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Football et Ramadan : tempête pour un verre d’eau

Les polémiques autour du jeûne de joueurs professionnels et de l’interruption des matches peuvent sembler anodines. Elles sont néanmoins révélatrices des crispations qui traversent la société française et de la manière dont est politisée la visibilité du fait musulman
Les joueurs de Metz font une pause pour boire de l’eau à cause de la chaleur lors du match de Ligue 1 entre Metz (FCM) et Angers (ASCO) le 27 août 2016 au stade Saint Symphorien de Longeville-lès-Metz, dans l’est de la France (AFP/Jean-Christophe Verhaegen)

L’un des journalistes du Figaro le reconnaît lui-même, la question de l’interruption de matches de football pour permettre à des joueurs de confession musulmane de rompre le jeûne a animé une polémique dont seule la France a le secret. Dans les autres pays européens, le débat n’a pas, ou peu, existé.

Tout est parti d’un courriel de la Fédération française de football (FFF) envoyé le 30 mars 2023 à tous les arbitres officiels pour mettre fin aux interruptions de rencontres durant une minute ou deux afin que des joueurs puissent rompre le jeûne du Ramadan. Sans surprise, la divulgation du courriel a entraîné les polarisations et polémiques habituelles en France dès qu’il est question d’islam.

Neutralité

À l’appui de l’interdiction d’interrompre les matches amateurs se déroulant à la tombée de la nuit pour permettre aux joueurs musulmans de s’hydrater et s’alimenter, la FFF rappelle qu’un terrain et un stade sont des lieux dans lesquels il convient de respecter un strict principe de neutralité, renvoyant ainsi vers ses statuts et la Charte d’éthique et de déontologie du football.

La Fédération n’a pas toujours été aussi intransigeante avec le principe de neutralité. On peut citer les nombreuses manifestations de soutien à l’Ukraine […] ou encore le port par les clubs professionnels français de maillots aux couleurs LGBT

L’article premier des statuts de la FFF prévoit notamment que soient interdits en compétition « tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical », « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », et « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande ».

Les arbitres qui contreviendraient à cette obligation de neutralité seraient passibles de sanctions disciplinaires. Éric Borghini, auteur du courriel précité en sa qualité de président de la Commission fédérale des arbitres (CFA), ajoute auprès de l’AFP « qu’il y a un temps pour tout. Un temps pour faire du sport, un temps pour pratiquer sa religion ».

La Fédération n’a pas toujours été aussi intransigeante avec le principe de neutralité. On peut citer les nombreuses manifestations de soutien à l’Ukraine avant et durant des matches de Ligue 1 ou encore le port par les clubs professionnels français de maillots aux couleurs LGBT au cours des 37e et 38e journées du championnat 2020-2021.

Exception française

La fermeté affichée par la FFF tranche avec ce qui peut se passer ailleurs en Europe. En particulier en Angleterre, où Sky Sports a révélé juste avant le début du Ramadan que les arbitres de la Premier League et de la Ligue anglaise de football avaient été invités à interrompre les matches de début de soirée afin de permettre aux joueurs musulmans de rompre leur jeûne.

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Une pratique jusque-là informelle. En 2021, l’international français Wesley Fofana, qui évoluait alors à Leicester City, avait pu s’arrêter pour rompre le jeûne lors d’une rencontre face à Crystal Palace. L’année suivante, les deux stars du Liverpool FC Mohamed Salah et Sadio Mané avaient, malgré leur pratique du jeûne, emmené leur club en finale de Ligue des champions.

Ils s’étaient inclinés face au Real Madrid d’un Karim Benzema étincelant malgré le Ramadan lors de cette campagne européenne (buteur à l’aller et au retour face à Manchester City). Contre Valladolid en Liga le 2 avril 2023, puis face au FC Barcelone trois jours plus tard en Coupe du Roi, Benzema a inscrit un triplé, montrant que le jeûne n’altérait pas ses performances sportives.

Concilier pratique du jeûne et sport de haut niveau constitue, il est vrai, un véritable défi physique. Mais les exemples cités, auxquels on pourrait ajouter ceux des championnats des Pays-Bas ou d’Italie, ou encore de joueurs majeurs évoluant en NBA (Jaylen Brown, Kyrie Irving ou, avant eux, l’illustre Hakeem Olajuwon), prouvent que c’est tout à fait possible.

Politisation

Si l’argument de la performance et de la santé des joueurs est avancé par un entraîneur comme Antoine Kombouaré pour écarter de la feuille de match les jeûneurs, cette intransigeance paraît certes dépassée, mais peu suspecte d’arrière-pensées. L’argument de la neutralité avancé par la FFF est quant à lui une manière claire de politiser une pratique pourtant anodine.

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Nicolas Cadène, ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité (supprimé par Emmanuel Macron), estime que la laïcité n’a rien à voir là-dedans. Il affirme que la Fédération « réassigne les joueurs à leurs croyances supposées lorsqu’elle interdit, précisément en période de Ramadan, toute pause fraîcheur par ailleurs déjà autorisée depuis 2014 par la FIFA ».

Dans la même tribune publiée par La Croix, il s’interroge sur le sens donné non pas au jeûne en tant que tel, mais bien à sa rupture : « S’hydrater ou manger un biscuit durant une pause de deux minutes serait-il un acte exclusivement religieux ? » Cette distinction, ou plutôt la réactualisation du partage entre ce qui relève du religieux et ce qui n’en relève pas, est au cœur du présent débat.

Comme souvent quand il est question d’islam (on pense notamment au port du foulard), certains veulent fixer unilatéralement le sens donné à une pratique, indépendamment de ce que peuvent en dire les croyants. Accusés de prosélytisme, les joueurs musulmans seraient coupables d’amener la religion dans un espace supposé neutre, voire de faire avancer l’agenda islamiste.

Soumission

Réagissant à la polémique dans un billet adressé à la FFF et publié dans le quotidien L’Équipe, le journaliste Régis Dupont pose la question sans détour : « Pensez-vous sérieusement que les centaines de milliers de musulmans pratiquant à la fois leur religion et le foot en club sollicitent cette brève coupure pour saper les fondements de la République ? »

Les mots choisis ne sont pas excessifs tant se sont multipliés sur les réseaux sociaux les effets de dramatisation sur le thème de la République assiégée par les revendications religieuses.

Là où l’initiative de la Premier League a été saluée pour son caractère inclusif, sa possibilité en France est dénoncée comme une soumission intolérable aux pressions communautaires.

L’islamisation par le football est le dernier avatar paranoïaque d’une fragilité palpable, qui paraîtrait dérisoire si elle n’était porteuse de dangers. Il y a en effet toutes les raisons de se méfier d’une bête blessée dans son orgueil nationaliste et se sent agressée par toute manifestation d’altérité

La facilité avec laquelle une question anodine est reformulée en menace existentielle que ferait peser l’islam sur le sport, la France, voire l’Occident témoigne du niveau critique qu’atteint le discours complotiste dans le débat public. Un complotisme d’atmosphère, qui en dit davantage sur les crispations identitaires françaises que sur l’islam dont il est censé être question.

Là où des sociétés (qu’il ne s’agit aucunement d’idéaliser) ont pris acte de leur caractère multiculturel, la visibilité du fait musulman (du simple « burkini » aux tenues des élèves) est l’objet en France d’une politisation presque systématique. Cette visibilité est assimilée à un projet de conquête de l’espace public, dont chaque musulman serait l’agent conscient ou non.

Ce discours décliniste sur l’identité « n’indique pas tant la redécouverte de loyautés ethniques que l’affaiblissement de vieilles certitudes », relevait déjà Talal Asad dans sa célèbre étude sur le sécularisme. Tous les thèmes réactionnaires qui fantasment une France éternelle et pestent contre l’immigration témoignent en réalité d’une crise d’hégémonie, d’une perte de confiance.

L’islamisation par le football est le dernier avatar paranoïaque d’une fragilité palpable, qui paraîtrait dérisoire si elle n’était porteuse de dangers. Il y a en effet toutes les raisons de se méfier d’une bête blessée dans son orgueil nationaliste et se sent agressée par toute manifestation d’altérité. Derrière le problème musulman, il y a bel et bien un problème français.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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