatre manœuvres susceptibles de sauver Washington
Pour conserver le leadership de l’ordre mondial basé sur des règles, le président des États-Unis Joe Biden et son administration cherchent la quadrature du cercle. Pour y parvenir, Washington devrait accomplir quatre manœuvres ambitieuses.
La première : vaincre la Russie après l’occasion en or offerte le président Vladimir Poutine avec l’invasion de l’Ukraine, plan mal ficelé et mal exécuté en cours depuis plus de dix-huit mois.
La deuxième : endiguer la Chine sur les plans politique, économique et technologique pour l’empêcher de devenir la puissance dominante du XXIe siècle. Il faut pour cela rassembler les alliés asiatiques et européens des États-Unis quel qu’en soit le prix, en réaffirmant le slogan « vous êtes avec nous ou contre nous ».
L’establishment politique américain s’accroche aveuglément à l’idée que les grands problèmes de la nation viennent de l’étranger alors que la dure réalité désigne sa polarisation interne
La troisième : sauver ce qu’il reste de la Pax Americana au Moyen-Orient. Il faut pour cela : maintenir la Chine à l’écart de la région, continuer à isoler l’Iran et attirer l’Arabie saoudite via un arrangement trilatéral complexe avec Israël, sans demander à ce dernier des concessions significatives sur la question palestinienne.
La quatrième : empêcher la naissance d’un nouvel ordre multipolaire en courtisant de près l’Inde, dans l’objectif principal de désarticuler le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, et à partir de 2024, Argentine, Égypte, Éthiopie, Iran, Arabie saoudite et Émirats arabes unis).
Reste à savoir comment Washington va réussir à peaufiner les manœuvres complexes requises par un ensemble de politiques aussi ambitieuses. Surtout que dans quelques semaines, les États-Unis entreront dans la campagne pour l’élection présidentielle la plus incertaine et potentiellement explosive de leur histoire.
Pendant ce temps, l’establishment politique américain s’accroche aveuglément à l’idée que les grands problèmes de la nation viennent de l’étranger alors que la dure réalité désigne sa polarisation interne. Il y a déjà une guerre culturelle, elle pourrait aisément se transformer en guerre civile.
Du tout cuit
Écraser la Russie en Ukraine était du tout cuit selon les États-Unis et le Royaume-Uni. Les sanctions massives étaient supposées avoir mis Poutine et ses cohortes à genoux l’été dernier. Pourtant leur impact semble avoir été minime.
L’Europe a adopté aveuglément et avec enthousiasme ces sanctions, s’infligeant ainsi le troisième acte d’automutilation catastrophique en un peu plus d’un siècle, après les deux guerres mondiales.
Le contrecoup de l’abandon de l’approvisionnement en gaz russe bon marché, ainsi que les politiques protectionnistes américaines telles que la loi américaine sur la réduction de l’inflation poussent le vieux continent au bord de la désindustrialisation.
Provocatrice, la couverture de The Economist la semaine dernière s’interrogeait : « L’Allemagne est-elle une fois encore le grand malade de l’Europe ? »
Le titre morose du magazine britannique résonne tel une sorte de mission accomplie pour l’anglosphère en ce qui concerne le fait de mettre un frein à l’essor de l’Eurasie. Tout le monde réalise cela – à part les chancelleries européennes et, en particulier, celle de Berlin.
Après tout, pendant près d’un siècle, la grande priorité géopolitique de l’anglosphère a été d’empêcher l’essor de l’Eurasie (zone-pivot ou « heartland »), essor qui aurait pu avoir lieu par une plus grande intégration économique entre l’Allemagne, la Russie et la Chine. Pour l’instant, Sir Halford Mackinder, Nicholas Spykman (considérés comme des pères fondateurs de la géopolitique) et Zbigniew Brzezinski (stratège de la politique étrangère américaine) ne se retournent pas de leurs tombes.
Jusqu’à présent donc, le pari du « tout cuit » face à la Russie est aussi fructueux que l’idée des armes de destruction massive en Irak vendue par le directeur de la CIA George Tenet à George W. Bush en 2003.
La semaine dernière, le Washington Post a asséné la dernière douche froide et, citant des sources dans les renseignements américains, a brossé un tableau déprimant de l’efficacité de la contre-offensive ukrainienne. La Russie et l’Ukraine continueront toutes les deux à se vider de leur sang, mais cette dernière semble plus anémique que la première.
Cette confrontation avec la Chine sera un jeu au long cours. Historiquement et culturellement, la Chine excelle à ce type de jeu, ce qui n’est pas le cas de l’Amérique
Le succès de la politique pour endiguer la Chine porte encore des points d’interrogation majeurs. On sent que c’est trop tard.
Les États-Unis se sont montrés trop complaisants pendant de trop nombreuses décennies dans l’externalisation vers la Chine de leurs principales chaînes d’approvisionnement. La Chine est désormais devenue une obsession bipartisane à Washington.
L’administration Biden multiplie frénétiquement les formats politiques tels que le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (États-Unis, Inde, Japon et Australie) et l’AUKUS (Australie, Royaume-Uni et États-Unis) visant à endiguer Beijing. Ce dernier vaudra à l’Australie une facture astronomique comprise entre 268 milliards et 368 milliards de dollars, rien que pour quelques sous-marins nucléaires et 20 000 nouveaux emplois.
La semaine dernière, Biden a accueilli les dirigeants japonais et sud-coréens à Camp David pour renforcer la coordination trilatérale visant à tenir la Chine à distance. À toutes fins pratiques, les quarante ans de politique « une seule Chine » des États-Unis sont aujourd’hui abandonnés.
Du point de vue des dirigeants chinois, cela implique une guerre potentielle concernant le futur de Taïwan, l’île étant le principal producteur de microprocesseurs essentiels pour l’actuelle quatrième révolution industrielle.
Cette confrontation avec la Chine sera un jeu au long cours. Historiquement et culturellement, la Chine excelle à ce type de jeu, ce qui n’est pas le cas de l’Amérique (handicapée par un système politique dorénavant ouvertement dysfonctionnel).
Tragicomique
Se dissocier de la Chine est facile à dire mais difficile à faire. Même l’un des principaux représentants du complexe militaro-industriel américain, le PDG de Raytheon Greg Hayes, a admis franchement que les États-Unis ne peuvent se dissocier de la Chine, y compris son secteur militaire, mais devait se désengager.
En ce qui concerne le désengagement, le responsable de la politique chinoise au département d’État, Daniel Kritenbrink n’a pas su expliquer – officiellement devant le Congrès – la différence entre le désengagement et la dissociation.
Rapatrier la production de puces aux États-Unis, grande priorité de Biden, est un casse-tête. Il serait difficile de trouver aux États-Unis les compétences nécessaires pour mettre sur pied une usine de fabrication sophistiquée. Taiwan Semiconductor Manufacturing Company repousse le projet d’usine qu’elle doit construire en Arizona à cause d’un manque de main-d’œuvre qualifiée.
Il devient également de plus en plus évident que le plus grand fournisseur pour la transition énergétique est aujourd’hui la Chine. C’est tragicomique, étant donné la pression mise par les États-Unis sur leurs alliés européens pour abandonner le gaz russe bon marché pour finir totalement dépendant de la Chine en matière d’énergies renouvelables.
En ce qui concerne le Moyen-Orient, ces vingt dernières années, l’Amérique s’est exposée à des chocs successifs. Les guerres en Afghanistan et en Irak n’ont mené à rien. Des années de sanctions et de pression maximale contre l’Iran n’ont fait que détériorer l’équation stratégique au désavantage des États-Unis et d’Israël.
En signant le plan d’action global commun (JCPOA) en 2015, l’Iran s’était engagé à un processus d’enrichissement de l’uranium à 3,67 % surveillé de très près par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Aujourd’hui, les États-Unis cherchent à conclure des accords intermédiaires avec l’Iran avec une limite de 60 % (pas loin du seuil militaire), avec un stock d’uranium qui s’est accru de manière exponentielle.
Washington tente maintenant la désescalade dans la situation dangereuse avec l’Iran via des arrangements ponctuels, dont l’échange de prisonniers et la levée de quelques sanctions modestes. Dans le même temps, les États-Unis tentent d’attirer l’Arabie saoudite pour qu’elle rejoigne les accords d’Abraham, lesquels sont de plus en plus impopulaires dans le monde arabe en raison des politiques brutales d’Israël vis-à-vis des Palestiniens et de son activité colonisatrice incessante.
On ne sait pas si l’Iran et la Chine vont rester aux bras ballants pendant que l’administration américaine tente de « saboter » les élans saoudo-iraniens et saoudo-chinois
En échange, Riyad obtiendrait un pacte de sécurité dans le style de l’OTAN avec les États-Unis, un approvisionnement massif en armes, le soutien des Américains pour le développement d’un programme nucléaire civil et certaines « concessions » israéliennes pour préserver la solution à deux États en ce qui concerne la question palestinienne.
Il semble y avoir trop de pièces à placer dans cette mosaïque très complexe. Concernant l’approvisionnement en armes et le programme nucléaire civil saoudien, Israël et ses partisans au Congrès américain pourraient soulever plus d’une objection.
Un accord trilatéral a deux objectifs spécifiques : isoler davantage l’Iran et compliquer l’évolution de la relation entre l’Arabie saoudite et la Chine.
Donc, d’un côté, l’administration Biden tende la désescalade avec l’Iran et de repousser toute décision majeure jusqu’à après l’élection présidentielle de 2024 et, dans le même temps, poursuit de l’autre des politiques qui visent à isoler Téhéran.
On ne sait pas si l’Iran et la Chine vont rester aux bras ballants pendant que l’administration américaine tente de « saboter » les élans saoudo-iraniens et saoudo-chinois. Des discussions en matière de défense entre l’Arabie saoudite et l’Iran ont eu lieu récemment à Moscou, l’Arabie saoudite et la Chine signent des accords d’infrastructures majeurs et le ministère des Affaires étrangères iranien le Premier ministre vient d’être reçu par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane.
Pendant ce temps, Israël, pierre d’angle de la politique américaine au Moyen-Orient dérive lentement vers l’autocratie via les réformes judiciaires controversées que le Premier ministre Benyamin Netanyahou impose au pays.
Si la diplomatie américaine devait résoudre quadrature du cercle, cela signifierait que les capacités diplomatiques de l’équipe Biden sont bien au-dessus de ce qu’on imaginait jusqu’à présent. Nous verrons bien.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations Unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original, publié le 23 août) par VECTranslation.
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