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La « fin des islamistes », tant de fois annoncée, a-t-elle réellement sonné ?

Avec, depuis plus de 30 ans , une régularité de métronome, la scène médiatique bruisse de la même nouvelle, tant de fois annoncée : la fin, ou le début de la fin, … des islamistes. Qu’en est-il vraiment ?
Des membres du Parti de la justice et du développement (PJD) tiennent une conférence de presse dans la capitale marocaine Rabat pour annoncer la démission de son président Saâdeddine el-Othmani et de tous les membres de son secrétariat général, après la 8e place obtenue par le parti islamiste aux élections législatives et locales, le 9 septembre 2021 (AFP/Fadel Senna)

En 2011, à l’aube du Printemps arabe, les deux ténors médiatiques de la « jihadologie » française avaient, quelques semaines avant l’écrasante victoire des islamistes (66 % des suffrages) à la présidentielle en Égypte, annoncé de concert l’effondrement de leur camp, « ringardisé » pour l’un par « la génération Facebook » ou, pour l’autre, discrédité pour avoir été supposément absent de l’initiative protestataire.

Cette fois-ci, le déclic est réputé provenir du changement conjoint de trois arènes – marocaine, algérienne et tunisienne – pourtant radicalement différentes. Le dernier en date est la très sévère défaite du Parti de la justice et du développement (PJD) marocain dont, au terme d’un second mandat à la tête du gouvernement de Sa Majesté Mohammed VI, les 125 sièges au Parlement ont, lors du scrutin du 13 septembre, littéralement fondu jusqu’à n’en plus compter que... 13. Et où, dans le scrutin local du même jour, le parti est passé de 5 021 élus à 777 aux communales et, aux régionales, de 174 sièges à 18.

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L’électrochoc marocain est supposé faire écho aux difficultés rencontrées en Tunisie par le parti d’obédience islamiste Ennahdha face à l’offensive autoritaire du président Kais Saied.

Certains analystes voudraient, enfin, y ajouter, en Algérie, le mauvais score, au scrutin de juin 2021, du Mouvement de la société pour la paix (MSP ou Hamas algérien) fondé par Mahfoud Nahnah, ou même l’absence supposée des islamistes dans les rangs du très populaire hirak.

Il est vrai que les cassandres, une fois n’est pas coutume, n’appartiennent pas toutes à la cohorte des contempteurs automatiques des islamistes. « Le problème des islamistes est qu’ils sont appréciés lorsqu’ils sont dans l’opposition et détestés lorsqu’ils sont au pouvoir », aurait lui-même affirmé Rached Ghannouchi, le fondateur et leader de l’emblématique Ennahdha. Et de jeunes membres de son parti, démissionnaires, feraient désormais ouvertement état de leur insatisfaction.

Mais est-ce là vraiment le propre des islamistes ? Ne serait-ce pas une règle, aussi banale qu’universelle, qui s’impose à tous ceux qui exercent le pouvoir ? Aucune réponse en noir et blanc n’étant de mise, il convient tout d’abord de rappeler – en forme de concession à la thèse du déclin relatif – quelques principes de base qui régissent, à l’instar de n’importe quelle mobilisation politique contemporaine, arabe ou autre, la trajectoire de l’islam dit politique.

L’interminable route vers le « post-islamisme »

À long terme, il est d’abord essentiel d’exprimer une quasi-certitude : chaque saison qui passe nous rapproche bel et bien de l’ère où « l’islamisme » ne sera plus la référence qui organise de façon décisive les scènes politiques du Maghreb et du Proche-Orient.

Dans la conception que nous en avons proposée, les islamistes, en tant qu’ils sont initialement apparus pour dénoncer l’overdose de présence culturelle occidentale – coloniale puis impériale – dans le monde musulman, puis l’autoritarisme généralisé de la première génération des leaders indépendantistes, ont en effet pour caractéristique d’être le produit d’une mobilisation de nature avant tout réactive.

L’ancrage du principe actif de leur capacité de mobilisation étant conjoncturel, leurs ressources ont donc vocation à s’affaiblir à mesure que cette variable de l’omniprésence intrusive de l’Occident – directe ou par régimes autoritaires interposés – en fait de même.

Si donc l’islamisme est bien, comme nous avons cru pouvoir le formuler, ce « troisième étage de la fusée de la décolonisation », il viendra forcément une heure où les sociétés anciennement colonisées atteindront le stade d’une certaine « apesanteur » vis-à-vis de leur alter ego occidental. À juste titre, l’ère tant de fois annoncée à tort du « post-islamisme » pourra alors sonner. Mais en sommes-nous arrivés là ?

La faille récurrente et partagée de la quasi-totalité des expériences de pouvoir des islamistes est sans doute le fait qu’ils l’ont exercé sans jamais détenir véritablement les leviers – militaire, économique, médiatique ou judiciaire – de commande

Seconde évidence, ou qui devrait l’être : les islamistes ont, en Tunisie, au Maroc ou en Égypte, payé le prix de leur plus ou moins grande proximité – variable selon les cas – avec le pouvoir. À cette occasion, ces islamistes, d’Ennahdha au parti égyptien Liberté et Justice lié aux Frères musulmans, ont bien évidemment commis d’inévitables erreurs – pour l’essentiel liées à leur inexpérience – qu’il est important de prendre en compte.

La troisième dimension de cette confusion du regard occidental entre prospective rationnelle et wishful thinking du règlement de comptes anti-islamiste est que les courants islamistes sont partout banalement traversés par des clivages générationnels qui nourrissent autant de dynamiques de renouvellement. Ces dynamiques sont comparables notamment à celles qui ont traversé, depuis 40 ans, le leadership iranien sans pour autant ramener au pouvoir les adeptes du shah Mohammad Reza Pahlavi.

Souligner ainsi, exemple parmi d’autres, que la faiblesse de la pauvre figure du Hamas algérien signalerait la fin de l’impressionnant potentiel manifesté, en 1990, par le Front islamique du salut (FIS) ne saurait s’accommoder de l’impasse quasi générale des cassandres sur la popularité montante – attestée on ne peut mieux par les efforts obsessionnels des généraux pour en criminaliser l’image – d’un mouvement tel que Rachad qui en constitue, à bien des égards, la prolongation et le profond renouvellement.

Et le certificat de décès du PJD n’a le sens d’un déclin généralisé des islamistes que si l’on peut démontrer qu’il en va de même de la formation islamiste Al Adl Wal Ihsane, fondée en son temps par Abdessalam Yassine. Or cela est bien évidemment très loin d’être le cas : à l’opposé de leurs concurrents du PJD, les « lions » d’Al Adl Wal Ihsane ont refusé jusqu’à ce jour de devenir les « toutous » du régime marocain.

Pour le reste, avant de soutenir la thèse d’une brutale accélération du déclin des islamistes, d’autres principes et d’autres réalités qui leur sont propres doivent être rappelés avec rigueur. Ceux-là mettent à mal l’idée que la page « post-islamiste » aurait déjà été tournée.

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Avant toute chose, il faut rappeler que, dans leur écrasante majorité, ni les difficultés ni les revers rencontrés par les partis islamistes – pas plus que les erreurs qu’ils ont commises – ne tiennent à l’« islamicité » de leur agenda.

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Bien plus banalement, ils tiennent au fait que ce sont eux qui – pour diverses raisons historiques – occupent depuis au moins trois décennies la ligne de front de l’opposition à des régimes qui sont à la fois profondément ancrés dans leurs terreaux nationaux respectifs, mais également soutenus aveuglément par leurs pairs et par les Occidentaux.

L’affaiblissement relatif de ceux qui ont accepté de jouer pacifiquement la confrontation avec les pouvoirs en place a, partout dans la région, un dénominateur commun : sans jamais avoir véritablement goûté les « roses » de la proximité du pouvoir, ils ont souffert de leurs « épines », payant par l’usure et parfois le discrédit le seul fait de leur association avec des politiques impopulaires dont ils n’étaient pas véritablement les initiateurs. 

La faible performance électorale du MSP algérien aux législatives du 12 juin 2021 peut-elle sérieusement être considérée comme l’un de ces indices de la « fin de parcours » des Frères musulmans et du déclin islamiste généralisé au Maghreb ?

Pour accepter cette thèse, que propose notamment Abed Charef dans les colonnes de Middle East Eye, il faut curieusement affecter d’ignorer que, depuis le jour de sa création, cette formation destinée à contrer la popularité du Front islamique du salut a toujours été en réalité aux mains des services de renseignement algériens.

Échec des exécutants du PJD ou du maître d’œuvre monarchique ? 

Une première cause commune du relatif discrédit électoral « des islamistes » tient donc à la sanction qui frappe ceux d’entre eux qui échouent à acquérir – ou qui, tel le PJD marocain, se laissent dépouiller de – leur crédibilité... oppositionnelle. Si cela a toujours été le cas du Hamas algérien, qui n’a réussi à « tromper » que la presse du régime et quelques-uns de ses supporters les moins exigeants, cela est également devenu, dans une configuration très différente, le cas du PJD marocain.

La nuance entre la problématique algérienne et celle du Maroc est en effet de forme ou d’intensité plus que de fond : dans les deux cas, des pouvoirs autoritaires laissent une marge de manœuvre à une frange de leur opposition, pour lui faire porter le discrédit généré par les politiques impopulaires qu’elle mène à leur profit

La nuance entre la problématique algérienne et celle du Maroc est en effet de forme ou d’intensité plus que de fond : dans les deux cas, des pouvoirs autoritaires laissent une marge de manœuvre à une frange de leur opposition, pour lui faire porter le discrédit généré par les politiques impopulaires qu’elle mène à leur profit.

Si, dans le cas algérien, cette stratégie se déploie dans les limites étroites d’un jeu parlementaire tout particulièrement déconnecté de la décision politique, la configuration marocaine – où le PJD a formellement dirigé le gouvernement – ne recouvre en réalité pas davantage de concession réelle de la part du pouvoir royal. Comme le résume magnifiquement le journaliste marocain Ali Lmrabet pour Middle East Eye, « au Maroc, seul le Palais gouverne et il n’a jamais eu l’intention de partager la moindre parcelle de pouvoir avec son opposition ». 

Tout au plus, la cosmétique de cette façade gouvernementale accordée successivement aux diverses couleurs de l’opposition marocaine se révèle-t-elle singulièrement plus crédible et donc, politiquement, plus fonctionnelle.

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On peut dès lors affirmer que, davantage que « les islamistes », les électeurs marocains ont violemment rejeté (avec, de surcroît, l’aide du Trône, qui a modifié la loi électorale et souhaitait manifestement se débarrasser d’eux) les exécutants islamistes de nombre de décisions impopulaires : la trahison des espoirs du Mouvement du 20 Février, le démantèlement d’une partie de la fonction publique, la répression du hirak du Rif, et, last but not least, la normalisation avec Israël ! Mais on oublie ce faisant de dire qu’ils ont peut-être plus encore rejeté celui qui a réellement initié ces politiques, c’est à dire... le roi !

En Tunisie, crise « islamiste » ou crise institutionnelle ?

En Tunisie, la tension interne au sein d’Ennahdha est le résultat d’une pluralité de facteurs qui ne peuvent pas davantage être sérieusement labellisés comme un rejet populaire « des islamistes », même si ce rejet fait au moins partiellement partie de l’actuelle configuration.

Le souci légitime de se prémunir du retour d’un pouvoir autocratique, du type de celui de Zine el-Abidine Ben Ali, a fait choisir par les constituants tunisiens une formule parlementariste très inclusive et très exigeante. Cette dilution prudente des pouvoirs, entre le Premier ministre et le Parlement, ne s’est pas toujours bien accommodée de l’absence d’une réelle majorité parlementaire.  

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L’extrême pragmatisme de Rached Ghannouchi l’a ainsi vu opter dans ce contexte pour une alliance avec l’un des partis – Qalb Tounes – émanant plus ou moins directement de l’ancien régime, y compris dans sa tradition de corruption.

Mais cette alliance contre-nature a été exacerbée par-dessus tout par la stratégie du pire délibérément adoptée, dès son élection, par le président Saied, aussi bien élu (73 % alors qu’il était strictement inconnu) que dépourvu par la Constitution de pouvoirs à la hauteur de ses ambitions.

Le « constitutionaliste » tunisien s’est non seulement employé dès lors à bloquer la création de la Cour constitutionnelle qui devait « lubrifier » le fonctionnement des institutions, mais également à s’opposer à la quasi-totalité des tentatives de réforme.

Et c’est paradoxalement une atmosphère de paralysie politicienne, qu’il avait très largement contribué à créer, qui a fini par lui offrir la « fenêtre de tir » que – discrètement mais puissamment soutenu par le camp émirati de la contre-révolution arabe – il a cru pouvoir occuper en lançant son « coup » du 21 juillet.

Des revers légalistes qui préparent des succès jihadistes ?

Lors de leur exercice du pouvoir, les islamistes, en Égypte aussi bien qu’en Tunisie ou même au Maroc, ont indiscutablement, on l’a dit, commis des erreurs. Mais dans leur écrasante majorité, ces erreurs ont été liées à leur inexpérience de la haute administration, à la faiblesse de leurs réseaux internationaux et à leur croyance naïve dans certains principes légalistes prônés par leur environnement occidental, lequel s’est empressé de les trahir en cautionnant l’épouvantable répression dont ils ont été la cible en Égypte depuis le renversement de Mohamed Morsi.

S’il fallait identifier […] une vraie spécificité de cette partition islamiste, on serait en droit de dire que ces formations ont été très vite la cible d’une hostilité de leurs interlocuteurs européens et occidentaux, notamment français, que, dans les mêmes circonstances, leurs concurrents « de gauche » n’auraient sans doute pas systématiquement générée

Mais ces erreurs n’ont pas eu grand-chose à voir, là encore, avec la dimension « islamiste » de leur credo politique. La faille récurrente et partagée de la quasi-totalité des expériences de pouvoir des islamistes est sans doute le fait qu’ils l’ont exercé sans jamais détenir véritablement les leviers – militaire, économique, médiatique ou judiciaire – de commande.

S’il fallait identifier, dans la conjoncture du Printemps arabe, une vraie spécificité de cette partition islamiste, on serait en droit de dire que – hormis le fugitif soutien militaire français aux révolutionnaires libyens – ces formations ont été très vite la cible d’une hostilité de leurs interlocuteurs européens et occidentaux, notamment français, que, dans les mêmes circonstances, leurs concurrents « de gauche » n’auraient sans doute pas systématiquement générée. 

Reste bien sûr, dans le paysage du « déclin de l’islamisme », à intégrer le destin de l’alter ego radical ou « jihadiste » du courant légaliste, absent de notre réflexion et auquel chacun des revers infligés aux concurrents légalistes apporte d’évidentes ressources.

Au Sahel comme au Proche-Orient, il demeure une pièce importante de l’échiquier régional. Avec l’éclatante victoire des talibans, cet « islam radical » dont la défaite nous était, elle aussi, si régulièrement annoncée n’a-t-il pas réussi en effet, plus de 40 ans après Khomeini, à affranchir un second pays du Proche-Orient de la sphère d’influence directe des Occidentaux ?

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L’ultime erreur à laquelle participe la jubilation des médias de la France devant la (supposée) « défaite des islamistes » est enfin celle de croire que le différentiel politique entre les deux rives de la Méditerranée ne serait lié qu’à « l’islamicité » du lexique de ceux qui le mobilisent.

Ou que, en d’autres termes, une génération politique alternative, post-islamiste, accepterait sans broncher la panoplie des mauvaises manières en tous genres de la rive nord. Absolument rien ne permet pourtant de l’affirmer. La plupart des exigences « anti-impérialistes » brandies aujourd’hui par la génération islamiste l’ont été en effet, avant elle, par celle des oppositions dites « arabes nationalistes » ou même « de gauche ». 

L’ère du post-islamisme arrive-t-elle ? Sans aucun doute, mais… sans se presser !

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

François Burgat is Emeritus Research Director at France’s CNRS (IREMAN Aix-en-Provence). Among other institutions, he ran the French Middle Eastern Institute between 2008 and 2013 and the French Centre for Archaeology and Social Sciences in Sanaa from 1997 to 2003. An expert on Islamist movements, his latest book is titled 'Understanding Political Islam' by Manchester University Press (2019)
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